Culture pop et pop culture
– article paru dans Or Norme N°42, Cultures –
La culture c’est super. Moi j’aime la culture. D’ailleurs tout le monde aime la culture. Mozart c’est de la culture. Le rap c’est de la culture. Les séries c’est de la culture. La tauromachie c’est de la culture. Le marouflage aussi. C’est bien simple on nage dans la culture. On en a partout. Même qu’on ne sait plus très bien ce que ça veut dire.
Heureusement, en France on fait bien les choses. Nous avons un ministère de la Culture qui peut nous dire ce que c’est que la culture. Il ne faudrait pas commettre d’impair. Et la voie est étroite entre l’affirmation de l’exception culturelle et la promotion de la diversité, entre le soutien à un « modèle français » et l’ouverture aux influences d’ailleurs. Remarquez par exemple avec quel brio la vénérable institution a promu cette formidable création que le monde nous envie, le Pass Culture. Celui-ci va ainsi permettre à plus de 800 000 jeunes d’accéder aux plus hautes œuvres de l’esprit.(1) Jeunesse bénie…
Nonobstant, il peut sembler utile de définir un peu ce qu’on entend communément par culture, car elle se dit de plusieurs façons. On retient souvent une vieille, mais concise définition de E.B. Taylor selon laquelle la culture est « un ensemble complexe incluant les savoirs, les croyances, l’art, les mœurs, le droit, les coutumes, ainsi que toute disposition ou usage acquis par l’homme vivant en société ». Culture s’oppose ici à nature. Cette distinction est de moins en moins étanche et l’on considère que, davantage que de césure, il conviendrait de parler de continuité entre l’une et l’autre.(2) Il est ici question également d’un ensemble de représentations mentales qui constituent un système, une grille d’interprétation du monde et qui varie selon les groupes de populations : la culture américaine n’est pas la culture allemande, la culture latine diffère de la culture d’Europe du Nord, la culture catholique de la culture protestante, etc. On tombe donc, à travers le concept de culture sur le paradoxe d’une notion qui d’un côté universalise l’humain à l’opposition du reste de la Création, et de l’autre particularise les humains en communautés. Longtemps d’ailleurs, les anthropologues n’ont pu résister au petit jeu de la hiérarchisation des cultures. Étrangement la culture occidentale était toujours la meilleure. Particularisme dit donc différence, dit potentiellement affrontement, la nature humaine étant ce qu’elle est.(3)
Le troisième sens, c’est justement celui du Ministère, celui de la culture dite générale. Le Robert la définit comme ressortissant aux « domaines nécessaires à tous ». Ce qui me semble soit très léger soit très candide. Pour le Larousse en revanche, elle représente l’« ensemble des connaissances qui enrichissent l’esprit, affinant le goût et l’esprit critique ». Vaste programme… Quant à la rue de Valois, elle prône une vision ouverte qui inclut la gastronomie, les voyages ou les jeux vidéos à la différence d’une autre, « légitimiste, à l’ancienne et scolaire ». (4)
« Bourdieu établit qu’il existe une “légitimité culturelle” organisatrice des goûts et dégoûts en termes de culture »
Les pauvres, c’est bien connu, ont des goûts de chiottes.
Car les choses ont changé depuis environ une trentaine d’années, ce que reflète la sociologie de la culture. L’œuvre majeure dans ce domaine reste La Distinction(1979), où Bourdieu établit qu’il existe une « légitimité culturelle » organisatrice des goûts et dégoûts en termes de culture (au sens large puisque l’ameublement ou le type de nourriture par exemple sont inclus). Ces préférences correspondent à un statut social et à un capital culturel inégalement réparti. Ce qui semble aller de soi est ainsi démontré avec toute la rigueur nécessaire : selon que vous êtes riche ou pauvre, vous n’aurez ni les mêmes goûts ni les mêmes pratiques culturelles. Mais ce qui importe davantage, c’est que ces goûts sont intériorisés, presque inconscients, et reflètent la violence symbolique qu’est la domination des jugements esthétiques des élites. En effet, ce sont toujours celles-ci qui détiennent l’étalon du goût par le biais de préférences culturelles légitimes et au détriment d’autres qui sont peu légitimes. Les pauvres, c’est bien connu, ont des goûts de chiottes. L’école, dans cette perspective est là pour entretenir le modèle de cette culture légitime qui se définit pourtant en dehors d’elle, au sein du milieu social. De fait la culture générale ne serait que la culture particulière de certains.
Néanmoins, les évolutions de la société ont conduit à relativiser ces conclusions. Le modèle bourdieusien semblant terriblement déterministe et raisonnant, horresco referens, en termes de classes sociales. Ce qui est remis en question c’est notamment l’idée d’un modèle culturel établi par les classes sociales supérieures auquel il faudrait se référer, même imparfaitement. Il appert que ce modèle le populo peu lui en chaut. Quant aux élites elles-mêmes, elles auraient une attitude plus distanciée vis-à-vis de ces exigences, souscrivant à une obligation d’apparence plutôt qu’à un réel plaisir de connaisseur.
L’individualisation croissante des parcours, des expériences, mène ainsi à un nouveau modèle, différent de celui de la distinction : l’éclectisme. Pratiques et goûts se mêleraient selon des niveaux de légitimité différents. On peut donc frémir en écoutant la Messe en si de Bach et se bidonner en lisant Wafwaf et Captain Miaou(5), c’est pas incompatible. Exit donc une quelconque hiérarchie des goûts et des couleurs, comme l’a proclamé Jack Lang : tous les arts se valent, vive la République, vive la France !
« A partir de là, deux attitudes sont possibles : la célébration ou la déploration. »
Lire la Princesse de Clèves ne sert à rien
À ceci près qu’en regardant avec davantage d’attention, on se rend compte que les différences se reforment. On aimera tous le cinéma, certes, mais pas le même genre de cinéma. Idem pour le rock ou les voyages. À nouveau le jugement de goût est une compétence inégalement répartie. Ce qui relativise les grands discours sur la démocratisation de l’éducation artistique. Et puis l’ancien modèle culturel, très livresque, fondé sur les humanités (6) a fait son temps. Les classes supérieures n’y ont d’ailleurs jamais adhéré par goût, mais par besoin. C’est parce que ce modèle était valorisé socialement qu’il fallait s’y conformer. Ce n’est plus le cas et il n’y a pas si longtemps un Président de la République avait dit tout le bien qu’il pensait de La princesse de Clèves. Et il a raison : qu’est-ce qu’on en a à foutre de La princesse de Clèves ? Ça ne SERT à rien de lire ce texte. Ça ne sert à rien de découvrir une subtilité d’émotions et de sentiments qui nous ouvre à autre chose qu’à nos petites vies de pousse-mégots ; ça ne sert à rien d’être capable de désintérêt dans un monde gangrené par l’intérêt.(7) Avoir le sens de la compétition ça, ça sert. Être flexible, être autonome, être efficace, être résilient, ça, ça sert. Et servir n’est-il pas le privilège des laquais ?
À partir de là, deux attitudes sont possibles : la célébration ou la déploration. Soit on vante l’ouverture sans précédent que représente l’accès à des contenus en nombre infini via le net et une forme de démocratisation de la culture. Soit on fustige l’envahissement d’une culture de masse qui uniformise les goûts et ne représente que le résultat des investissements de quelques fournisseurs. (8) Un petit détour temporel peut éventuellement avoir son utilité. Des travaux d’historiens ont montré à quel point la France telle que nous la connaissons, une et indivisible, est une construction récente. Sous le Second Empire, en 1863 précisément, sur 37 510 communes, 8381 ne parlent pas français. Près d’un quart. Sur 4 018 427 élèves de 7 à 13 ans, 1 490 269 ne peuvent écrire le français.(9)
Ce n’est qu’à la toute fin du XIXe siècle que la France est unifiée, au moins administrativement. Et elle le fut de force. Tout ce qui avait constitué durant des siècles la culture des paysans : les fêtes, les traditions, les patois, tout a disparu sous les effets de la modernité. Il ne s’agit pas ici de se lamenter sur un monde perdu qui avait aussi ses pesanteurs et ses excès, mais de bien mesurer que ce qu’on appelle aujourd’hui culture est le résultat d’un processus qu’on a tendance à oublier. Car même si la République a voulu fabriquer des citoyens, elle n’a fait que reprendre le flambeau de la Monarchie.
Le premier assaut contre la culture paysanne, la culture des campagnes, la culture des pauvres, c’est à partir du XVIe puis surtout au XVIIe siècle qu’il fût lancé. Les mouvements concomitants de rationalisation de la vision du monde (la science contre la superstition)(10), de centralisation de l’État (donc pressuration fiscale accrue) et d’auto contrôle des individus conduisent à réprimer un certain nombre de pratiques.(11) Et oui, les croquants ça rote, ça pète, ça mange salement et puis ça nique un peu n’importe comment. Pas très catholique tout ça. Or, comme le dit si justement Franck Ribery : « le corps ne devient force utile que s’il est à la fois corps productif et corps assujetti ». Alors on va réprimer. Pas de façon sanglante, mais avec une fermeté paternelle (aujourd’hui ça s’appelle nudger parce qu’on a fait de gros progrès) et puis on va répandre la bonne parole, les bons usages, par le biais de la littérature de colportage ou de l’imagerie populaire qui font office de première culture de masse. Fini les excès du carnaval et du charivari ; fini de cracher, fini de jurer ; il faut marcher droit gros Pierrot !
Royal ou républicain, c’est toujours l’État qui fabriqua, longtemps avec l’Église, de bons petits Français. Quitte à faire disparaître la culture des humbles au profit de celle des élites urbaines, la seule qui reste, la nôtre. Quant à avoir un ministère ou bien un fournisseur de divertissements, ma foi, l’important n’est-il pas d’avoir un maître ?
« Finis les excès du carnaval et du charivari ; fini de cracher, fini de jurer ; il faut marcher droit gros Pierrot ! »
(1) A ce jour, les mangas représentent 71% des achats avec le Pass Culture. On ne peut qu’être impressionné par cette ouverture de notre belle jeunesse à la culture nippone. Ajoutez à cela des ouvrages de développement personnel et ces prodigieuses méthodes pour s’enrichir-sans-travailler et vous aurez la quasi-totalité des ventes. Ici, comme souvent, tout est affaire de proportions.
(2) Voir à ce sujet par exemple Les origines animales de la culture, de Dominique Lestel. J’ai également appris récemment que les animaux ressentent un plaisir sexuel et que même la mouche jouit. Depuis le doute m’habite.
(3) Voir : toute l’histoire de l’Humanité
(4) Selon Jean-Michel Guy, auteur de l’étude Les représentations de la culture dans la population française
(5) De B-gnet
(6) Sur le grec et le latin notamment, dont l’université de Princeton, jamais en retard d’une drôlerie, a récemment rendu l’enseignement optionnel en Lettres Classiques parce que : « la culture antique est une représentation d’une société esclavagiste et raciste ». Plus con que ça tu meurs.
(7) Et puis, on nous l’a bien dit et répété, la culture CE N’EST PAS ESSENTIEL.
(8) Ce qui était déjà le propos d’Adorno et Horkheimer dans Kulturindustrie. Mais je ne développe pas ce genre de critique ou je risque de passer fissa pour un vieux con. Et je ne suis pas si vieux.
(9) Eugen Weber, La fin des terroirs
(10) Les chasses aux sorcières ont lieu précisément à cette période, ce n’est pas un hasard.
(11) Voir les travaux de Norbert Elias, notamment La civilisation des mœurs.