Fabrice Desvignes « Je suis au service de l’état depuis bientôt un quart de siècle… »

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Article publié dans le cadre du hors-série égast

C’est un de ces destins étonnants dont il est si plaisant de faire raconter l’histoire. Après dix-huit années passées en tant que Chef des cuisines du Sénat, Fabrice Desvignes est devenu depuis trois ans le Chef des cuisines de l’Élysée. C’est là qu’il nous a reçus pour nous parler des exigences de ce poste très exposé, sans pour autant se départir de sa légendaire modestie. Rencontre avec un passionné exceptionnel…

On sait, parce que vous le commentez volontiers dans nombre d’interviews, que la cuisine, « vous êtes tombé dedans depuis tout petit », un peu comme Obélix dans la potion magique, pour paraphraser la célèbre bande-dessinée. Est-ce qu’aujourd’hui, alors que votre carrière est au summum, cette notion d’environnement familial autour de la cuisine, ce vécu apporté par la tradition compte encore ?

Oui. Aujourd’hui encore, je pense que si mes parents n’avaient pas été restaurateurs, je n’aurais pas fait carrière dans la cuisine. En fait, j’ai été formaté pour reprendre un établissement, c’est clair. J’ai donc suivi cette voie que mes parents avaient tracée pour moi, mais pas intégralement, car si je suis cuisinier, bien sûr, je n’ai pas repris d’établissement…

Et sur le plan de l’élaboration même de votre cuisine ? La tradition familiale est toujours là ?

Oui, et je crois que c’est vrai pour presque tous les cuisiniers actuels. Peutêtre un peu plus pour moi puisque j’ai été « dans la marmite » depuis tout petit. Dans le restaurant, il y avait une table dressée avant que les clients passent à table. On y mangeait tous à 11h15. Dix minutes avant midi, cette table était redressée et Maman allait aux fourneaux. Mes goûts se sont forgés là et puis tout le monde dans la famille était restaurateur, ma grand-mère, une de mes tantes…
Oui, j’ai toujours eu cette fibre de la restauration, elle me convenait et je n’ai jamais imaginé autre chose.
Une formation hôtelière est venue coiffer tout ça, suivie d’expériences chez des étoilés Michelin. La suite logique était de posséder mon propre établissement et de gagner moi aussi mes étoiles. La vie en a voulu autrement…

Est-ce indiscret de vous demander en quelles circonstances ?

Non. Simplement, j’ai rencontré celle qui allait devenir mon épouse et elle n’était pas du tout attirée par cette perspective d’avoir à gérer un restaurant étoilé, ni même celle de reprendre avec moi le restaurant de mes parents. Si cela s’était passé autrement, aurais-je été Meilleur Ouvrier de France, aurais-je été Bocuse d’Or ? Je ne sais pas et d’ailleurs, je n’ai jamais eu envie d’imaginer une autre histoire. J’estime être quelqu’un de chanceux, voilà tout : dans ma vie professionnelle tout comme dans ma vie personnelle se sont toujours produits des moments déclencheurs et ils ont été généralement très positifs…

Ça veut dire que vous vous sentez depuis longtemps sur le bon chemin ?

Oui, assurément. Et c’est passé aussi par la rencontre avec les bonnes personnes. À ce jour, pour être franc, je ne me suis jamais retrouvé en mauvaise posture…

Quand vous dites que vous estimez être chanceux, est-ce à dire aussi que vous pensez que la voie de la gestion d’un établissement étoilé est devenue excessivement difficile aujourd’hui ?

C’est certain. Si je considère ce que mon poste de Chef des cuisines de l’Élysée m’apporte, si je considère l’avantage d’avoir mon cursus actuel, je sais que je peux à peu près choisir sans contraintes parmi un éventail considérable de voies à suivre. Je peux faire valoir mon historique professionnel, mon vécu et l’ensemble de mon savoirfaire acquis depuis si longtemps.

On ne va pas se mentir, vous exercez dans un contexte très particulier. Est-ce que votre employeur actuel est quelqu’un qui aime vous voir innover ?

C’est vrai que cuisiner pour les Chefs d’État est un exercice un peu particulier. Il y a des évolutions marquantes, je crois. Au début du siècle, il y avait à la table de l’Élysée des menus qui faisaient que les convives passaient facilement quatre à cinq heures à table : après les amuse-bouche, il y avait six ou sept plats ! Aujourd’hui, le déjeuner ne dépasse pas une heure et vous faites entrée-plat-fromages- dessert, voilà.

Même dans les très grandes occasions, je pense par exemple à la récente réception du couple royal anglais, au Château de Versailles ?

Oui, même ce soir-là. Bien sûr, il y a une grande exigence, car on se doit de très bien recevoir les invités de la République, mais on a considérablement dépoussiéré la cuisine d’antan, si j’ose dire. On reste sur une cuisine très française, mais moins grasse, moins riche et beaucoup moins copieuse, donc. On est obligé de suivre l’évolution de l’air du temps…

Votre carrière se déroule depuis longtemps dans le périmètre de nos institutions républicaines. Avant d’accéder à vos fonctions au palais présidentiel, vous avez exercé très longtemps au Sénat…

Pendant dix-huit ans, en effet. En tout, cela me fera bientôt un quart de siècle au service de l’État…

Pour en revenir à vos collègues qui possèdent leur propre établissement, avec toutes les responsabilités et les immenses contraintes qui vont avec, vous sentez-vous comme épargné, pourrait-on dire, par ce niveau de stress conséquent qu’ils ne se cachent plus de devoir vivre au quotidien ?

Ce n’est évidemment pas comparable en l’état, mais ici, je fonctionne de façon autonome. Autonome quant à mes achats, mais aussi quant à mes ressources humaines, car c’est moi qui recrute mes collaborateurs. Je peux dire que j’ai à peu près 80 % des mêmes embêtements que rencontre un restaurateur classique. Mais je suis préservé du résultat financier auquel mes confrères doivent se confronter chaque fin d’année, je n’ai pas de banquier qui m’appelle pour me demander comment je compte faire face à un découvert. Ce qui n’empêche pas d’avoir un budget à respecter…

Mais vingt-cinq ans, ça formate très certainement une façon de travailler, non ?

Oui, bien sûr. On travaille quotidiennement une prestation qui nous est demandée, on tient compte des goûts qui nous sont indiqués. Mais on se doit aussi de tenir compte des invités du jour du chef de l’État, et souvent ça touche le protocolaire : en général, il faut que ce qui figure dans l’assiette aide à passer un bon moment et ne complique pas les choses…

De plus, votre statut un peu particulier fait que vous attirez sans doute un peu moins la lumière que vos confrères étoilés…

Très certainement, mais je dois vous avouer que je m’en fiche complètement. Je suis quelqu’un de naturellement discret même si cette discrétion, je ne la cultive pas. Comment vous dire : je me vis comme un besogneux… Pour moi, c’est important de travailler en priorité avec et pour les équipes, même si je ne suis pas « aux casseroles tous les jours », car bien sûr, j’ai pas mal d’autres choses à assumer. Mais, midi et soir, je suis là à chaque service et j’ai également la chance d’avoir deux seconds qui sont formidables. Nous tous, nous savons faire face à la pression qui nous est imposée : il nous faut sortir quotidiennement des prestations haut de gamme et tout cela, dans le cadre d’un savoir-faire à la française que nous ne perdons jamais de vue, car nous savons bien que nos convives s’attendent à ce haut niveau-là. Alors, je garde un oeil sur tout ce qui quitte la cuisine pour être servi.

Avec Christian Garcia, votre homologue du palais princier de Monaco, vous êtes le parrain du salon égast 2024. Quel message prévoyez-vous d’adresser à vos collègues qui seront là en nombre et plus particulièrement aux jeunes, puisque vous n’ignorez pas à quel point l’événement multiplie les initiatives qui leur sont destinées ?

Je sais bien que mes collègues se trouvent encore confrontés aux conséquences profondes du Covid qui a bouleversé les cartes de nos métiers. En quelque sorte, ils continuent à payer l’addition du passé, mais nos métiers ont toujours été des métiers compliqués, une profession difficile parce que, notamment, on faisait beaucoup d’heures. Je sais bien que les temps ont changé, mais n’est-on pas retombé dans certains excès exactement à l’inverse de ceux qui ont pu être reprochés à certaines pratiques d’avant-Covid ? Ceci dit, mes collègues ont désormais des contraintes qu’ils n’avaient pas avant Ils savent qu’ils doivent résoudre plusieurs problématiques permanentes : j’ai du personnel que je dois pouvoir garder, je dois aussi le former et j’ai une clientèle que je dois également fidéliser. Que dois-je faire : travailler sur les cinq jours de la semaine et plus le week-end ? Ou bien n’ouvrir que le midi et pas le soir, ou le contraire ? Mais si tout le monde s’oriente vers une fermeture le week-end, par exemple, que se passera-t-il le samedi soir quand les gens voudront se rendre au restaurant ? Il ne restera plus que des McDo ou des Burger King ?
Bon, je pense qu’on est encore un peu au creux de la vague. On forme toujours autant de jeunes dans nos métiers, je crois… Alors, je leur parlerai d’envie et de passion et je les inciterai à cultiver leur soif de connaissances. Et ils ont devant eux un véritable boulevard en matière d’évolution professionnelle…

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