Charles Fréger⎢Souvenir d’Alsace, la face sombre de la carte postale et les imaginaires identitaires
À la tête du Musée Alsacien depuis 2018, Marie Pottecher s’émerveille encore de la conjonction de ses propres préoccupations avec le projet que lui a présenté le photographe Charles Fréger , quinze jours après son entrée en fonction…
Une des raisons pour lesquelles j’avais postulé était de creuser plus avant la question des identités et de leur instrumentalisation », se souvient-elle, « et cet artiste de renommée internationale me proposait, en lien avec La Chambre, de prendre l’iconographie de l’Alsace pour point de départ d’un travail autour des constructions identitaires. J’ai tout de suite été partante. » S’en est suivie une résidence artistique de deux ans qui ont été doublés, car Charles Fréger voulait « aller plus loin » tant la matière était dense.
C’est donc le résultat de quatre ans de « résidence passionnante » qui est présenté au Musée Alsacien jusqu’au 1 er avril 2024, dans un parcours qui « va crescendo ». Une première salle pose la problématique et précise qu’il s’agit d’explorer « le côté sombre de la carte postale », d’autres lui succèdent dont un espace essentiel qui met en lumière ce qui a nourri le travail de l’artiste : la question des nationalismes menant à la haine de l’autre ; la souffrance, le deuil, mais aussi les espérances liées à la guerre.
Un « pôle plus atypique » est consacré au traitement des sujets en silhouettes, technique déjà expérimentée par Charles Fréger pour des projets antérieurs consacrés, notamment, aux identités bretonne et basque. « Pour lui, il s’agit d’une forme de “non-dit”, explique Marie Pottecher, il en use beaucoup pour évoquer sans tout dévoiler, permettre la projection de chacun dans une silhouette pourtant identifiée ». Une série de ces « silhouettes » s’intitule Alsaciennes . Presque abstraites, elles se déploient sur une série d’assiettes qui se réfèrent au célèbre service Obernai de Charles Loux, mais le dépassent pour se faire œuvres d’art.
« Charles Fréger a travaillé sur différents supports », précise la conservatrice, la photographie bien sûr, mais aussi la céramique, le verre, la broderie ou bien encore la sculpture en travaillant à chaque fois avec des interlocuteurs privilégiés, la manufacture de Saint-Clément en Moselle pour les assiettes, le musée de Sarreguemines, la verrerie de Meisenthal, des artisans de Düsseldorf, etc.
LES IMAGINAIRES IDENTITAIRES SE COGNENT
« Une centaine de personnes se sont mobilisées autour de lui et il a aussi beaucoup travaillé avec des “groupes de reconstitution” folkloriques ou historiques français et allemands dont les membres se sont faits modèles pour le photographe. »
Ainsi en a-t-il été pour une série autour de Hansi et des illustrateurs qui se sont inscrits dans sa mouvance. Intitulée Les Boches d’après Hansi , elle met en scène des modèles affublés de masques de bois réalisés par un sculpteur de la Forêt Noire d’après un modèle de Charles Fréger.
Une autre suite est consacrée à l’imaginaire médiéval du Château du Haut- Koenigsbourg interprété avant 1914 par Léo Schnug et réinterprété par un groupe de reconstitution contemporain. Hansi pro-France, Schnug pro-Allemagne, les imaginaires identitaires se cognent et mèneront à la propagande haineuse de la Première Guerre mondiale.
« L’autre » devient « l’ennemi » et du désastre naîtront d’indicibles souffrances À partir de lettres échangées en 1916 par deux femmes qui évoquent un soldat français mort au Hartmannswillerkopf, l’artiste a mené un travail d’enquête, retrouvé les descendants, collecté des objets et réalisé un fi lm d’animation qui retrace ce drame aussi intime qu’universel.
L’une des femmes était la sœur du soldat, l’autre lui était très proche sans que l’on sache si une relation amoureuse les liait. La première était française, l’autre une Allemande de la ville de Saint-Amarin.
« Aborder la question de la guerre prend un sens particulier aujourd’hui, alors même qu’elle a repris pied sur le continent européen », observe Marie Pottecher. « L’exposition questionne les identités et la manière dont elles ont été manipulées. C’est fondamental et passionnant que le musée s’en empare. Notre rôle est d’inviter les visiteurs à se poser des questions, bien plus que d’y répondre ».