Delphine Horvilleur : « Je n’écris que si c’est une question de vie ou de mort… »
Sorti en mars dernier, le dernier livre de Delphine Horvilleur a été plébiscité par les lecteurs, apparaissant en tête des ventes dans une période difficile où les librairies venaient à peine de rouvrir leurs portes au public. Plus d’une fois dans ces pages inspirées, la femme rabbin la plus célèbre de France entrouvre le livre de ses souvenirs, quelquefois très intimes, pour philosopher avec la mort et nous dire l’essentiel de ce qui peut nous permettre de « faire la paix avec nos fantômes… »
Vous avez publié au tout début du printemps dernier Vivre avec nos morts et ce livre a obtenu depuis un formidable succès. À travers onze chapitres, tous passionnants à lire, vous illustrez votre travail de rabbin qui consiste à délivrer des leçons de vie à celles et ceux qui restent, après le décès de proches. Mais ce livre contient aussi une réflexion profonde sur la mort qui s’appuie très souvent sur de véritables confessions de votre part. Il n’est pas abusif de dire que vous êtes même allée très loin pour raconter des parts de votre vie que vous aviez tues jusqu’alors, comme par exemple ce moment où, très jeune – vous aviez dix ans – vous avez prié Dieu pour la toute première fois…
« Oui, je venais d’avaler un petit morceau d’un jouet en plastique et je craignais de mourir (sourire). Mais raconter des moments de ma vie n’était aucunement ma volonté de départ, je pensais en effet écrire de nouveau un essai, comme mes livres précédents. Mais immédiatement, c’est comme si ce livre qui n’existait pas encore me disait déjà qu’il ne me laisserait pas ne pas m’y impliquer davantage. Donc j’ai perçu très vite que le seul moyen pour moi de parler de tout ça était de dévoiler des choses très personnelles dont je n’avais jamais parlé auparavant : mes propres deuils, mes propres brisures, tout ce qui me permettait en fait d’acccompagner les tourments des autres. Je l’ai vraiment compris en écrivant ce livre : ce qui me permet de me tenir aux côtés des endeuillés, c’est l’écho que leurs questions font aux miennes. J’ai vraiment la conviction qu’il est impossible d’accompagner les gens cassés si on est soi-même intact, ce n’est pas possible…
J’imagine que ça n’a pas été simple. De nombreux écrivains expriment sans détour toute la difficulté qu’il y a à com- battre cette idée d’impudeur dès qu’on commence à parler profondément de soi…
J’ai l’impression, dans mon cas, que je n’écris que si c’est une question de vie ou de mort. Je veux dire que ce que j’écris, à un certain moment, c’est presque une question de survie émotionnelle, je sens alors que je n’ai pas le choix. Oui, la question des limites de l’exposition et de la pudeur s’est posée : la mienne d’abord, jusqu’où exposer certains éléments de ma vie, mais aussi cette question centrale et critique pour moi : jusqu’où puis-je aller à exposer la vie des autres ? Bien évidemment, j’ai demandé à chaque famille citée dans le livre de m’autoriser à raconter leur histoire. Toutes ces histoires sont très proches de la réalité même si certaines fois, j’ai dû un peu les maquiller, changer quelques détails pour ne pas trop exposer ces gens, mais tout a été fait avec leur autorisation. Reste que raconter l’histoire des gens ou sa propre histoire n’a rien d’anodin et qu’il y a forcément des limites à l’exercice…
Parmi une foule de choses, on apprend que le mot « cimetière », en hébreu, c’est « la maison des vivants… » Quel paradoxe !
Oui. Il y a plusieurs façons de nommer les cimetières en hébreu, mais dans la tradition rabbinique, c’est en effet « la maison de la vie ». On pourrait penser que cette façon de parler de la mort est un euphémisme, mais non. Il s’agit d’une conscience qu’ont les sages que lorsqu’on se rend au cimetière, on va dans un lieu où il faut en fait raconter la vie. Parce que la mort ne se dit pas, parce qu’on ne sait pas en parler, dans ce lieu de mort il faut encenser la vie et le lien qu’on eut les disparus avec les vivants, avec ceux qui restent.
À force de côtoyer les vivants et les accompagner dans ces moments dou- loureux, on imagine que vous avez dû vous entendre dire très souvent que la mort ne devait plus vous faire peur…
Oui, on m’a souvent dit ça. Ces jours derniers, j’ai déjeuné avec une médecin qui est spécialiste en soins palliatifs. Elle me racontait que, parmi toutes celles qu’elle avait accompagnées, les personnes les plus apeurées étaient les religieux, des prêtres et des sœurs qui, contrairement à ce qu’on pourrait croire, étaient totalement terrifiés par l’idée de mourir. À mon sens, c’est souvent très proportionnel à l’attachement qu’on a à la vie. Comme beaucoup de gens, j’aime formidablement la vie et donc, l’idée de la mort continue de me terroriser. Je suis convaincue qu’il est impossible d’apprendre à mourir. En revanche, oui, on peut apprendre à vivre. Et apprendre à vivre c’est, selon moi, être capable, en bien des occasions, de se dire que c’est peut-être la dernière fois qu’on fait quelque chose et qu’au fond, ce n’est pas grave. Il m’arrive très souvent de me forcer à cet exercice et de me dire : et si c’était la dernière fois ? Mes proches, mes amis se moquent régulière- ment de moi en me disant que ce n’est pas une bonne méthode, car en permanence, je livre tout, je grille toutes mes cartouches, quoi… Mais c’est parce qu’il y a toujours une petite voix en moi qui me dit : si tu ne le fais pas maintenant, qu’est-ce qui te dit que tu pourras le faire un autre jour ? Dans le Talmud il y a plein de paraboles là-dessus qui disent qu’on doit être capable de faire repentance le dernier jour de sa vie et il y a immédiatement toujours quelqu’un qui rétorque : mais comment sait-on qu’on vit son dernier jour ? Alors, cela implique qu’il faut être complètement et en permanence dans l’instant, être complètement exactement là où on doit être et dire ce que l’on doit dire. Ne pas retenir ses mots. Est-ce que j’ai vraiment dit aux gens que j’aimais que je les aimais ? J’ai le souvenir d’avoir accompagné des gens déjà octogénaires aux obsèques de leurs parents qui étaient donc centenaires. Ils m’ont confié n’avoir jamais dit à leurs parents des choses que très sou- vent des gens dans la vingtaine d’années ont déjà dites à leurs propres parents. C’est très troublant : parfois, des gens partent en étant passés à côté de conversations essentielles, alors qu’ils ont vécu très longtemps. Pas plus tard qu’hier, j’ai eu une longue conversation téléphonique avec la fille d’une vieille dame de 97 ans qui venait de décéder. Je lui ai posé mille questions auxquelles elle a été incapable de répondre : quelles étaient les passions de votre maman ? Je ne sais pas… Est-ce qu’il y a des amis ou des lieux qui ont compté pour elle ? Pas à ma connaissance… Est-ce qu’elle a été une bonne mère ? Pas particulièrement… Est-ce qu’elle a été présente dans la vie de ses petits-enfants ? Non, pas vraiment… En fait, toute cette conversation était assez terrifiante pour moi, car je ne pouvais pas m’empêcher de penser que 97 ans, c’est quand même une très longue vie quand il ne s’y passe rien ! En fait, c’est de deux choses l’une : soit effectivement il ne s’était pas passé grand-chose dans sa vie, soit sa propre fille n’en savait rien. Et donc, effectivement, dans ces deux cas de figure, c’était terrifiant…
« Je suis convaincue qu’il est impossible d’apprendre à mourir. En revanche, oui, on peut apprendre à vivre. »
Parmi les expériences que vous avez vécues personnellement, vous racon- tez votre première rencontre avec la mort, la première fois que vous êtes en contact avec un cadavre. Vous êtes alors jeune étudiante en médecine à la fac de Jérusalem et c’est votre première séance de dissection…
Je crois que tous les étudiants en médecine ne peuvent que se souvenir de la première fois où ils ont pénétré dans une salle de dissection. On tente alors par tous les moyens de faire abstraction de l’émotion et de l’affect et au choix, soit on fait des blagues graveleuses et idiotes, soit on fait comme si le corps qu’on a face à soi n’est qu’un conglomérat de nerf, d’os, de muscles… J’ai encore une image dans les yeux, celle du rouge à ongles sur les doigts de cette femme, des doigts parfaitement manucurés. Je me suis dit alors que je touchais du doigt la proximité entre la profondeur et le superficiel, le fait que la mort, bien sûr, nous rend visite à un moment où on est en vie, c’est même la définition exacte de la mort. M’est revenue à cet ins- tant en tête la fameuse lapalissade : cinq minutes avant sa mort, il était encore en vie ! On n’est pas nécessairement en train de méditer sur le sens de son existence quand l’ange de la mort frappe à la porte. Cette dame venait sans doute de se faire manucurer et du coup, ça ne m’autorisait pas à la regarder autrement que comme un être vivant, avec tout ce qui va avec, la grandeur, mais aussi les petitesses de nos existences, nos profondeurs et nos superficialités. Tout à coup, la mort était là, voilà.
De plus, cette expérience, je l’ai vécue à un moment où la mort était omniprésente à Jérusalem, la ville où je vivais : dans les années 90, les attentats étaient permanents, nous nous sentions tous sous le feu des attaques et ça nous rendait fous. Le bus que je prenais pour aller à la fac, le 18, sautait tous les lundis. Le moindre bruit soudain qu’on entendait nous faisait immédiatement penser à un attentat terroriste. C’était un moment de stress terrible pour toute une société…
Un autre moment qui a compté pour vous : celui vécu lors des obsèques de Elsa Cayat, la psychiatre victime des tueurs de l’attentat contre les locaux de Charlie hebdo en janvier 2015. Lors de ses obsèques, sa sœur vous a présenté comme un « rabbin laïc » et vous dites que cela a marqué un tournant pour vous dans votre pratique pastorale…
C’était important pour moi de débuter le livre par ce moment-là, car, pour moi, ce moment était celui d’un deuil collectif, celui de toute une nation, qui se croisait avec un deuil personnel d’une famille que j’accompagnais. Nous étions donc tous en deuil, mais pas de la même manière. En fait, c’est le moment où je me tiens face à l’équipe de la rédaction de Charlie Hebdo et de la famille, devant le cercueil d’Elsa, avec la liturgie juive chantée. On aurait pu alors penser qu’on n’avait plus rien à se dire, qu’on pouvait renvoyer dos à dos le monde de ceux qui croient et celui de ceux qui ne croient pas, le monde de ceux qui sont attachés à la tradition et le monde de ceux qui la contestent. Or cette cérémonie venait justement dire l’inverse, elle venait dire qu’on habitait le même monde et qu’on partageait tellement ! En cet instant, l’histoire d’Elsa nous rapprochait. Et quand sa sœur me prend la main et me présente comme un rabbin laïc, je sursaute, car j’ai bien conscience que s’il y a en apparence un oxymore, cette femme vient ainsi de définir exactement comment je conçois ma pratique religieuse au sein d’un pays où on a l’immense bénédiction de bénéficier de l’esprit de la laïcité.
Dans le livre, j’ai essayé de partager mon attachement à l’histoire de la France et ma conviction qui est que la laïcité nous permet qu’il y ait plus grand que nous, plus grand que nos croyances et nos convictions. Je le dis d’autant plus fort que j’ai vécu longtemps aux États-Unis, longtemps au Proche-Orient et que je me suis retrouvée bien souvent à devoir expliquer une laïcité que les gens ne comprennent pas. Aujourd’hui, c’est presque impossible d’expliquer au monde anglo- saxon ce qu’est la laïcité. Et pourtant j’essaie toujours d’expliquer à quel point cette spécificité française est une chance immense, y compris pour les croyants…
En fait, en vous écoutant parler avec ferveur de la laïcité « à la française », on peut se demander si ce discours est typique de la tendance juive libérale que vous représentez, qui se « confronte », pardon avec ce verbe qui est peut-être mal choisi, avec la tendance orthodoxe ou traditionnelle du judaïsme…
Je ne sais pas. Disons que ce discours est peut-être plus facile à tenir quand on évolue au sein des mouvances progressistes des religions parce que ces mouvances progressistes ont dans leur ADN, par définition, une vision ouverte de leurs traditions. C’est-à-dire que nos traditions sont poreuses aux univers qu’elles ont traversés, aux influences qu’elles ont connues. Et c’est vrai pour le judaïsme comme pour toutes les autres religions. Quand on appartient à la mouvance plus progressiste de ces « (…) nos traditions sont poreuses aux univers qu’elles ont traversés, aux influences qu’elles ont connues. » traditions, on est beaucoup plus conscient de ce que l’on doit à l’influence de la société qui nous entoure. Mais, pour répondre encore plus précisément à votre question, je crois que des rabbins orthodoxes au sein du judaïsme pourraient vivre la laïcité exactement comme je la vis. À l’exemple du grand rabbin de France, Haïm Korsia, qui est un défenseur acharné de la République et de la laïcité et qui, avec ses mots à lui, parle aussi de la cette laïcité comme une véritable bénédiction pour la société française.
Il y a une véritable histoire d’amour, faite de lumière et de ténèbres entre les juifs et la France. La France est le pays qui a donné aux juifs leur émancipation, c’est certes le pays de Vichy et de la collaboration, mais c’est aussi le pays de Léon Blum. Dans ma famille, il y a toujours eu un attachement viscéral et passionnel à l’histoire de France et une reconnaissance très forte à l’égard de tout ce que ce pays nous a offert. En fait, la vraie différence entre les rabbins orthodoxes et ceux de la sensibilité libérale ou progressiste que je représente est que les libéraux croient que la loi évolue dans le temps et que nos lois religieuses prennent toujours en compte un contexte et évoluent presque comme des strates géologiques. La place des femmes est un parfait exemple : n’étant plus aujourd’hui ce qu’elle a pu être depuis toujours, il est normal que la place des femmes évolue aussi au sein de nos lois religieuses. Un orthodoxe, lui, dira : la loi est la loi, elle a toujours été celle-là, qui sommes-nous pour la changer ? Moi, je pense que nos traditions ont toujours su évoluer et que ce n’est pas vrai de dire que rien n’a changé…
À un moment du livre, quand vous parlez de ces obsèques où vous offi- ciez, vous dites que le rabbin doit être « une verticalité qui a alors disparu pour les familles et les amis ». Cependant, vous racontez aussi que cette vertica- lité vous a abandonnée quand vous avez assisté aux obsèques d’une amie qui vous était très chère…
Ce jour-là, je ne cessais de me dire que je n’aurais pas dû être là. Mais immédiatement, je pensais que je n’avais pas le choix et que je devais vraiment être là. Il y avait en moi ces deux voix et c’était terrible. Je n’aurais jamais pu dire non à mon amie qui m’avait demandé de me tenir à ses côtés et d’être son rabbin à ce moment-là, mais en même temps, au fond de moi, je savais que je ne pouvais pas être cette voix qu’elle attendait, car j’étais bien trop abattue pour ça. Jusqu’à aujourd’hui, je ne suis pas parvenue à résoudre ce dilemme, car ça m’est arrivé à d’autres reprises d’accompagner des gens que j’avais très bien connus. C’est extrêmement difficile, car je sais que je ne dois pas m’effondrer, au nom de la tradition, mais aussi parce que je le dois aux très proches, au tout premier cercle. Il faut que je puisse me tenir debout, car justement, eux sont effondrés. Ma voix est alors celle de la tradition, il faut qu’elle se tienne droite. Mais ma voix personnelle est brisée. Je crains, à l’avenir, d’avoir encore à vivre ce genre de situation, c’est une appréhension terrible…
Si cette appréhension est si puissante, pourriez-vous être amenée un jour à refuser de vous retrouver en pareille situation ?
Oui, je me suis souvent dit que je pourrais et même que je devrais refuser. Ça ne veut pas dire que je ne pourrais pas être présente pour dire quelques mots. Mais peut-être ne pas incarner la tradition à ce moment-là, qu’il y ait un autre rabbin pour le faire. D’ailleurs, je pense que ce ne serait pas un mal pour la famille et les proches du défunt : souvent, pour pouvoir pleurer, on a besoin de quelqu’un qui ne soit pas aussi touché que nous…
Parmi toutes les choses intimes que vous confiez dans votre livre, il y a cet épisode important de votre histoire personnelle qui, soudain, rencontre l’Histoire, la grande avec un H majuscule. Nous sommes le 4 novembre 1995 et vous êtes, avec votre amoureux de l’époque, sur la place des rois d’Israël à Tel-Aviv pour participer à une manifestation pour la paix en soutien aux accords d’Oslo. Vous allez quitter cette manifestation avant le discours final d’Yitzhak Rabin, le Premier ministre. Et c’est en pleine nuit, alors que votre voiture approche de Jérusalem, que la radio va vous apprendre à tous deux l’attentat puis la mort de Rabin, assassiné par un fanatique israélien. Vous racontez alors en détail tout ce que vous avez ressenti et ce sont vos confidences les plus fortes du livre. On sent bien que vous deviez impérativement raconter cet épisode de votre vie…
Beaucoup de gens n’ont pas pensé comme vous. Ils m’ont dit : mais pourquoi as-tu parlé de cet épisode, ce n’est pas toi qui a enterré Yitzhak Rabin… En fait, le plus j’avançais dans l’écriture du livre, le plus je savais que j’allais devoir parler de ce qui s’est passé pour moi cette nuit-là. Je ne pouvais pas écrire sur le deuil sans parler d’autres formes de deuil, notamment le deuil amoureux que je vivais déjà avec ce garçon au moment de cette soirée si spéciale. C’est drôle : je suis restée amie avec lui qui, à l’époque, était soldat. Il a aujourd’hui emménagé à Paris et comme pour tous ceux dont je parle dans le livre, je lui ai envoyé le chapitre avant publication. Lui se souvenait partiellement des mêmes choses, mais pas tout à fait. Il m’a notamment rappelé l’enchaînement des nouvelles tombant à la radio : le Premier ministre a été touché par des tirs. Le Premier ministre est blessé. Le Premier ministre est gravement blessé. Puis, au final, le Premier ministre est mort…
Mais vous-même, dans cette voiture, au cœur de cette nuit dramatique, aviez- vous déjà conscience que la fin de cet amour avec ce jeune homme se mêlait étroitement avec la mort de Yitzhak Rabin et même avec la fin des espoirs de paix puisqu’il a été immédiate- ment évident qu’avec la disparition du Premier ministre, ce sont les accords de paix qui s’évanouissaient…
Ce sont trois morts qui s’entremêlaient pour moi, à ce moment-là, dans cette voiture. Il y avait la mort d’un homme, Rabin, il y avait la mort d’un amour et ces deux morts-là venaient de tuer mon rêve sioniste. En fait, je savais déjà que quelque chose de cet idéal qui m’avait amené en Israël venait d’être détruit. Yitzhak Rabin incarnait mon idéal sioniste, mais mon petit ami de l’époque l’incarnait lui-même peut-être encore plus parce que nous avions dix-sept ou dix-huit ans quand nous nous sommes rencontrés, parce qu’il était un kibboutznik, un soldat… Pour beaucoup de gens à l’époque, nous étions tous deux comme une véritable carte postale : j’étais étudiante en médecine et lui un soldat. Nous étions un poster, un cliché… Et tout à coup, cette nuit-là, le cliché était explosé par une bombe et, avec lui, mon idéal un peu naïf, mon rapport avec Israël. Tout ça venait d’être soufflé en un instant…
Pour finir sur une dernière anecdote moins dramatique et même carrément drôle, parlez-nous de cet instant complètement surréaliste que vous avez vécu dans la Cour d’Honneur des Invalides, le jour de l’hommage national à Simone Veil. À ce moment, vous êtes assise aux côtés de la formidable Marceline Loridan-Ivens qui nous a quittés il y aura bientôt trois ans à l’âge de 90 ans…
Récemment, j’ai vu des photos de cette journée, je ne savais même pas que nous avions toutes deux été capturées par l’objectif d’un photographe d’une agence de presse. On nous voit nous murmurer quelque chose à l’oreille. Et ce quelque chose est étonnant. En plein discours du président de la République, Marceline se penche en effet vers moi et avec son culot légendaire elle me demande : « Dis-moi, si j’allume un pétard, est-ce que d’après toi c’est un problème ? » Dans ma tête, je me suis dit : non, pour toi Marceline, ce n’est pas un problème. Elle était tellement, telle- ment plus jeune que nous tous qu’on pouvait tout lui passer. Et puis, les gens qui sont revenus de l’enfer ont eu le choix d’être des sous-vivants, comme ce fut le cas dans ma famille, mes grands-parents n’ont pas été totalement en vie après ce qu’ils avaient vécu ou bien alors d’être des survivants. Ce fut le choix de Marceline, il y avait quelque chose en elle de plus en vie que chez les vivants. Elle disait merde à la mort en toutes circonstances et jusqu’au terme de sa vie, elle a fait des choix de survivants. Je l’ai toujours vue entourée de gens bien plus jeunes qu’elle et même souvent très jeunes : elle n’incarnait absolument pas la traditionnelle figure tutélaire attendue : elle qui n’avait jamais pu avoir d’enfant, elle ne se percevait absolument pas comme la mère de qui que ce soit, mais plutôt comme une grande sœur de qui l’on attend des conseils. Et très souvent, ces conseils allaient vers des femmes à qui elle expliquait ce qu’est vraiment une vie libre.
Aujourd’hui encore, j’en rencontre beaucoup de ces femmes qui disent n’avoir jamais oublié que Marceline les avait invitées à chérir leur liberté… »
Delphine Horvilleur sera présente aux Bibliothèques Idéales le dimanche 5 septembre prochain.