Editée depuis Strasbourg, la photo de rue a enfin sa revue nationale
Natif d’Azerbaïdjan, Nijat Kazimov travaille depuis 2021 à la Cour européenne des Droits de l’Homme. Son parcours professionnel l’a fait arriver en France via Corte, au coeur de la Corse (« le temps d’apprendre le français » dit-il en souriant) avant de rejoindre Strasbourg pour compléter ses études de droit. Mais aujourd’hui, ce jeune trentenaire est devenu le créateur et rédacteur en chef d’une revue tout entière consacrée à la photo de rue. Un pari un peu insensé, relevé en un temps record, et qui se décline déjà sur plusieurs axes prometteurs…
À vous écouter, on imagine bien que votre passion pour la photo n’a rien de récent…
Depuis mon enfance, aussi loin que je me souvienne, j’avais un appareil photo avec moi. Un atavisme familial sans doute, car j’ai vite su, même si je ne l’ai jamais connu, que mon grand-père côté paternel était photographe. Il travaillait avec des chambres photo utilisées dans les années quarante et leurs grands trépieds et il s’était spécialisé dans les portraits. En ce qui me concerne, j’ai d’abord écrit des livres qui ont été publiés en France, en Russie, en Turquie et bien sûr en Azerbaïdjan, mais il m’a fallu assez vite me consacrer tout entier à mes études. C’est ce que j’ai fait, mais j’ai quand même souffert d’une forme de vide en matière artistique. Une fois mes études terminées, j’ai choisi la photo, car s’y exprimer est moins chronophage que d’écrire un livre. Au point qu’aujourd’hui, j’en suis quasiment à considérer que chaque photo capturée est un véritable roman à elle seule. Comme ce jour à la gare de l’Est à Paris où j’ai saisi l’instant de la séparation juste avant de monter dans le train, via le visage d’une petite fille de trois ou quatre ans…
Vous vous consacrez à la photo de rue depuis toujours ?
Non. Je ne m’y consacre à plein que depuis deux ans. Auparavant, je n’avais pas tellement conscience de l’ampleur de la réalité de cet univers. Aujourd’hui que le site et la revue Street Photography France ont été créés, je distingue beaucoup mieux toutes les subtilités de ce type d’images. Sincèrement, je me sens aujourd’hui être devenu un vrai photographe de rue. Auparavant, je captais des paysages, quelques portraits… mais il n’y avait pas tout ce que j’ai appris depuis, en m’améliorant chaque jour qui passe. Je n’ai pas raté beaucoup d’expos de grands photographes internationaux à Paris, j’ai acheté et dévoré les livres sur Cartier-Bresson, Doisneau, Capa ou sur le destin extraordinaire de Vivian Maier, par exemple. Il m’est arrivé de passer des heures à examiner une de leurs photos sous toutes les coutures et de me demander les raisons du cadrage, de l’éclairage, de la présence ou non de personnages… Ce travail, il faut savoir s’y atteler et le faire aussi complètement que possible. Ce n’est pas fastidieux, c’est très instructif, au contraire. Sincèrement, j’ai beaucoup appris avec eux…
C’est de cette pratique intensive et presque obstinée qu’est née l’idée de publier une revue ?
Avant tout, j’ai réalisé une évidence inattendue. La France est considérée comme le berceau de la photo de rue avec ses photographes prestigieux comme Henri Cartier-Bresson ou Robert Doisneau dont j’ai déjà parlé, mais il faudrait aussi ajouter Willy Ronnis par exemple, il est impossible de citer tous les photographes ayant initié ou participé à ce grand mouvement. Curieusement, j’ai réalisé qu’il n’y avait pas de revue spécialisée sur la photo de rue, alors que je sais très bien qu’une très importante communauté de photographes contemporains la pratique plus que régulièrement d’une part et que, d’autre part, le grand public est spontanément attiré par ces images. J’ai procédé alors méthodiquement. J’ai tout d’abord créé une page Instagram, pour pouvoir partager les photos des autres. En très, très peu de temps, je suis parvenu à bénéficier d’une centaine d’abonnés. On était au mois d’août 2022. Ça m’a vraiment décidé à me concentrer sur ce projet, je sentais qu’il y avait un fort potentiel. C’était déjà pas mal de boulot de partager tant de photos, il fallait le faire sérieusement. Les demandes ont très vite afflué et la charge de travail a évolué en conséquence. Pour pouvoir financer cette activité qui prenait forme, j’ai sollicité tous ces gens pour qu’ils fassent l’acquisition d’un abonnement. J’ai bénéficié alors du soutien de Olivier Euryale, un photographe bénéficiant d’une bonne notoriété qui a été le tout premier adhérent de Street Photography France. Il a partagé le site sur son réseau et tout s’est enchaîné…
Mais je souhaitais aussi creuser mon idée de revue, car je pense que le vrai intérêt de la photo de rue est de s’émanciper d’Instagram tant des millions et des millions de photos très disparates circulent chaque jour sur ce réseau. Alors, j’ai développé vraiment le projet Street Photography France : pour moi, cette marque doit pouvoir réaliser et mettre en lumière une revue, mais aussi des livres, et j’ai même pu faire naître une Académie permettant à quelques photographes de rue expérimentés et même éminents – ce sont nos mentors – de pouvoir faire bénéficier d’autres photographes de leur savoir. Notre site commercialise les packs de formation qu’ils mettent à disposition des photographes à la recherche d’une formation sérieuse. Et ça marche : le site a déjà été visité par près de 40 000 personnes. Aujourd’hui, je travaille aussi pour pouvoir faire en sorte que Street Photography France soit aussi une agence photo, dans l’esprit de ce que fut la prestigieuse agence Magnum. J’ai déjà 200 photographes qui sont prêts à documenter tous les événements près d’eux, quand un photographe correspondant officiel de l’AFP ou de Reuters ne pourra pas se déplacer personnellement… Enfin, et nous sommes déjà intervenus en ce sens pour un de nos adhérents, nous contribuons à les défendre sur un des points essentiels de l’activité photo aujourd’hui : la défense des droits d’auteur des photographes. Nous le faisons en collaboration avec un grand cabinet d’avocats de Strasbourg, spécialiste de ces questions…
Il y a une différence fondamentale entre la démarche du reporter et le photographe de rue, non ?
Vous avez tout à fait raison. À mon avis, si un bon photographe veut devenir reporter, un bon moyen est de passer par une formation. Il faut que cette formation soit animée par un journaliste reporter d’expérience qui saura transmettre les attentes de la presse en matière de photographie. C’est vers cette piste que s’oriente Street Photography France. En ce qui concerne les photographes de rue, je suis bien incapable de dire aujourd’hui qui, parmi nos adhérents, est autodidacte et qui a suivi ou aurait besoin d’une formation…
Votre activité se complète par un secteur édition, pour votre revue mensuelle et aussi pour des livres-photos…
Le premier numéro est sorti à la fin de l’année 2023. Et à l’heure où Or Norme paraîtra, nous serons sur le point de sortir notre numéro 3, car il s’agit d’une parution mensuelle. J’ai pu très vite négocier avec succès avec le groupe Hachette qui nous distribue le magazine en presse et en librairie. Hachette est le partenaire idéal, car il s’appuie sur un système de distribution éprouvé et qui est très simple à utiliser pour nous. Ce système fonctionne avec 75 000 librairies ou points de vente en France qui peuvent tous aisément passer commande de nos magazines et de nos livres…
Comment envisagez-vous de faire connaître vos produits aux libraires ?
En s’appuyant sur le réseau de nos adhérents. Ce sont eux qui vont aller rencontrer les libraires pour leur présenter nos éditions et leur parler de nous. Nous avons la chance de publier des grands noms dans la revue : Reza, par exemple, pour le numéro 1 ou encore Mustafa Seven dans notre numéro 2. Leur présence généreuse à nos côtés, dans notre communauté, nous apporte évidemment beaucoup… En tout cas, tout est lancé aujourd’hui. Outre la revue, nous venons de publier notre premier livre-photo, Catharsis, consacré à une décennie de travail du photographe strasbourgeois Sébastien Pelletier-Pacholski. Si on ajoute nos interviews vidéo régulièrement présentées sur notre site, l’activité de Street Photography France est d’ores et déjà intense…
Photos issues du portfolio « Des photographes de rue » publié dans Or Norme N°52