Ensemble, inséparables : Liudmyla et Olga entre amour et larmes…

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– article publié dans ON N°45 dans le cadre du dossier De Kyiv à Strasbourg

Elles arrivent ensemble au rendez-vous à la terrasse de ce salon de thé bien connu à La Robertsau. Dès les premiers coups de canon, Olga Kostenko a tout mis en oeuvre pour que ses parents puissent quitter Kyiv et l’Ukraine et la rejoindre à Strasbourg, là où elle travaille. Et elle y est parvenue. Durant l’heure que nous avons passée avec sa mère Liudmyla et elle, toutes deux n’ont fait qu’une, tout à tour et en permanence attentives l’une à l’autre : ensemble, inséparables…

 

À elle seule, Olga symbolise cette Europe qui s’affiche si bien à Strasbourg. Fonctionnaire au Conseil de l’Europe, elle vit en France depuis vingt-cinq ans. Son visage trahit imparablement ses origines : cheveux blonds, yeux bleus, les deux couleurs du drapeau ukrainien flotteront autour de la table durant tout l’entretien…
Sous son bras, sa maman, Liudmyla Skyrda, a tenu à transporter jusqu’à nous plusieurs exemplaires de ses derniers livres. « J’ai été professeur à l’Université de Kyiv et mon activité de recherche m’a valu de publier plus d’une trentaine d’articles scientifiques dans les principales revues du monde entier. Mais là, c’est la poétesse qui est devant vous, et je vous ai amené seulement une partie de mes livres les plus récents. J’ai été publiée dans plus d’une dizaine de langues, car j’ai eu l’occasion de connaître beaucoup de pays, mon mari ayant été ambassadeur d’Ukraine en Autriche, en Allemagne, au Japon, en Chine, en Mongolie et aux Philippines, notamment. »

« Le 24 février dernier, la guerre avec la Russie a éclaté… », raconte Liudmyla. « Sincèrement, jamais je n’aurais cru vivre ce moment, jamais je n’aurais cru que la Russie aille jusqu’à envahir mon pays. Je savais bien, évidemment, que la Russie de Poutine était un pays totalitaire, mais je ne pensais pas que ce pays était notre ennemi.
Je voudrais vous faire remonter un peu le temps, pour que vous compreniez bien. L’histoire de la Russie débute au XVe siècle, celle de l’Ukraine date du IXe siècle, c’est un fait historique. En Ukraine, nous étions déjà une nation, nous avions déjà les cathédrales, les éditions de livres, la culture… quand la Russie était encore un pays de tribus barbares et disparates vivant dans les marécages. C’est un prince ukrainien qui a créé Moscou. Mais, au fil des tsars qui se sont succédé depuis 1622, ceux-ci n’ont eu de cesse que de vouloir annexer l’Ukraine. Par tous les moyens, notamment l’usage de la langue, jusqu’à affirmer que l’Ukrainien n’était qu’un dialecte issu de la langue russe. Mais, malgré tout, aller jusqu’à imaginer que la Russie allait nous envahir était une idée inimaginable il y a encore si peu… » répète Liudmyla.

© Nicolas Roses

« De mon côté, ici, à Strasbourg » l’interrompt Olga, « j’analysais avec une très grande attention tout ce qui se disait sur la Russie et l’Ukraine. Depuis le tout début de cette année, les troupes russes se massaient aux frontières, et je pressentais que la guerre allait éclater. Je ne cessais d’appeler mes parents à Kyiv, j’insistais sans cesse pour qu’ils me rejoignent à Strasbourg, je les ai même suppliés de le faire. Sans succès, tous deux me prenaient pour une folle et me reprochaient de paniquer pour rien.
Et puis, il y a eu cette nuit du 24 février. Le même soir, à Kyiv, ils avaient fêté l’anniversaire de mon frère et, de mon côté, sans même leur demander leur avis, j’avais pris les billets d’avion pour qu’ils me rejoignent à Strasbourg à partir du 25 février. Malheureusement, tous les vols ont été immédiatement annulés à cause de l’invasion russe. Alors, mes deux parents ont sauté dans leur voiture et ils ont pris la route pour rejoindre la ville de Tchernivtsi, très près de la frontière avec la Roumanie, à plus de 400 km de Kyiv. Ce fut un voyage très long, car ils n’ont pris que les petites routes, les grands axes étaient tous sous les bombardements russes. Tout cela a pu se faire grâce à l’assistance du Conseil de l’Europe qui avait une correspondante à Tchernivtsi qui a pu aider certains membres du bureau du Conseil de l’Europe à Kyiv à quitter l’Ukraine. Mes parents ont franchi la frontière à pied. Ils ont réussi à se loger dans un hôtel en Roumanie et trois jours plus. Depuis, la famille réunie suit avec bien sûr une énorme attention tous les événements qui lui parviennent de leur pays. Liudmyla les analyse avec une sévérité sans concession : « Cette guerre est la plus absurde des guerres qui aient jamais éclaté » dit-elle, le visage grave et sur un ton qui n’admet pas la moindre réplique. « La Russie s’étale sur un territoire immense, mais elle envahit l’Ukraine. Certains parlent des ressources naturelles de l’Ukraine, mais que la Russie commence à exploiter efficacement les ressources dont elle dispose chez elle ! Il ne faudra jamais oublier que c’est bien la Russie qui a envahi mon pays. En fait, ce que notre ennemi veut acquérir, c’est tout simplement notre histoire. La Russie est profondément impérialiste et a toujours fait preuve d’un énorme chauvinisme. La volonté de Poutine est de reconstituer l’Empire russe et pour cela, il lui faut annexer l’Ukraine, pour la Russie c’est une question existentielle. Mais voilà, Poutine ne s’attendait pas à la résistance de tout notre peuple… »

À ces mots, brutalement, Liudmyla craque, de grosses larmes coulent de ses yeux, elle ne peut soudain plus parler. Instinctivement, les mains de la mère et de la fille se rejoignent, se serrent, les deux femmes se pressent longuement l’une contre l’autre et cela dure longtemps…
Liudmyla reprend son plaidoyer : « Je ne sais pas si tout le monde, à l’étranger, mesure bien ce qu’il y a d’énorme et d’incroyable dans la résistance dont les Ukrainiens font preuve pour défendre leur pays. Ce que tout le monde doit comprendre, c’est qu’il y a une énorme différence entre les Russes et les Ukrainiens et que cette guerre va changer l’ordre mondial. À la fin de la Seconde Guerre mondiale, la Russie a réécrit l’histoire, s’attribuant seule les mérites d’avoir vaincu l’ennemi nazi alors que des centaines de milliers d’Ukrainiens, de Géorgiens, d’Ouzbeks, de Biélorusses et j’en passe ont également donné leur vie dans ce combat. L’Europe, peu à peu, est devenue aveugle vis-à-vis de la nature profonde de la Russie. C’est cela que cette guerre va changer, car je suis persuadée que déjà, l’Europe ouvre les yeux sur la réalité du régime russe qui a bâti et consolidé son pouvoir sur la dictature et sur le mensonge : la diplomatie, l’économie, la culture, etc., ne sont que des éléments d’une seule et même stratégie basée sur le renseignement, les services secrets qui visent tous à perpétuer et encore renforcer cette dictature et ce totalitarisme qui sont les bases mêmes du pouvoir de Poutine. Vous ne pouvez pas vraiment comprendre tout ça, car vos pays ont une vie publique qui, heureusement, se situe dans une tout autre dimension, celle de la démocratie. Cette guerre montre bien que la négociation avec Poutine est tout à fait inutile, il faut employer la force contre lui, être très ferme. Il n’y a que ça qui peut le faire reculer. Et malheureusement, jusqu’à présent, l’Europe n’avait pas vraiment montré sa force… mais je crois que les choses ont fondamentalement changé depuis la réunion de Ramstein… » (Près de quarante États étaient représentés le 26 avril dernier, lors de ce forum rassemblant à la fois de nombreux membres de l’OTAN, mais aussi des pays d’Asie et du Moyen-Orient. À l’issue, ces États se sont engagés pour coordonner encore plus leurs aides militaires et financières en faveur de l’Ukraine – ndlr). Questionnée sur la pérennité de ces aides, c’est Olga qui analysera avec la même conviction : « Il faut que les gouvernements européens soient attentifs à ce que pensent leurs peuples. Je suis bien placée pour le voir ici, à Strasbourg. Il n’y a pas de précédent dans la solidarité avec les Ukrainiens que le peuple français a manifestée. Et c’est pareil dans de nombreux autres pays. Les peuples comprennent mieux les enjeux que certains de leurs dirigeants… Il faut aller jusqu’au bout : Poutine n’attend qu’une chose, que les gouvernements européens et occidentaux commencent à essayer de négocier, c’est une évidence. C’est pourquoi il ne faut rien lâcher, rien, l’Ukraine doit redevenir souveraine chez elle, y compris au Donbass et en Crimée… »

Dans ce salon de thé strasbourgeois s’était peu à peu installée depuis une heure une étrange ambiance entre le côté cosy et feutré de la clientèle qui appréciait les pâtisseries à l’heure du goûter et la table du fond, occupée par ce couple mère-fille étonnant de détermination et heureuses qu’on leur permette de « vider leurs tripes ». Au moment de conclure, c’est Liudmyla qui aura cette forte parole : « Au final, vous verrez, le monde entier pensera que les Ukrainiens auront été les héros qui auront sauvé l’Europe des griffes de Poutine… Vous verrez, c’est ce qui arrivera !

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