Christo & Jeanne-Claude au Musée Würth / Naissance et déploiement des rêves
Le musée Würth d’Erstein se distingue en présentant jusqu’au 20 octobre 2021 une rétrospective des grands projets de Christo et Jeanne-Claude. Dessins, collages et maquettes, tous issus de la collection de Reinhold Würth et complétés de films ou de photographies font visiter cet original pan de l’art contemporain…
Primitivement annoncé pour l’automne prochain à Paris, l’empaquetage de l’Arc de triomphe par Christo a été reporté d’un an en raison des contraintes sanitaires du printemps-Covid. Onze ans après le décès de son épouse Jeanne-Claude, l’artiste touchait enfin à la réalisation d’un rêve qu’ils avaient conçu ensemble mais sa disparition, en mai dernier, à l’âge de 85 ans, le privera de cette ultime consécration accompagnée d’une exposition au Centre Pompidou sur les années parisiennes du couple.
Seul acteur en région de cette double manifestation, le musée Würth d’Erstein se distingue en présentant jusqu’au 20 octobre 2021 une rétrospective des grands projets de Christo et Jeanne-Claude. Le bâtiment n’a pas été empaqueté – à la différence de son cousin de Künzelsau dans le Bade-Wurtenberg qui s’était prêté à l’expérience en 1995 – mais présente «la face cachée d’une œuvre totale», résume Marie-France Bertand, directrice du musée d’Erstein.
Dessins et maquettes : «un chemin vers le réel»
L’exposition remonte le temps de 2019 à 1958 par le biais de dessins, collages et maquettes, tous issus de la collection de Reinhold Würth et complétés de films ou photographies présentant les œuvres abouties. Elle revient sur les portiques de Central Park, les chemins flottants installés sur le lac Iseo en Italie, l’empaquetage du Reichstag à Berlin, ceux du Pont-Neuf à Paris et des îles de la baie de Biscayne, en Floride, les parapluies jumelés d’Ibaki au Japon et de Los Angeles par delà le Pacifique et le rideau tendu dans la vallée du Colorado.
Œuvres d’art à part entière, ces travaux préparatoires inscrits dans la tradition du dessin de drapé tout autant que dans la modernité la plus poétique, ont été une ressource déterminante pour l’autofinancement des installations du couple. Dessins, maquettes et collages étaient pour eux «un chemin vers le réel» tout aussi importants que la réalisation finale, précise Claire Hirner, commissaire de l’exposition. Des œuvres à part entière, pérennes à la différence des installations démontées au bout de quelques jours, et négociables. Cette indépendance économique leur a permis d’aller au bout de leurs rêves, en marge des théories de l’art mais au plus près d’une esthétique singulière exempte de «message» mais renouvelée à chaque fois par la poétique du lieu investi.
Un processus à quatre mains
«Tout ce qui a une signification relève de la propagande», déclarait Christo artiste apatride, naturalisé américain mais né dans une Bulgarie communiste qu’il a fuie en 1958 pour trouver refuge à Paris. Il y a rencontré Jeanne-Claude Denat de Guillebon et c’est ensemble qu’ils accéderont à une renommée artistique internationale. L’un conçoit l’œuvre à venir, l’autre négocie sa réalisation avant d’en assurer le suivi technique et logistique. «L’œuvre d’art, ce n’est pas l’objet mais le processus de création» disaient-ils en évoquant cette démarche à quatre mains ponctuée d’une seule signature : Christo et Jeanne-Claude. Ensemble ils élaboreront 47 projets dont 23 aboutiront, une vingtaine sont présentés au musée Würth. «Tous se sont déroulés en trois phases résume Claire Hirner : préparation, réalisation et mémorisation par photos ou films». Avec, au terme du processus, un environnement laissé intact et des matériaux tous recyclés. Le couple avait un tel sens de sa responsabilité environnementale que l’empaquetage de l’Arc de triomphe prévu au départ au printemps a été repoussé à l’automne afin de ne pas perturber la nidification des faucons crécerelles.
«Faire leur suffisait», poursuit Claire Hirner devant Valley Curtain Project for Rifle, rideau orange tendu entre deux falaises du Colorado distantes de plus de 380 mètres. «Cette prouesse technique a dû être démontée au bout de 28 heures à cause des rafales de vent et ils sont repartis sans laisser de trace comme ils l’ont toujours fait, en artistes nomades». Pour eux, il s’agissait «d’habiller sans dénaturer, de révéler sans dévoiler».
Occulter pour mieux montrer
«Un intérêt pour l’in situ et l’éphémère qui sera présent tout au long de leur carrière» et s’alliera au travail sur la couleur, la captation de la lumière et le mouvement pour livrer au public «une expérience sensible» où l’eau est souvent présente : Drapé d’or du Pont Neuf se reflétant dans la Seine, voile rose des îles de Biscayne Bay, Chemins flottants du lac Iseo… ou bien encore Over the river, un projet non réalisé évoqué dans l’exposition. L’idée en était de tendre une toile sur 10 km au dessus de la rivière Arkansas. Un chemin bleu visible de la route en surplomb et de la rivière elle-même où les rafteurs auraient navigué entre deux eaux. Présent dans des croquis datés de 1993, ce projet a obtenu les autorisations requises en 2016 mais a été abandonné en 2017 après l’élection de Donald Trump.
Ancrées dans la matérialité des lieux, les propositions de Christo et Jeanne-Claude incitent le regard à voir autrement en intégrant dans l’environnement naturel un élément artificiel textile qui en révèle l’essence. Occulter pour mieux montrer, pour révéler les volumes qu’ils soient extérieurs – comme ce fut le cas pour les arbres de la Fondation Beyeler empaquetés dans une toile semi transparente en 1997/1998 – ou intérieurs en ce qui concerne le Museum Würth de Künzelsau inauguré en 1995 quelques semaines avant l’empaquetage du Reichstag à Berlin.
C’est dans le cadre des négociations préliminaires à cette réalisation que Reinhold Würth a rencontré le couple. Leur amitié ne se démentira jamais et permettra à l’industriel de pénétrer l’intime de leur création pour constituer au fil du temps la plus importante collection privée de leurs œuvres. L’exposition la livre quasi intégralement au public, elle permet de remonter aux sources de ce parcours artistique jalonné de rêves. Ils ont pu en matérialiser certains, d’autres pas mais l’essentiel, disaient-ils, était de « maintenir la flamme » de la création. Une flamme poétique, colorée, rythmée, immédiatement reconnaissable.