Book Bucket Challenge : pourquoi ça marche ?
Des “lettres du Ciel” de l’antiquité aux “send-a-dime letters”, les chaînes de lettres, ancêtres des spams, du phishing, ou encore des ventes pyramidales, forment un ensemble de pratiques épistolaires vieilles comme le monde. La recette de ce succès parfois démesuré : des mécanismes aussi simples qu’efficaces, reposant sur les croyances, la superstition (foi religieuse, promesse de chance) et… la cupidité. Malheur donc, à qui viendrait rompre ces chaînes pleines de belles promesses.
De nos jours, si ces chaînes encombrent surtout nos boîtes de spams, d’autres formes de “chaînes” ont émergées et se sont développées avec l’avènement des réseaux sociaux, sous forme de challenges. Outre le fait que chaque participant est invité à se mettre en scène, chacun travaille à sa diffusion, instaurant ainsi un rapport plus horizontal, plus direct, assurant du même coup une réception plus active du message. L’enrichissement n’est plus financier, mais se compte en attention, en clicks, en likes… Et s’il n’est plus question de prouver sa foi, on peut cependant faire un parallèle avec l’engagement pour une cause et l’attachement à des valeurs non plus religieuses, mais morales. Enfin, la transmission de la chance devient transmission de la culture, de connaissances, et surtout d’informations et de données.
Confinement oblige, les challenges en ligne ont connu un regain de vitalité ces derniers temps, parfois sans autre intérêt que le jeu lui-même. Et nous voilà donc à partager nos photos d’enfance, nos dix livres ou films favoris, plutôt qu’un énième selfie affalé sur le canapé. Pensé à l’origine par l’association One Library Per Village comme une campagne contre l’illettrisme, le Book Bucket Challenge (cette fameuse liste des dix livres qui nous ont marqué) a cependant aussi été l’occasion de remettre en lumière le travail sous-jacent qui façonne nos relations, et les rapports parfois complexes qui nous relient à différents groupes sociaux, culturels voire personnels.
En effet, bien que la sincérité et la spontanéité soient de mise, le choix des livres présentés peut s’avérer plus délicat qu’il n’y paraît. Aurais-je choisi autant de romans mainstream si un ami chercheur en science politique m’avait invité ? À l’inverse, n’est-ce pas un brin élitiste que de ne présenter que des essais spécialisés en réponse à des parents qui nous ont appris à lire avec ces mêmes romans de gare généralement snobés par la critique littéraire ? On le constate rapidement, les relations qui vont nous faire intégrer le jeu vont également activer certaines facettes du soi au risque d’en mettre d’autres en sourdine…Pris dans ces jeux de relations, il existe pourtant des portes de sortie : le refus pur et simple de se prendre au jeu, au risque de passer pour un snob ou un rabat-joie (bien moins risqué que les désastres promis par les anciennes chaînes, on en conviendra) ou le détournement, forme de participation plus active et souvent plus critique. Ainsi les challenges viraux sont l’occasion pour certain.es d’en déjouer les codes : ici on fera l’éloge, dans un langage soutenu, et qui parodie la critique littéraire, d’un exemplaire de Tchoupi au parc. Là, ce même T’choupi devient ainsi le moyen de glisser un message politique, à l’instar de L’Âne Tro-tro prépare une révolution ou d’un Petit ours brun fout le zbeul.
C’est là l’un des aspects les plus réjouissants de ce type de pratiques : tout en s’inscrivant dans une activité collective, le détournement invite à faire un pas de côté, instaurant une nouvelle forme de jeu dans le jeu lui-même ; une mise en abîme qui permet d’ouvrir la chaîne et de tisser de nouveaux réseaux.