Atelier de gravures Imago : Infinies nuances en noir et blanc
Les odeurs de l’huile de lin et de la térébenthine réveillent le nez dès que l’on pousse la porte de l’atelier. Un air de sérénité et de concentration plane sur l’espace d’une centaine de mètres carrés, bordé par des larges plans de travail. Ici et là la lumière d’ensemble est accentuée par des éclairages localisés, créant la sensation de confort et de chaleur au coeur de la grisaille hivernale.
« Un thé, un café ? » propose le taille-doucier Alban Dreyssé, artiste aquafortiste dont la présence auprès des élèves se fait discrète, mais efficace. Cet après-midi, il aide Adélie, en deuxième année aux Arts déco de Strasbourg et Emma, étudiante en Arts plastiques à l’Université de Strasbourg, à finaliser leurs matrices. Bientôt ce sera « l’heure de la vérité ». On retient son souffle faisant tourner la presse qui fait apparaître enfin le dessin – l’estampe…
« Vas-y doucement et sans à-coups !… La gravure n’est pas pour des gens pressés », explique Alban arborant un sourire malicieux au coin des lèvres. « Chaque étape demande une attention particulière. On commence par faire un croquis du projet, puis on prépare la plaque en cuivre ou en zinc. Elle doit être parfaitement polie afin que le fond s’imprime blanc. Seulement ensuite on creusera les traits dans le métal pour que l’encre se dépose dans les tailles après en avoir induit la plaque entière, puis l’avoir essuyée soigneusement, plusieurs fois, à l’aide de chiffons spéciaux. C’est la technique de la pointe sèche et de l’eau-forte dont le trait, vif et nerveux, a fait ses preuves dans les chefs-d’oeuvre d’un Albrecht Dürer ou d’un Rembrandt. »
RÉPÉTER LES MÊMES GESTES QUE LES GRANDS MAÎTRES DEPUIS LA RENAISSANCE…
Alban s’est initié à la gravure d’abord à Paris il y a une dizaine d’années, puis s’est formé sur le tas en travaillant directement avec des artistes et des éditeurs d’art. « J’y ai appris plus que je n’aurai pu en apprendre dans une école, il faut dire que les ateliers de gravure se font de plus en plus rares dans les académies d’art en France »
Mais s’il est tant passionné par la taille douce, c’est aussi parce qu’il a l’impression de partager une aventure artistique dont les techniques et les outils n’ont presque pas évolué depuis le xve siècle. « Répéter les mêmes gestes que les grands maîtres depuis la Renaissance, cela a quelque chose de magique ! Comme de fonder un atelier en terre rhénane – une région qui a compté des artistes très renommés tel que Hans Baldung ou Martin Schongauer qui faisait partie de la guilde des orfèvres dont la taille douce tire son origine… » Né à Colmar vers 1450, ce dernier était admiré par Michel-Ange, tandis que ses gravures sur bois et sur cuivre étaient célèbres dans toute l’Europe.
Se consacrer à la gravure qui allie art et artisanat est donc pour Alban une manière de faire perdurer la tradition, d’où les portraits des grands maîtres sur les murs de l’atelier. On y remarque aussi celui de Mary Cassatt, peintre et graveuse du xixe siècle : « J’aime beaucoup les aquatintes de Cassatt. À l’atelier, on utilise beaucoup cette technique, tout comme celle de l’eauforte créant mille nuances de gris à l’aide d’un mordant qui attaque la plaque à des degrés différents en fonction du temps de trempage. Aujourd’hui, on se sert moins de l’acide nitrique, l’aquae fortis des alchimistes qui abîme les poumons. On utilise plutôt le perchlorure de fer ou du sulfate de cuivre qui sont beaucoup moins toxiques. S’y rajoutent aussi des techniques comme le mezzo tinto, le lavis ou la gravure en taille d’épargne… » Afficher le portrait et les oeuvres de Mary Cassat est aussi un hommage à la féminisation croissante de la pratique ces dernières décennies : « La plupart de mes élèves, des artistes en résidence ou ceux qui viennent imprimer leurs matrices chez moi sont des femmes, alors que pendant des siècles la gravure et l’imprimerie étaient essentiellement des métiers masculins », confirme Alban.
« C’est probablement parce que ce médium exige une patience et un sens du détail que l’on a davantage su préserver que vous ! », plaisante Ninon, diplômée des Arts Déco de Strasbourg. Après ses deux mois de résidence artistique à l’atelier, elle continue à y venir pour travailler en bonne compagnie. « On forme une sorte de micro-société où amateurs et professionnels se sentent chez eux. À l’atelier on vient pour la gravure, mais aussi pour partager des idées et une chaleur humaine qui a tant manqué ces derniers temps. »
UN ÉTONNANT ENGOUEMENT
L’atelier Imago a ouvert ses portes dans ses nouveaux locaux en plein covid, en mai 2020 ! Pourtant, les cours du soir, les stages et les pratiques ont acquis une popularité qui permet à Alban de faire tourner la boutique tout en vendant ses estampes, principalement sur les réseaux sociaux ou lors des expositions temporaires.
« Je remarque que la gravure attire de plus en plus de jeunes. Ils viennent mettre les mains à la pâte, parfois après avoir terminé des études de graphisme où tout se fait par ordinateur. »
Étonnant engouement pour un art qui bouscule le rapport au temps à l’heure du tout numérique et de l’impression 3D ! « C’est bien le charme de la gravure» , insiste Alban, « on y apprend la lenteur, mais on ne sent pas les heures passer. Le rapport direct entre la main et la matière pousse la porte vers une autre dimension où la sensualité de l’encre et des gestes rend plus dense notre présence au monde, sans oublier qu’à tout moment le résultat pourrait surprendre. L’accident se transforme en découverte créant tout le charme du rendu final. On est obligé à tous les coups de transformer l’erreur parce que la matière est noble et chère. Il n’est pas question d’effacer et de tout recommencer. C’est une tension permanente entre la parfaite maîtrise du médium et le laissez-faire, une danse où l’on se laisse guider par l’infini du possible. À l’ordinateur, tout est calculé, prévu et figé d’avance. Voilà pourquoi les artistes reviennent vers cette technique ancestrale, parfois pour y travailler même dans le domaine de l’abstraction. »
En partant, on comprend qu’Alban ne compte pas s’arrêter là. L’atelier emménagera dans des locaux plus grands et mieux adaptés en avril 2022 avec deux autres associées et la mise place de nouvelles techniques comme la lithographie et la reliure. À la fois artisan taille-doucier, artiste, professeur, mais aussi éditeur d’art, Alban Dreyssé croit en l’avenir de la gravure parce qu’il en est franchement amoureux.