Christian Bobin, la si belle histoire de ses adieux

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C’est une de ces histoires incroyables et humaines, si humaine et si touchante, que Christian Bobin, brutalement disparu le 23 novembre dernier, aurait certainement adoré imaginer et raconter. Sauf que cette histoire ne s’est cristallisée que le jour de ses propres obsèques à l’église Saint-Charles du Creusot, en Saône-et-Loire, où l’écrivain vivait avec sa compagne, la poétesse Lydie Dattas. Ce jour-là, les Helmstetter, quatre musiciens bas-rhinois, ont joué pour la famille et les nombreux amis de l’écrivain disparu… qu’ils n’avaient jamais rencontré auparavant. Et peu de temps après, ils étaient de nouveau invités à Paris, pour l’hommage national organisé par le ministère de la Culture…

Les ingrédients de cette histoire sont au départ aussi disparates qu’un inventaire à la Prévert. Songez donc : un drôle de type, qui adore la musique, mais qui est aussi un touche-àtout improbable, un manège sur une place du Creusot qui diffuse une musique de jazz manouche, un écrivain profondément attaché à sa ville qui a un projet de livre sur la musique…
L’écrivain, c’est Christian Bobin, bien connu de ses nombreux lecteurs, lui qui ne manquait jamais un passage à Strasbourg, à la librairie Kléber ou aux Bibliothèques idéales avec, sous le bras, son dernier livre, forcément débordant de sa si belle humanité et ses propos souvent ponctués par ses légendaires et généreux éclats de rire.
L’ami Christian, dont l’annonce de sa disparition fin novembre dernier à l’âge de 71 ans, emporté brutalement par un mal implacable et fulgurant, nous a tous sidérés et comme figés dans un abîme de tristesse. Mais… laissons les musiciens raconter…

NOUS NE NOUS SOMMES PAS RENDUS COMPTE DE LA PUISSANCE DE CE LIEN…

Nous rencontrons Railo et Engé, les deux cousins, membres d’une immense famille de musiciens de jazz manouche bien connue en Alsace, les Helmstetter. « La famille est installée en Alsace depuis des temps immémoriaux » confirme Railo, 35 ans, le plus jeune des deux musiciens. « La dynastie a débuté avec un arrière-grand-père violoniste, elle s’est un peu perdue avec la génération de nos parents et c’est notre génération qui a réactivé cette passion musicale, avec Tchatcho, le frère d’Engé qui est violoniste et sa fille, Tosca, qui chante… »
Les quatre musiciens ont donc tout d’abord été invités au Creusot le 28 novembre dernier pour les obsèques de l’écrivain. C’est Engé, 47 ans, qui raconte : « Tout a débuté il y a une dizaine d’années, sans même qu’aucun d’entre nous ne connaisse personnellement Christian Bobin. Je n’avais jamais lu le moindre livre de lui et toi, Railo ? » questionne-t-il. « Je n’avais lu que Le Très-Bas, un livre paru dans les années 90 puis, plus tard, un recueil de ses poésies » confirme le cousin de Engé. Lequel poursuit : « Mais nous avions un ami commun, Martial Spiessert. Martial m’achetait mes disques et il organisait des dépôts pour leur revente. Lui-même installait des manèges un peu partout et il y diffusait notre musique. C’est grâce à un de ces manèges installé au Creusot que Christian Bobin et sa compagne ont découvert notre musique et ils l’ont instantanément beaucoup aimée.
Devenu un intime du couple, Martial leur a fait découvrir beaucoup de nos autres productions. À chaque fois qu’on se revoyait, il me parlait d’eux et du coup, j’ai commencé à m’intéresser aux livres de Christian. Sincèrement, au début de mes lectures, je ne l’abordais que par le biais de ses nombreuses citations et je l’imaginais donc comme un énième écrivain qui faisait dans le développement personnel. Et puis, un jour, je me suis décidé à lire ses livres en entier et j’ai réalisé à quel point je m’étais trompé sur son compte…

© Nicolas Roses

Pour autant, je ne l’ai jamais rencontré de son vivant et c’est pourquoi, tout comme Railo, Tachtcho et Tosca, je suis tombé des nues quand on nous a fait part du souhait de ses intimes de nous voir jouer durant les obsèques. Quand nous avons rencontré Lydie ce jour-là, nous avons tout de suite compris : elle nous appelait spontanément par nos prénoms, elle nous considérait sincèrement comme des très proches. J’ai ensuite eu beaucoup de regrets, je m’en suis beaucoup voulu de ne pas voir fait la démarche de rencontrer Christian : mais, compte tenu des circonstances hautement improbables qui avaient provoqué la rencontre de notre musique avec l’écrivain, nous ne nous sommes pas vraiment rendus compte de l’importance de tout ça, de la puissance de ce lien…
Au Creusot, dans cette église froide, Lydie nous a confié que Christian avait le projet d’écrire son prochain livre en s’inspirant de la musique. Et il avait l’intention d’y faire figurer notre style de musique. Ce qui me fait penser que s’il avait vécu plus longtemps, nous aurions fini par nous rencontrer… »

Les quatre artistes alsaciens n’oublieront pas de sitôt l’accueil plein de chaleur qui leur a été réservé lors des obsèques de l’écrivain, cette « ambiance musicale apaisée » que le prêtre les a invités à mettre en place : « au lieu de la solennité traditionnelle d’un hommage, un peu lourde, nous avons atteint l’inverse : j’ai le sentiment qu’on a fait du bien aux gens » se souvient Engé, « nous les avons placés dans une petite célébration intime de consolation », dit-il joliment. « Pour la sortie du corps, nous avons même improvisé comme un moment de fête, le public tapait dans ses mains, c’était touchant… À un certain moment, je me suis dit que Christian était ainsi devenu un personnage d’une de ses histoires : il avait découvert notre musique dans un manège, l’avait aimée et nous, nous étions là, en train de la jouer, le jour de ses obsèques… »

PRÉSENTS À L’HOMMAGE AU MINISTÈRE DE LA CULTURE

L’improbable n’avait pas fini de se manifester. Quelque temps plus tard, ce sont les services de Rima Abdul Malak, la ministre de la Culture, qui cherchent à joindre le groupe de musiciens. La ministre a tenu à organiser un hommage à Christian Bobin. Antoine Gallimard et André Velter, le directeur de la Poésie de la célèbre maison d’édition (et grand ami du disparu), tous deux présents au Creusot pour la cérémonie des obsèques, ont pesé pour que les musiciens alsaciens participent à l’hommage ministériel.
« Cette cérémonie a été très soigneusement organisée à la fois par les gens de Gallimard et ceux du ministère… » raconte Engé. « Initialement, nous devions jouer deux fois quinze minutes, mais André Velter nous a finalement demandé de jouer sur la lecture de son hommage. Au début, il n’envisageait qu’un violon, mais mon frère l’a convaincu que nous devions tous les quatre accompagner son hommage. On a essayé rapidement et il a dit oui tout de suite…
Vous savez, ça nous est arrivé à tous, nous autres musiciens, de nous retrouver dans ce type de moments censés être des hommages, relégués dans un coin de la salle à jouer entre deux discours, pendant que tout le monde sirote des coupes de champagne. Ce fut l’exact inverse, ce jour-là. Nous avons été très respectés, nous avons été nommément valorisés chacun à notre tour par la ministre à chaque fois que nous avons joué. J’avais eu un peu peur au préalable de me retrouver dans une ambiance un peu élitiste, mais non, rien de tout ça : nous avons croisé là-bas toutes sortes de gens, des plus connus des milieux intellectuels, culturels et médiatiques jusqu’à tous les autres et tout le monde était réuni dans la ferveur de la célébration de cet hommage à quelqu’un d’aussi bienveillant et généreux… » Encore un rien étonnés et surpris par leur participation à ces événements inattendus (« j’ai vécu tout ça de façon étrange » se souvient Railo, moi qui n’avais lu qu’un livre de Christian avant de me retrouver à jouer à ses obsèques »), les deux cousins musiciens ne se sont pas fait prier longtemps pour évoquer un peu plus avant leurs projets sur la base du Quartet Ytré, déjà connu dans le milieu. Railo poursuit son travail dans le jazz moderne, « du jazz fusion avec des sons de basse, des batteries, un style moins acoustique », précise-t-il. L’album sortira en novembre prochain et bien sûr, Or Norme en parlera.

« Ce qui nous définit par rapport au style musique manouche traditionnel », conclut Engé, « c’est qu’on a certes un pied dedans, mais que durant tout notre parcours on a été reconnus pour nos propres compositions, une forme de recherche musicale passant par nos racines traditionnelles mêlées à des styles très actuels. Nous ne nous sentons pas des gardiens d’une tradition, même si nous l’aimons beaucoup et la respectons en l’exprimant le plus fidèlement possible, mais notre tempérament artistique nous pousse à intégrer toutes les influences qui nous traversent pour créer et innover… »