Elon Musk, l’étoffe du héros ⎢Serial entrepreneur
« Cet homme du futur paraît en proie à la révolte contre l’existence humaine qu’il veut échanger contre un ouvrage de ses propres mains. » Hannah Arendt
Génie visionnaire pour certains, transhumaniste mortifère pour d’autres, le personnage d’Elon Musk fascine autant qu’il effraie. Au-delà des effets d’annonces et des vraies avancées technologiques, de la finance au transport en passant par la terraformation de Mars, la soif de conquête de l’autoproclamé « technoking » est la signature d’une époque qui amalgame inspiration et culte de la personne, d’où cette question : de quoi Elon Musk est-il le nom ?
C’est une histoire que ferait un très bon biopic pour la plateforme de streaming Netflix, celle d’un fils d’ingénieur, né en 1971, à Prétoria, en Afrique du Sud ; enfant précoce qui vendra son premier jeu vidéo à l’âge de 12 ans, qui tournera le dos à la fortune paternelle pour se faire tout seul et devenir, à 51 ans, l’entrepreneur le plus influent de la Silicon Valley, pesant des milliards de dollars et allant jusqu’à inspirer le personnage de Tony Stark dans Iron Man… La carrière d’Elon Musk est à son image, hors norme, le génie côtoyant la mégalomanie entre percées technologiques et darwinisme social.
GHOST OF MARS
Après de brillantes études dans son pays natal puis au Canada, le jeune Elon migre, en 1992 aux États-Unis, le pays des selfmade- men, et co-fonde sa première compagnie, Zip2, un éditeur de logiciels.
À partir de là, sa vie sera une litanie entrepreneuriale, le jeune ingénieur ayant son idée sur tout. Paiement en ligne avec Paypal, transport en sous-sol avec Hyperloop et The Boring Company, automobile électrique avec Tesla et Cybertruck, énergie solaire avec SolarCity, neurobiologie avec Neuralink, aérospatial avec SpaceX, intelligence artificielle avec OpenAI, télécommunications avec Starlink, voire peut-être même les médias comme le montre sa récente tentative de rachat de Twitter ; Elon est partout et jusque sur la planète Mars où il projette d’installer une base autonome.
Pourtant, si cette boulimie de projets (et par ailleurs de succès) semble disparate, elle cache en réalité un objectif précis, celui de l’avenir de l’humanité par-delà les étoiles. C’est en discutant avec un employé d’une de ses firmes que l’on comprend mieux le plan d’ensemble de la logique muskienne. « Il y a toujours un lien entre ses entreprises, même s’il peut paraître plus ou moins ténu. En réalité tout est lié à la conquête spatiale. Les projets comme The Boring Company et Hyperloop sont là pour faciliter le transport, notamment d’éléments destinés à créer des infrastructures comme les tuiles et les batteries de SolarCity qui serviront à produire de l’énergie et participer de la terraformation (processus consistant à transformer l’environnement naturel de ce corps céleste afin de le rendre habitable par l’homme – ndlr). C’est là qu’on peut faire le lien avec Tesla et Cybertruck, des véhicules qui à terme seront autonomes et utiliseront les réseaux mis en place. Ces transports demanderont le développement d’intelligences artificielles puissantes via OpenAI, Twitter, et son immense base de données servant ainsi de réseau neuronal (ensemble de neurones formels interconnectés permettant la résolution de problèmes complexes – ndlr). Le projet Starlink lui, se réfère aux télécommunications, évidemment nécessaires aux voyages spatiaux. Neuralink, projet le plus compliqué à intégrer dans la logique d’ensemble, doit, lui, permettre le contrôle d’interfaces par la seule pensée dans un environnement particulier, là encore, utile dans l’espace. Et, enfin, les fusées de SpaceX nous mèneront sur place. »
Vous l’aurez compris, votre voiture Tesla ne sauvera pas l’humanité du réchauffement climatique, mais doit servir aux futurs colons de la planète rouge. L’entrepreneur martionaute ne cache d’ailleurs pas ses ambitions et évoque sans retenue son business model : « L’important est que le coût par personne du voyage vers Mars atteigne un seuil économique. S’il coûte 1 milliard de dollars par personne, il n’y aura pas de colonie sur Mars. Autour d’un million ou 500 000 dollars, je pense que la création d’une colonie martienne autonome devient probable. Il y aura suffisamment de gens intéressés ; ils vendront tous leurs biens terrestres et s’en iront. Il ne s’agit pas de tourisme. C’est comme le voyage vers l’Amérique à l’époque du Nouveau Monde. » Avis aux amateurs ! En attendant, il y a fort à parier que la conquête de ce Nouveau Monde intersidéral laisse quelques citoyens sur l’aire de lancement, comme le souligne l’analyste politique Vaclav Smil, « l’espace est bien la dernière chose à laquelle devrait s’intéresser un pays dont 50 millions d’habitants perçoivent une aide alimentaire et qui s’endette de 85 milliards de dollars supplémentaires chaque mois. » On a les voyages qu’on mérite… Et pour ce qui est de la dangerosité (de la faisabilité devrait-on dire) d’un tel voyage, Musk d’ironiser : « J’aimerais bien mourir sur Mars, mais pas pendant l’impact. » Passez devant, on vous suit !
QUI M’AIME ME SUIVE
On l’aura compris, le monde selon Elon Musk est teinté d’un darwinisme social radical, combinaison d’un génie véritable dans les technologies (et les affaires) et d’une farouche autonomie dès le plus jeune âge. En ressort un personnage ambivalent donc, pour qui, il ne s’agit « jamais d’argent, mais de résoudre des problèmes pour l’avenir de l’humanité », mais qui affirme avec le même entrain : « Nous sommes en train de changer le monde, de changer l’histoire, et vous en êtes ou pas. » Pour cet entrepreneur qui cumule les succès, il n’y a qu’une vision de l’avenir et à laquelle il faut oeuvrer selon ses exigences. Un de ses employés explique : « C’est un ingénieur visionnaire, ultra-connecté avec une audience gigantesque et qui communique son bonheur, son désarroi et sa haine directement. C’est quelqu’un qui est extrêmement exigeant avec les autres, et extrêmement exigeant avec lui-même. Elon Musk présente un syndrome d’Asperger, ce qui explique cette communication sans filtre et polarisante. Dans ses entreprises, il attend que les employés soient toujours force de proposition. Si Elon Musk vous pose la question “mais pourquoi on fait comme ça ?” et que vous lui répondez “parce qu’on a tout le temps fait comme ça”, le lendemain vous n’avez plus de travail ! Il faut que vous lui prouviez que votre process tient la route, et que vous réfléchissez constamment à comment l’améliorer… » Un management qui pousse au dépassement de soi et valorise l’innovation, mais dont les ressorts violents mettent parfois les employés en danger. Ainsi, en pleine pandémie de Covid-19, Elon Musk leur fait savoir qu’il les « préférerait » au bureau (« Si vous ne vous pointez pas, nous supposerons que vous avez démissionné. »), allant jusqu’à affirmer que les gens avaient « plus de chances de mourir dans un accident de la route que du coronavirus… » (rappelons que c’est un vendeur de voitures qui parle). Enfin, récemment en Chine, toujours en pleine pandémie, Elon Musk a littéralement fait enfermer ses employés dans les usines Tesla, travaillant et dormant sur place, en circuit fermé, pour que ces dernières continuent de produire coûte que coûte…
On voit mal ici ce qui participe à « résoudre des problèmes pour l’avenir de l’humanité… » Si monde meilleur Elon Musk entrevoit, c’est donc ailleurs et sans nous (comprenez « terriens »), notre inside man le confirme : « Avec lui, il n’y a rien qui est laissé au hasard, il a plusieurs étapes de plans pour toutes ses entreprises qu’il appelle d’ailleurs des secret master plans. Le principe est d’utiliser les ressources que l’on a actuellement – naturelles et humaines – pour d’une part faire en sorte qu’on puisse peut-être inverser la balance ici, mais que l’on ait surtout des technologies pour fonder un écosystème ailleurs, facilement et pas cher. » Si tout cela semble tout droit sorti d’un scénario à la James Bond, toujours est-il que les éclairs de génie et frasques mégalomaniaques d’Elon ont bel et bien des impacts sur notre époque et parfois même jusque dans le champ du politique…
OISEAU MOQUEUR
25 avril dernier : Elon Musk défraie la chronique en annonçant le rachat de Twitter pour 44 milliards de dollars (rachat qui se soldera trois mois plus tard par un procès). L’aspirant acquéreur affirme alors vouloir en faire « une arène ouverte pour la liberté d’expression » en allégeant, pour commencer, les règles de modération. Libertarien convaincu, Musk a une définition toute personnelle du réseau social au petit oiseau bleu : « J’espère que même mes pires détracteurs resteront sur Twitter, car c’est ce que signifie la liberté d’expression. Elle est le fondement d’une démocratie qui fonctionne et Twitter est la place publique numérique où sont débattues des questions vitales pour l’avenir de l’humanité ». L’annonce est rapidement saluée par la droite conservatrice américaine, elle qui reproche justement aux entreprises de la Silicon Valley de favoriser les démocrates. Ainsi, la sénatrice conservatrice du Tennessee, Marsha Blackburn, s’est empressée de déclarer qu’il s’agissait d’un « grand jour pour être conservateur sur Twitter » et qu’il était « temps que Twitter devienne ce qu’il est censé être : une plateforme numérique ouverte à toutes les opinions ». À voir si ces dernières servent, une fois encore, l’avenir de l’humanité, même si l’on peut en douter avec les récentes lois votées aux États-Unis contre le droit à l’avortement ou le droit au port d’armes hors du domicile…
Nicole Gill, directrice exécutive de Accountable Tech, association qui milite pour responsabiliser les grandes entreprises numériques, déclarait quant à elle : « si nous ne bloquons pas cette opération, il donnera un mégaphone aux démagogues et aux extrémistes qui incitent à la haine, à la violence et au harcèlement ». Elon Musk clivant, as usual… Aboutie ou non, cette tentative d’achat prouve, s’il en était encore besoin, que le milliardaire excentrique ne connaît de limite que sa mégalomanie et cherche toujours, et par tous les moyens, à imposer sa propre vision technophile et élitiste du monde.
Fruit d’une époque qui érige en héros les figures montantes de l’ultra-libéralisme, Elon Musk est le nom d’un mouvement qui confond avenir et progrès, sacrifiant la condition humaine sur l’hôtel de la technologie et du profit.