Galerie Ritsch-Fisch : depuis vingt-cinq ans, à la recherche de la pièce emblématique
– Article paru dans ORNORME n°43, SPLENDEURS –
Soixante et onze ans et une passion intacte, telle qu’au premier jour. Rencontre avec Jean-Pierre Ritsch-Fisch dont la galerie fête son quart de siècle et qui compte aujourd’hui parmi les toutes premières galeries mondiales spécialisées dans l’art brut : un itinéraire rare et pavé de passion…
On imagine que, comme un peu tout le monde qui se retourne sur le chemin parcouru, vous vous dites aujourd’hui que ce quart de siècle est passé vite, au fond…
C’est exactement ça, en effet. Il y a vingt-cinq ans, quand tout a débuté, j’étais à des années-lumière de m’imaginer arriver là où j’en suis maintenant. Et je ne parle pas seulement de la galerie en elle-même, je pense surtout à là où en est mon œil pour découvrir les artistes. Je pense que ça vient du fait que j’ai toujours été un peu obtus et un peu têtu dans ma tête dès que j’ai commencé ma collection de figu- ration narrative. Au moment où j’ai abordé l’art brut, cette première démarche m’a convaincu qu’il fallait absolument que je monte cette collection avec les pièces que moi, je trouvais intéressantes ou importantes pour tel ou tel artiste afin que je puisse assez vite bénéficier des échos de certains collectionneurs qui se diraient : « Tiens, il opère une sélection assez drastique ». Ça a été ma démarche initiale et elle ne m’a jamais quitté depuis. J’ai encore pu vérifier son bien-fondé lors de la foire Art Paris à laquelle j’ai participé à la mi-septembre dernier : on a fait un véritable tabac, on a réaménagé notre stand à quatre reprises lors des quatre jours. Il faut dire que je n’avais pas hésité à réaliser un premier accrochage très dense, juste façon de pouvoir montrer à ceux qui ne me connaissaient pas que j’occupais une place assez importante dans l’univers de l’art brut, depuis tout ce temps. Tous les collectionneurs importants qui étaient les clients de la galerie ces dernières années sont bien sûr venus, j’y ai même retrouvé des clients qui avaient pris leurs distances aussi ce qui est un comportement tout à fait normal…
L’art brut a longtemps été étiqueté comme un secteur de l’art assez étroit, susceptible de n’intéresser que quelques collectionneurs bien ciblés. Les choses ont changé ? D’autres regards se sont posés sur ces œuvres presque inclassables ?
C’est vrai, oui, les choses ont changé. Beaucoup de collectionneurs d’art contemporain ont fini par s’intéresser for- tement à l’art brut, bien conscients que nombre d’artistes qu’ils plébiscitaient s’en étaient, à l’évidence, inspirés depuis longtemps. Partis à la recherche des origines artistiques des artistes qu’ils collectionnaient, ils en sont arrivés à l’art brut. Et comme moi je reste résolument sur la base de l’art brut historique, comme l’a défini Jean Dubuffet, c’est-à-dire l’art produit par des non-professionnels produisant des œuvres très loin des normes esthétiques convenues, j’ai au fil du temps su attirer beaucoup de collectionneurs. Ça ne m’a pas empêché de m’intéresser aussi à des jeunes qui sont aujourd’hui dans l’air du temps, dans la mouvance de l’art brut ou un peu en marge… Mais globalement, je ne dévie pas des axes qui sont les miens depuis si longtemps, maintenant : les Lesage, Crépin, Paul Amar (dont les coquillages colorés de deux tableaux-sculptures majeurs trônent dans le bureau du galeriste strasbourgeois – NDLR), A.C.M. dont je viens de vendre une œuvre à un collectionneur luxembourgeois… Même si je m’intéresse quelquefois à des artistes moins connus, j’ai une démarche de base qui est immuable : j’essaie toujours de déni- cher la pièce emblématique, caractéristique de l’artiste, la pièce qui compte ou celle qui est importante dans son histoire.
En ce moment, je travaille déjà sur la prochaine édition de Art Paris qui aura lieu en avril de l’année prochaine. Je suis en train d’essayer de trouver des œuvres historiques de Carlos Zinelli, un artiste que j’avais été le premier en Europe à exposer dans une galerie et pour lequel j’avais participé à la création du catalogue raisonné il y a une vingtaine d’années. Il y a bien sûr quantité de très belles pièces, mais moi, je suis à la recherche des pièces muséales. Cette démarche est mienne pour une bonne et simple raison : il m’a toujours été impossible de présenter une œuvre à un client en lui disant qu’il serait bien qu’il l’achète pour qu’elle figure dans sa collection si, moi- même, je n’y crois pas… Ça, sincèrement, je ne sais pas faire et c’est pour ça d’ail- leurs que je ne l’ai jamais fait durant ces vingt-cinq dernières années. Je me rappelle avoir un jour montré à New York une œuvre de Albert Louden, un artiste que j’aime beaucoup, à une personne qui m’avait contacté, car j’étais passé à la télévision américaine : ce collectionneur m’a dit : bon, j’aime beaucoup, mais je n’ai aucune comparaison, aucun repère. Pas grave, lui ai-je dit, il y a une galerie à vingt mètres d’ici qui vend quelques pièces de cet artiste. Allez donc voir… Cinq minutes après, cette personne est revenue vers moi et m’a dit : j’ai vu, mais c’est votre pièce qui est importante…
« J’ai une démarche de base qui est immuable : j’essaie toujours de dénicher la pièce emblématique, caractéristique de l’artiste »
C’est une forme d’exigence vis-à-vis de soi-même, non ?
Oui, assurément. Bon, ce n’est sans doute pas toujours très habile commercialement, mais c’est ce qui marque ma différence par rapport aux autres. Cette différence a été considérable sur le marché américain, là où beaucoup de collectionneurs d’un âge certain ont reçu une éducation à l’européenne et ont perçu que ce qui m’importait à moi, vis-à-vis des autres galeristes qu’ils connais- saient, c’était d’abord et avant tout l’œuvre et pas son prix. Sincèrement, c’est cette différence-là qui a permis à beaucoup d’œuvres que je défendais de rentrer dans des collections très importantes aux États-Unis.
Les lecteurs de Or Norme se souviennent sans doute de vos confidences assez étonnantes. C’était dans notre numéro 19, daté de décembre 2015. Vous y racontiez dans le détail ce douloureux divorce qui a bien failli ruiner votre vie. C’était en 1996 et vous étiez alors « dans la cave » comme on dit…
Pas dans la cave, au troisième sous-sol. À cette époque, c’était chaque jour un face-à-face entre mon pot de yaourt et moi…
Alors aujourd’hui, vingt-cinq ans après vos débuts, comment jugez-vous les ingrédients qui ont fait de vous un des plus réputés galeristes de l’art brut ? La part du travail, la part de la chance, même si bien souvent on la provoque soi-même ou la part du hasard brut lui aussi, comme ce vieux monsieur qui, en cette terrible année 1996, va vous sortir de la panade en vous signant un chèque de 150 000 francs de l’époque, achetant en bloc toutes les œuvres que vous entassiez à terre dans votre appartement…
Il y a un fait dont je ne vous avais pas parlé il y six ans, à l’époque de cette interview parue dans Or Norme. C’est curieux, mais tout récemment, j’ai réentendu une interview de Bernard Tapie, diffusée juste après son décès. Il disait : « derrière chaque réussite d’un homme, il y a une femme… » Il n’avait pas tort : quand j’étais très, très mal, j’ai rencontré une dame qui avait deux enfants – moi-même j’en avais trois – et j’ai fini par me dire qu’il fallait que je lui montre que j’étais quelqu’un qui était capable de réussir même en étant dans l’état catastrophique dans lequel elle m’avait trouvé. Dans ma tête, je me suis dit qu’il fallait que je me remue et que je montre de quoi j’étais capable. Son amour m’a littéralement boosté ! Ça, je crois que c’est l’ingrédient primordial. Puis il y a eu en effet le fait d’avoir pu montrer ma collection privée lors d’un salon à Paris où j’ai rencontré cette personne que vous citez à qui j’ai fait un petit topo sur l’art brut. Je ne le connaissais pas, je ne savais pas que c’était un des plus grands collectionneurs français de l’époque. Il a fini par prendre l’initiative de me rappeler et heureusement qu’il l’a fait parce que moi, je n’aurais pas pu le faire, dans la panade où j’étais, mon téléphone était coupé, je ne pouvais que recevoir des appels ! Bref, trois jours plus tard, il était à Strasbourg et il m’achetait toute ma collection… Plus tard, j’ai pu participer à la FIAC puis à Art Paris où, quelques jours avant l’ouverture, on m’a contacté pour un Lesage d’une dimension fort importante découvert en piteux état sous un lit après le décès de son propriétaire. J’ai pu l’acheter grâce au budget de la vente de ma collection et j’ai pu le faire restaurer et c’est au cours de cette restauration que j’ai découvert qu’à côté de la signature de Augustin Lesage, il y avait une date bien antérieure à celle connue pour ce tableau. Du coup, cette pièce qui était déjà très intéressante devenait remarquable. Je raconte cette histoire à une journaliste qui s’intéressait à l’art brut. Elle publie son article la veille d’Art Paris. Et bien ce tableau a été réservé avant même l’ouverture de la Foire par Antoine de Galbert, un des plus importants collectionneurs d’art contemporain et mécène du pays qui m’a ensuite longtemps honoré de sa confiance pour pas mal de pièces. Très vite, les personnes se sont parlé et, de fil en aiguille, le bouche-à-oreille a fonctionné…
On a le sentiment que le fait de vivre et travailler à Strasbourg, dans un milieu artistique et de collectionneurs où les budgets pour l’art brut ne sont pas considérables, dira-t-on pudiquement, ne vous a jamais handicapé, au fond… C’est dû à quoi ?
À tout un ensemble de choses. Mais je crois que le sérieux et la notoriété finissent toujours par payer. J’ai le sou- venir d’un journal américain qui avait écrit sur moi lors d’une foire à New York : « S’il y a une pièce que vous cherchez et que vous ne parvenez pas à trouver, il est possible que Ritsch-Fisch l’ait dans un coin… ». Et Roberta Smith, qui est la plume artistique du New York Times, n’a jamais manqué de me citer dans ses articles d’une foire où je présentais des œuvres. Et pourtant, on connaît bien le phénomène des Américains toujours très élogieux jusqu’au moment où ils esti- ment que ce petit frenchy vient manger la laine sur le dos des galeristes américains en égalant leur chiffre d’affaires… Tout naturellement, mon activité de galeriste s’est toujours plus tournée vers la clientèle étrangère. Ce qui m’a contraint à me perfectionner dans les langues : je parle bien l’anglais et l’allemand et je me débrouille plutôt pas mal en italien et en espagnol. Mais ce qui compte surtout, c’est la sincérité de la démarche. Ça, ils le lisent dans mes yeux et puis il y a le bouche-à-oreille qui fait vite son œuvre. Je me souviens de ce galeriste qui faisait partie des quelques-uns que j’admirais à mes débuts et qui m’a dit bien plus tard : « Tu sais Jean-Pierre, quand je regarde ton parcours, je me dis que c’est celui que j’aurais aimé avoir »… Ce propos-là m’a toujours paru incroyable, c’est une reconnaissance inouïe pour ma galerie qui prouve qu’elle figure parmi celles qui comptent…
Comment jugez-vous le positionnement de l’art brut dans le marché actuel ? Depuis vingt-cinq ans, les choses ont bien bougé, non ?
Ah ça oui, on peut le dire ! À mes débuts, je m’étais résolu à éditer des petits flyers pour expliquer ce qu’était l’art brut. J’y citais évidemment abondamment Jean Dubuffet pour que les gens aient une explication concise. Mais je dois dire que très vite, il y a eu énormément d’émissions de télé, de magazines et de journaux qui se sont intéressés au sujet et l’ont popularisé. Et puis, il y a eu aussi nombre d’artistes contemporains, et non des moindres, qui ont raconté comment ils se sont inspirés de l’art brut. Picasso et Max Ernst collectionnaient l’art brut, par exemple… Et puis, il faut quand même bien le dire : une œuvre d’art, elle est bonne ou elle n’est pas bonne, point ! Soit telle pièce est un truc merdique ou soit elle interpelle, et basta !… Sincèrement, on peut aujourd’hui dire que l’art brut est partie intégrante de l’histoire de l’art, ça ne fait plus débat. Tous les musées montent des expos, il y a eu la donation de 950 pièces de la collection de Bruno Decharme à Beaubourg…
Si un de nos lecteurs veut se rendre dans un endroit de référence pour découvrir une collection d’art brut, où doit-il se rendre ?
Au plus proche de Strasbourg, il faut qu’il aille à la découverte de la collection Hanz Prinzhorn à Heidelberg. C’est LA collection de référence de l’art brut, elle est exceptionnelle et somptueuse. Ensuite, il y a bien sûr ce lieu formidable à Lausanne, La Collection de l’art brut où Dubuffet a déposé sa collection. Je n’oublierai pas non plus de citer le LaM, le Musée d’art moderne, d’art contemporain et d’art brut de Villeneuve-d’Ascq, près de Lille ou encore, j’en ai déjà parlé, la collection Decharme à Beaubourg. Enfin, mais c’est plus loin bien sûr, il y a aussi l’American Folk Art Museum de NewYork…
Jean-Pierre, en guise de clin d’œil, quels sont vos projets pour les vingt-cinq prochaines années ?
(Rires). Et bien, continuer sur ce chemin-là, peut-être un petit peu plus tranquillement et peut-être aussi trouver quelqu’un à qui je puisse transmettre ma passion pour qu’il puisse continuer l’aventure sachant qu’au début je serai à ses côtés…
On a le sentiment que vous savez déjà qui est ce repreneur…
Oui, j’en ai une certaine idée… mais je ne peux rien vous dire. Pour l’instant, cette personne réfléchit. Mais c’est quelqu’un qui connaît bien l’art brut…
Un Strasbourgeois ?
Oui. Cette personne est enthousiaste et ça, c’est le plus important. C’est ce que je vous disais : malgré toutes ces vicissitudes que j’ai traversées, il n’y a pas un jour depuis vingt-cinq ans où je ne suis pas venu à la galerie sans ressentir l’immense plaisir d’être là. Ressentir du bonheur de faire quotidiennement ce qui vous passionne le plus au monde, c’est un bonheur et un véritable privilège. Si j’ai la chance de pouvoir accompagner mon successeur, ce serait formidable, car j’ai bien sûr très envie de continuer cette quête des œuvres, ça, c’est une démarche qui n’a jamais de fin…
« Ce qui compte surtout, c’est la sincérité de la démarche. Ca, ils le lisent dans mes yeux et puis il y a le bouche-à-oreille qui fait vite son oeuvre.»