Attention, architecture en chantier !
Les Journées de l’architecture reviennent du 4 au 31 octobre pour un programme riche de 160 manifestations et six temps forts en Alsace, dans le Bade-Wurtemberg et à Bâle. Rencontre avec les acteurs de ce festival enthousiasmant pour mieux appréhender « l’architecture en chantier » : Claude Denu, président de la Maison européenne de l’architecture, Julie Wilhelm, sa vice-présidente, et Nathalie Charvet, sa responsable et coordinatrice.
Comment s’est constitué votre festival Les Journées de l’architecture ?
Claude Denu : « L’aventure a démarré en 2000, quand l’Ordre des architectes d’Alsace a décidé d’organiser ses premières visites pour les Journées du Patrimoine. En 2001, un vrai programme a été construit, mais ce n’est qu’en 2005 que nous nous sommes structurés en association. Elle est issue de la “Planète archi”, dont certains sont de l’Ordre, d’autres non, mais tous prêts à donner de leur temps de manière bénévole. »
Nathalie Charvet : « Aujourd’hui nous sommes entre trois et sept salariés selon l’intensité de l’activité dans l’année. Notre conseil d’administration est constitué de trente membres et notre bureau de huit personnes, dont trois Allemands. À cela s’ajoutent les porteurs de projets et les bénévoles. On est beaucoup à oeuvrer pour le festival ! Nous avons 200 adhérents, mais en termes de fréquentation nous accueillions 15 à 20 000 festivaliers ! Notre territoire d’actions couvre tout le Rhin supérieur. »
C. D. : « Nous avons très vite eu l’ambition d’organiser ces Journées de l’architecture des deux côtés du Rhin, avec une intervention sur les trois territoires, l’Alsace, le Pays de Bade, mais aussi sur les deux cantons de Bâle. Nous sommes une association de bénévoles constituée principalement d’architectes, mais nous avons également des ingénieurs, des personnes qui travaillent dans le développement durable, etc. Notre mission est de présenter tous les débats autour de l’architecture, de montrer les bâtiments construits, de faire visiter les quartiers à vélo, en canoë, d’organiser des conférences avec des architectes réputés sur la scène internationale. »
Quel est l’objectif des Journées de l’architecture ?
Julie Wilhelm : « Permettre aux gens d’ouvrir les yeux sur leur cadre bâti. L’architecture, c’est quelque chose qui nous impacte tous assez directement parce qu’on est dedans toute la journée. Elle influe sur notre bien-être, c’est quelque chose de très concret. Je pense que les gens n’ont pas toujours les clés de lecture sur leur environnement et pourtant c’est quelque chose de facile, une matière que l’on peut immédiatement comprendre parce que c’est autour de nous : on peut donc l’expérimenter. Le fait d’avoir des manifestations qui permettent aux gens d’avoir plus de clés de lecture sur ce qui les entoure, c’est une façon de démocratiser l’accès à la cité. » Et ce dès la petite enfance…
J. W. : « En effet, le concours de maquettes est proposé dans les écoles, de la maternelle à la Terminale, en amont du festival. C’est fondamental de donner des outils aux enseignants et aux enfants, cela permet aussi de toucher leurs parents et leur famille, et c’est déjà cela de gagner pour l’avenir. »
N. C. : « Cette année, nous avons touché 2200 élèves, c’est deux fois plus que l’an dernier. À chaque édition, c’est extraordinaire, ils ne se brident pas ! Ce sont des projets complètement fous, originaux. C’est tellement créatif, beau et touchant aussi de lire les petits textes qui les accompagnent, et de voir comment ils imaginent leur ville de demain ou leur habitat rêvé. »
Ont-ils pour la plupart une conscience écologique ?
N. C. : « C’est certain. La plus-value que l’on apporte, c’est l’opportunité de bénéficier de l’intervention d’un architecte qui intervient sur différents sujets, présenter son métier, aider à réaliser les maquettes, les sensibiliser aux questions environnementales. »
C. D. : « Notre mission d’aller vers le grand public est atteinte. Tout le questionnement de ces Journées, c’est de dire “Qu’est-ce qu’on construit, pourquoi et pour qui”. Ce sont des thèmes abordés en école d’architecture, mais à la sortie, nos clients disaient : “C’est le prix, c’est le prix !”. On a toujours eu l’ambition de faire les choses bien, mais le bien on l’a concentré sur la forme. On a participé à la construction de la ville, on a essayé d’être économe, mais c’est compliqué, car la pression est très forte sur le prix. »
Et ça a changé ?
J. W. : « Ça change par la force des choses, par la prise en compte du contexte climatique et la volonté politique. L’architecture, c’est toujours une expression d’une société et aujourd’hui on vit le changement climatique, les étés caniculaires, le prix de l’énergie qui augmente… Tout cela a forcément une incidence sur nos modes de fabrication des bâtiments. On se rend compte aussi que nos ressources ne sont pas illimitées. Réutiliser des choses qui existent, c’est une évolution récente, c’était impossible il y a encore quinze ans ! Le réemploi pour la filière se structure. »
C. D. : « Depuis un certain nombre d’années, nos clients maîtres d’ouvrage sont à l’écoute. Ce sont des citoyens avant tout, ils ont conscience du dérèglement climatique, des ressources qui s’épuisent. Il y a 40 ans, le directeur d’une société de HLM me traitait d’architecte de gauche ! La société occidentale pensait que la surconsommation n’était pas un problème, mais aujourd’hui, les consciences s’éveillent. Depuis toujours, les architectes voulaient construire des bâtiments pérennes. La notion de Bilan carbone est plus récente. Les maîtres d’ouvrage veulent être exemplaires. Nous construisons par exemple le nouveau siège du Crédit Agricole, avec un maître d’ouvrage qui se veut exemplaire en développement durable. Cette clientèle n’existait pas il y a 30 ans. Y compris dans l’habitat, ce sont des questionnements constants. »
Chaque année, les Journées de l’architecture se construisent autour d’une thématique. Après « Transformation » l’édition passée, place à « En chantier ». Est-ce à dire que l’architecture est en pleine mutation ?
J. W. : « Le chantier évoque l’architecture, le fait de faire, c’est un thème qui est dynamique, dans l’action. Cela évoque aussi nos métiers en pleine mutation. Avec cette finitude des ressources, il faut bien que l’on imagine d’autres façons de faire. On souhaitait un terme qui évoque le changement de nos pratiques de manière globale. »
N. C. : « C’est aussi l’idée d’un projet qui évolue avec différentes entités, à la fois les habitants, la maîtrise d’oeuvre, la maîtrise d’ouvrage, les collectivités, chaque partie est impliquée. » J. W. : « En effet il est fondamental de rappeler que l’architecture ce n’est pas seulement un problème d’architecte. Nos projets, on ne les fait jamais tout seul, on n’est pas dans une tour d’ivoire à imaginer le monde. L’architecture, c’est aussi une aventure humaine. L’architecte est entouré de spécialistes, il travaille avec des bureaux d’études avec des cuisinistes, des acousticiens, c’est un travail d’équipe. Quand on construit un bâtiment, il y a beaucoup d’entreprises qui sont impliquées dans l’acte de construire. On construit toujours pour quelqu’un, il y a des contrôleurs, c’est une grosse équipe jusqu’à ce qu’on arrive à livrer le bâtiment. Tous ces échanges avec les maîtres d’ouvrage et les usagers sont fondamentaux si l’on veut que nos bâtiments durent longtemps, remplissent leurs usages. Il faut avoir saisi cette essence. On peut imaginer plein de choses, mais si les gens n’adhèrent pas, cela ne marche pas. »
Les visites que vous organisez permettent donc de faire comprendre tout cela au grand public.
N. C. : « Dans notre programmation, nous avons des conférences qui attirent davantage un public de professionnels. Mais avec les visites, les parcours vélo, les séances de cinéma, les expos, toutes ces manières d’aborder l’architecture sous différents angles, font que le festival est hyper accessible. C’est ça notre mission première, nous adresser au grand public. On avait fait une étude en 2019 et on avait constaté que la moitié des festivaliers, c’était le grand public. L’objectif est atteint. Seuls 10 % sont réellement des professionnels, ce qui montre que l’on s’adresse à un public très large. »
Est-ce que notre quotidien est aussi en chantier ?
J. W. : « Dans le logement, les programmations sont en train d’évoluer, mais aussi en raison de la crise du logement, à l’arrêt actuellement. Par exemple, le COVID a eu une incidence sur les besoins des gens et leur projection dans leur logement. Avoir un extérieur est devenu un objectif très important pour ceux qui achètent. Le télétravail qui s’est fortement développé a aussi une incidence pour avoir un espace dédié. »
C. D. : « Depuis toujours, l’une des qualités des architectes, c’est d’être à l’écoute. Parce que dans certains cas il faut des bureaux fermés, dans d’autres on veut des bureaux ouverts, ou faire du coworking. Il faut que l’on soit extrêmement ouvert à nos clients et aussi aux grandes discussions qu’il y a dans la société. »
L’une des autres évolutions, c’est de créer des espaces modulables, comme transformer des plateaux de bureaux en appartements ou inversement.
J. W. : « Nous devons créer des espaces qui puissent s’adapter aussi au chemin de vie. On a des enfants, après ils sont grands, ils partent, est-ce qu’on déménage ou est-ce qu’on transforme son logement ? À certains moments de sa vie, on a besoin de travailler chez soi, puis ce n’est plus le cas. Les architectes réfléchissent aussi de plus en plus à des bâtiments dont les structures permettent des mutations et qu’on ne soit pas obligé de détruire pour leur donner une nouvelle vie. On voit que l’on arrive à transformer les lieux et progressivement on va de moins en moins détruire et de plus en plus essayer de réemployer. On va également penser les bâtiments pour qu’ils soient plus facilement transformables quand on les construit. »
Votre métier est donc en chantier !
C. D. : « Il est vrai que nos thèmes de ces dernières années reflètent bien les questionnements qu’on a alors. Il y a dix ans, on avait choisi pour thèmes la couleur, la lumière, des thématiques importantes, mais plus classiques. Alors que là on a vraiment le sentiment que ça bouge. Que ce soit dans “Transformation” ou “En transition” ou la question des ressources… Durant le COVID, notre fil rouge était “Fait maison !” »
Vous êtes bénévoles, dans un quotidien que l’on sait bien chargé. Pourquoi cet investissement ?
J. W. : « Il y a certainement une part de militantisme. J’ai envie que les architectes aient une place. Si je veux que l’on voie ce qui gravite autour d’eux, quel meilleur endroit que la Maison européenne de l’architecture pour agir et travailler pour le bien commun. »
N. C. : « Ce qui nous anime, c’est de transmettre, de partager, de promouvoir et de servir l’intérêt général. »
C. D. : « Je rappelle aussi que même si Strasbourg est l’épicentre de notre festival, il se tient aussi en Allemagne, à Karlsruhe, Mannheim, Fribourg, Baden- Baden, Lahr, en Suisse, dans les deux cantons de Bâle, à Mulhouse, dans le Val d’Argent où vit le président de l’Ordre. Chacun oeuvre sur son territoire. »
Quel est le lien qui vous unit avec l’Allemagne et la Suisse où les concepts architecturaux sont assez éloignés de la France ?
C. D. : « Il y a toujours les cultures qui jouent énormément et il y a le savoir-faire des entreprises. Mais les procédés sont différents, que ce soit les systèmes de marché public, des permis de construire, des éléments normalisés de notre métier, ou la formation. Mais malgré toutes ces différences, nous allons quand même vers des objectifs proches, et les fondamentaux sont les mêmes. »
Vous créez des ponts en résumé.
N. C. : « C’est vrai qu’à travers plusieurs manifestations dans le cadre de la programmation, on montre comment on construit dans d’autres pays. On organise aussi chaque année des rencontres transfrontalières. Pour cette édition, nous invitons des professionnels français et allemands sur un ancien site industriel de Bâle réhabilité en logements. Toujours dans cette idée finalement de créer des rencontres, des échanges entre les publics français, suisses et allemands. » Pour conclure, comment convaincre ceux qui n’ont jamais assisté à vos manifestations de venir ? N. C. : « Participez aux parcours à vélo, aux visites de bâtiments, parce que c’est très accessible. On voit que finalement cela suscite beaucoup d’intérêt de découvrir comment le quartier dans lequel on vit est en train d’évoluer, de faire tomber les barrières du chantier devant lequel on passe tous les jours sans savoir ce qu’il s’y trame. Nous avons beaucoup de manifestations de ce type-là pour aller à la découverte des nouveaux bâtiments de quartiers qui évoluent. Nos conférences sont finalement très accessibles, car nous invitons nos conférenciers à adapter leur discours au tout public. »
J. W. : « Les architectes aiment raconter des histoires, alors rassurez-vous, ce n’est pas ennuyeux ! »
C. D. : « Ce qui m’a beaucoup surpris les premières années, c’est que même nos partenaires, dans le monde de l’ingénierie, les fabricants, les entreprises, sont souvent étonnés de la manière dont on arrive à faire un bâtiment, à le réfléchir, le dessiner. Voilà pourquoi dans toutes nos conférences, nous expliquons ce chemin. »
Combien de manifestations auront lieu cette année ?
N. C. : « 160 manifestations et six temps forts, c’est plus que l’an dernier sur un temps plus court. Il y a eu un bel engouement et un intérêt pour le thème. On organise les conférences sur chaque territoire, on souhaitait relancer cette dynamique transfrontalière. »
C. D. : « Les collectivités locales, les villes comme Strasbourg, Mulhouse, Karlsruhe, ont de plus en plus adopté cette période de notre festival pour organiser leurs manifestations tournées vers le grand public. C’est une réussite, car cela renforce le rayonnement de notre festival et nous permet encore davantage d’atteindre notre objectif de toucher le grand public. »
J. W. : « Nous faisons aussi des ponts avec d’autres disciplines, comme la photographie, la danse, le cinéma, le théâtre… C’est vraiment un festival transversal qui permet de capter un autre public et le ramener ainsi vers l’architecture. »