Grand entretien⎢Francis Huster « Vos gueules, c’est du Molière ! »
– Article paru dans ORNORME n°43, SPLENDEURS –
En prévision de sa venue à la session de janvier prochain des Bibliothèques idéales, rencontre avec Francis Huster qui vient de publier un Dictionnaire amoureux de Molière où son amour et sa passion pour le légendaire auteur, comédien et metteur en scène éclatent à chaque page. Un vrai moment magique d’autant que, sans doute parce qu’il réside tout près, Francis Huster nous avait donné rendez-vous au Café Ruc, en face de la Comédie Française, où il a joué et mis en scène tant de pièces de Molière qu’il considère comme « mon Dieu » comme il l’écrivait il y a deux ans dans un livre destiné à promouvoir l’entrée de Molière au Panthéon (dont nous parlons dans l’entretien). Le matin de l’interview était un de ces sales matins froids et brumeux comme Paris sait nous les servir chaque mois de novembre. Dans le dos de Francis Huster, on distinguait parfaitement les colonnes du Français et plus d’une fois, à l’écouter nous parler passionnément
de son idole, on s’est demandé pourquoi la statue de Molière, dont la dépouille a été jetée dans une fosse commune, ne figure pas sur cette petite place ou pourquoi une station de métro ne porte pas son nom…
Ce matin-là, entendre Francis Huster nous parler du théâtre, de son métier et de sa passion a été comme un magnifique rayon de soleil transperçant le gris ambiant…
Vous signez aujourd’hui ce Dictionnaire amoureux de Molière, mais son écriture vient de très loin. L’immense Louis Jouvet avait promis à Jean-Louis Barrault d’écrire une bible sur Molière. Il ne l’a pas fait et c’est Jean-Louis Barrault, à son tour, qui vous a fait promettre de l’écrire. À travers des décennies théâtrales glorieuses, c’est donc une promesse qui est finalement tenue…
Ce qu’il faut comprendre, c’est que Jouvet, qui est à l’époque un survivant de la Première Guerre mondiale où il a été grièvement blessé dans les tranchées, a été amené à jouer le rôle de Philinte dans Le Misanthrophe, dans un théâtre new-yorkais. Et c’est en interprétant ce personnage que Jouvet a une véritable révélation : il comprend qu’on a trahi Molière depuis trois cents ans : en jouant Philinte, il réalise que ce personnage est un infâme salaud. C’est à partir de ce moment que Jouvet, un peu à l’instar de Moïse, va établir les dix commandements de Molière. Il bouleverse tout : il abandonne son métier de pharmacien, il modifie son véritable nom, Jouvey en Jouvet, avec un « t » à la fin comme théâtre – c’est vraiment lui qui le dit ainsi – il revient en France. Il loupe le Conservatoire, mais il a saisi que l’essence même de Molière, c’est la troupe de théâtre et toute sa vie, il va se battre pour ça. Il finira donc par créer sa propre troupe. Parmi les comédiens, il y avait Jean-Louis Barrault à qui Jouvet avait fait découvrir le véritable Molière. Bien plus tard, il a monté Le Misanthrope au théâtre Marigny. J’étais sur scène aux côtés de Robert Hirsch et c’est à ce moment-là que Barrault m’a fait jurer d’écrire cette bible sur Molière…
« (…) je me dis qu’il n’y a aucune différence entre la musique, le théâtre, les arts et nous, les êtres humains. »
Et plusieurs décennies plus tard, vous l’avez écrite, cette bible…
Les éditions Plon n’ont jamais cessé de me relancer depuis très longtemps : « Alors Francis, quand est-ce que tu nous l’écris ce Dictionnaire amoureux de Molière? Moi, je n’étais pas trop chaud, car je pensais que jamais je n’aurais la possibilité d’être 100% libre de déterminer mes entrées et de véritablement faire valoir mes choix. Et puis, ils ont fini par me garantir cette liberté totale que je réclamais. Et je leur ai dit : Bon, ok, je ferai tout, et tout seul ». Et là-dessus arrive la crise sanitaire. C’est grâce à la Covid que j’ai pu écrire ce livre. Durant le premier confinement, j’étais tout seul, très éloigné de ma famille. Je n’avais même pas une télévision. Pour écrire, j’avais besoin d’un bureau : c’est un ami chef d’entreprise qui m’a prêté ses bureaux dans le quartier de l’Étoile. Et comme c’était désert, jour et nuit, j’ai fini par y dormir. L’autre problème, et ce fut finalement ma chance, c’est que toutes les librairies étaient fermées. J’ai donc dû mobiliser mes souvenirs et tout réanalyser et tout me remémorer dans ma tête. Plus d’une fois, j’ai eu tellement peur d’écrire des bêtises, sur les dates par exemple. Peu à peu, j’ai réussi à tout reconstituer. Quand j’ai remis le manuscrit, j’ai demandé à Claude Capelier qui chapeaute les éditions des Dictionnaires amoureux, de faire en sorte qu’on repasse tout à la moulinette pour traquer les erreurs. Il n’y en avait que deux, sur les dates…
Dans moins de deux mois, le 15 janvier 2022, on va fêter le 400e anniversaire de la naissance de Molière. Il y a déjà deux ans, vous avez lancé une pétition pour l’entrée de Molière au Panthéon, du moins son œuvre puisque son corps a été jeté dans une fosse commune après sa disparition, en 1673. Vous avez réussi à convaincre Emmanuel Macron ? Où en sommes-nous ?
Ça va se décider dans les quatre semaines qui viennent. (L’entretien a eu lieu le 19 novembre dernier – NDLR) C’est pour ça que je vous demandais la date de sortie de votre magazine. Quand je serai à Strasbourg, sur la scène des Bibliothèques idéales, on saura… Emmanuel Macron a été le premier lecteur du Dictionnaire amoureux de Molière, je lui ai personnellement envoyé les épreuves avant même le bon à tirer. Tous les ministres l’ont également reçu. Beaucoup d’entre eux m’ont envoyé un petit mot…
Vous vous êtes transformé en très bon lobbyiste, c’est ça ?
Oui (rires). J’ai fait comme Molière à Versailles, avec Boileau, Racine et tous ses copains. On ne se refait pas ! Mais la déci- sion de la panthéonisation, c’est le pré- sident qui la prendra, lui et lui seul…
Vous la sentez comment ?
Je suis persuadé que ce sera une décision positive. J’aimerais tellement que lors de cette cérémonie du 15 janvier au Panthéon soient réunis les plus grandes personnalités artistiques et les plus grands acteurs et actrices du monde. Je suis tellement sûr qu’ils seront là, tellement…
Vous avez toujours fait preuve d’un immense enthousiasme en parlant de Molière. On imagine que vous vous rappelez parfaitement la toute première fois où on vous a permis de jouer le rôle d’un de ses personnages…
Je vais vous étonner, mais la toute première fois, ce n’était pas en France métropolitaine. J’étais alors élève du Conservatoire et j’avais été choisi par Jean Gosselin dont la compagnie devait se rendre en Amérique du Sud pour refaire exactement la même tournée que Jouvet avait montée. Il m’avait choisi sur les conseils de René Simon, mon professeur. On jouait six pièces, dont Le Jeu de l’Amour, Le Roi se meurt, Le Misanthrope… J’ai donc joué Molière pour la toute première fois à Pointe-à-Pitre, là où débutait la tournée. Ensuite ce fut la Martinique, Cuba, le Pérou, la Bolivie, l’Équateur… C’était en 1969, j’avais vingt-deux ans. À cette époque jamais je n’aurais imaginé que j’allais jouer à la Comédie Française tous les rôles principaux du répertoire, Molière, Corneille, Racine et tous les autres… Mais la première vraie rencontre avec Molière, c’est quand j’ai vu Robert Hirsch sur scène. J’étais alors tout jeune élève de l’école élémentaire de la rue de Louvois, j’avais eu le Premier Prix et la récompense était soit d’aller voir Luis Mariano sur la scène du Châtelet soit Amphytrion à la Comédie Française. J’ai dû choisir le Français, car je n’habitais pas loin, vers l’Opéra… (sourire). Je suis allé m’asseoir volontairement très haut dans la salle, aux Enfants du Paradis comme on appelait l’endroit, car il y avait de la place et je voulais pouvoir me casser facilement au bout de dix minutes si ça ne me plaisait pas, sans déranger tout le monde. Je n’oublierai jamais le long monologue de Robert Hirsch, le plus long monologue dans toute l’œuvre de Molière. Hirsch y était sublime, vraiment, et immédiatement, il m’a rappelé Charlie Chaplin. Et, à ce moment-là, dans ma tête, moi qui étais également fou de musique classique, je commence alors à ressentir une immense émotion, je me dis qu’il n’y a aucune différence entre la musique, le théâtre, les arts et nous, les êtres humains. Ce type est en train de nous dire un texte qu’il a appris, ok, mais c’est quoi son métier ? Je me dis aussi que faire de la musique, ce n’est pas un métier, la musique c’est dans le ciel, elle en descend par vagues ; je me dis que la mer, c’est nous, tu nages, tu te noies, tu disparais ou c’est un bateau qui t’emporte. Les êtres humains sont la mer, les êtres humains sont la terre. C’est ça, la création artistique… Un acteur, c’est comme quelqu’un qui se tient sur une branche comme une simple feuille, mais il y a l’arbre qui est là, bien solide. Et ça, moi, ça m’intéresse, ça me raccroche à quelque chose. C’est Robert Hirsch et son monologue qui ont tout déclenché. C’est vous dire à quel point j’ai pu être immensément heureux quand, bien plus tard, j’ai mis en scène Robert au Marigny, pour Le Misanthrope où il a obtenu deux Molières pour son rôle… Ce fut un moment si émouvant et si extraordinaire, tout comme les nombreuses fois où on a joué ensemble à la Comédie Française. Robert n’était pas un acteur, en ce sens qu’il n’actait pas. Il y a deux sortes d’acteurs : il y a Luchini et 90% des acteurs qui sont des diseurs, qui sont des agriculteurs de la culture : le texte est sculpté, le texte est respiré, le texte est pensé. Ce sont des acteurs qui, activement, actent… Et puis il y a ceux qui sont des créateurs, ceux qui créent leur rôle. Leur rôle, ce n’est pas leur personnage, ce n’est pas le texte, ça n’a rien à voir. Individuellement et égoïstement, à partir de ça, ils apportent leur création remplie de sentiments énormes et inouïs qu’ils installent, qu’ils imposent. Et c’est la raison pour laquelle on peut voir un Hamlet sublime avec Laurence Olivier qui n’a rien à voir avec un Hamlet avec Peter O’Toole !
« Le coup de génie de Molière, et je ne vois que Shakespeare et un peu Tchekhov sur ce terrain-là, est que le personnage, au fond, se parle à lui-même. »
Pour faire suite à ce que vous dites, quand vous essayez de parler du génie de Molière, vous évoquez systématiquement et avec force celui que vous considérez comme un génie également, Picasso…
Absolument. Le génie de Picasso est tout à fait l’équivalent de celui de Molière. C’est quand même lui, Picasso, qui soudainement fait apparaître sur les tableaux la traversée de l’être : on aurait dit à Vinci et à tous les autres qu’un peintre allait mettre une oreille-là, un œil en bas, un nez là… Magritte, avec beaucoup de respect, en est la représentation en beaucoup plus stylée. Le coup de génie de Molière, et je ne vois que Shakespeare et un peu Tchekhov sur ce terrain-là, est que le personnage, au fond, se parle à lui-même. C’est ça qui est vraiment moderne et irréductiblement jeune dans son œuvre : les héros de Molière s’auto accusent, s’auto aveuglent et s’auto détruisent en se révélant à eux-mêmes dans leur vérité nue. C’est comme si la pièce était un miroir, comme si tous les autres personnages étaient un miroir qui n’arrête pas de dire au personnage principal : t’es une merde, t’es un salaud, t’es bien, je t’adore, t’es un fumier, etc., et que le personnage se retrouve obligé de se parler à lui-même et de se dire : mais qui suis-je ? La preuve, elle se trouve chez tous les héros de Molière : à la fin de chacune de ses pièces, le personnage principal n’est plus le même : Dandin comprend qui il est, Arnolphe également, Alceste aussi… Shakespeare a fait la même chose et, ce qui est extraordinaire pour Tchekhov, c’est que lui aussi imagine la même chose, mais ses personnages résistent et n’arrêtent pas de continuer à se mentir. Au cinéma, les grands films de la comédie à l’italienne ont quelque chose de Tchekhov : les Alberto Sordi, Marcello Mastroianni, tous n’ar- rêtent pas de se mentir. Partout. Tout le temps, c’est inimaginable ! Et ça, pour les jeunes, c’est extraordinaire : ils n’ont pas sous les yeux des rôles principaux de donneurs de leçons. Dans Andromaque, chez Racine, il n’y a pas un moment où Hermione, un rôle sublissime, se dit la vérité sur elle-même : comment cette fille magnifique, dix mille fois plus intéressante qu’Andromaque, peut-elle en arriver à se foutre en l’air pour cette merde de Pyrrhus ? On croit rêver… Dans Tartuffe, Elmire ne se fout pas du tout en l’air, alors qu’Orgon et Tartuffe, jusqu’à ce qu’ils soient chacun démasqués, n’en parlons même pas… La clé du génie de Molière, elle est là.
Vous parlez des jeunes d’aujourd’hui. Essayons de projeter Molière dans la France de cette fin 2021 : on le verrait bien en apôtre de la contestation qui prendrait à bras-le-corps tous les problèmes sociétaux. Contre quoi se battrait-il aujourd’hui ?
Je crois bien qu’il réussirait à écrire trois pièces et que ça se terminerait dans un bain de sang. Il écrirait une pièce sur les femmes battues et les féminicides, ça c’est sûr. Il écrirait aussi une pièce sur un tartuffe style Zemmour, à qui un Alceste d’aujourd’hui dirait : « Ah bon, je ne savais pas qu’un Abraham Lincoln n’était pas un bon Américain. Il aurait dû s’appeler Jo Lincoln alors, espèce d’imbécile abruti ? Et sais-tu, toi, que ton prénom, Éric, n’est même pas un prénom français, pauvre con ? C’est un prénom suédois qui n’est arrivé en France qu’à partir de 1940… Est-ce que tu sais tout ça, idiot ? » Le Molière d’aujourd’hui écrirait une pièce d’une violence inouïe, sur ce sujet. Et puis, la troisième pièce qu’il écrirait serait sur quelqu’un, à l’inverse de On ne badine pas avec l’amour de Musset, une femme tellement amoureuse d’un homme qu’elle ne veut pas dévier de son amour, même quand les autres lui disent qu’il est un con ou un salaud. « Non, je le sauverai » dirait irréductiblement cette femme…
Et comment le Molière d’aujourd’hui se comporterait-il vis-à-vis des réseaux sociaux ? Le vrai Molière, lui, s’adressait directement au peuple qui s’entassait au pied des scènes de théâtre…
Je crois bien qu’il ferait comme Alceste. Il foutrait le camp et c’est La Grange (un des comédiens de la troupe de Molière – NDLR) qui se taperait tous les réseaux sociaux en essayant désespérément d’arrondir les angles ! (grand rire)
Y a-t-il quelque chose dont vous regrettez l’absence dans l’œuvre de Molière ?
Si on peut lui faire un reproche, et on pourrait faire le même à Shakespeare, c’est de ne pas être allé sur le terrain de l’imaginaire. Pourquoi n’a-t-il jamais écrit une pièce sur ce qu’il voulait que soit son pays ? Il ne l’a pas fait. Je crois que ça s’explique par le fait, qu’à la fin du compte, j’ai le sentiment que Molière était un vrai croyant. J’ai l’impression qu’il pensait que les choses finiraient toujours par s’arranger, dans la justice…
Dans une interview récente, vous l’avez imaginé, ce Molière d’aujourd’hui. Vous l’avez même imaginé comme candidat à la présidence de la République et vous avez précisé qu’il ferait alors farouchement campagne en faveur de l’instauration la plus rapide possible d’une VIe République…
Oui, automatiquement. Parce que Molière n’a jamais regardé derrière lui et parce qu’il se dirait, et à juste titre, que lorsque de Gaulle, en 1958, fabrique la Ve République, c’est pour ne pas être trahi une nouvelle fois, comme il l’avait été treize ans plus tôt. En quelque sorte, il fabrique un coffre-fort dont lui seul aura le code d’ouverture pour pénétrer le pouvoir. Regarder sans arrêt en arrière comme nous le faisons, Molière n’aurait pas supporté. Ce serait comme un immense courage de la faire advenir cette VIe République-là. La toute première obligation serait que le gouvernement, comme à l’Assemblée nationale aujourd’hui, soit à l’image de tout le pays…
C’est utopique, vous ne pensez-pas ?
Non. C’est une responsabilité morale. J’aimerais bien que notre VIe République soit la première à instituer ce que personne ne veut faire dans le monde entier. D’ailleurs Molière l’a pratiquée, cette obligation-là : à l’intérieur de sa propre troupe, il n’a pas pris que des gens d’un certain style ou d’une certaine pensée. Et d’ailleurs, aujourd’hui, c’est tout le problème de la maison d’en face, la Comédie Française (dont il désigne du doigt les arcades à travers la vitre du café – NDLR). À mon époque, le Français était de droite, en gros, et les jeunes acteurs de gauche se battaient de toutes leurs forces pour le révolutionner. Et tout d’un coup sont arrivés les Antoine Vitez et autres Jean-Pierre Vincent. Et la Comédie Française est passée à gauche et il fallait être impérativement de ce courant-là… Ce n’est pas possible d’être tou- jours dans une monologique comme ça.
Un tel gouvernement ne pourrait fonctionner qu’avec une immense majorité de gens de bonne volonté, comme on dit…
Absolument. Ce serait la clé. Lors de la Seconde Guerre mondiale, la France a commis une erreur monumentale en se confiant au « marécage » Pétain, comme disait Jouvet. À ce moment-là, la République a été violée par l’État français. Le masque est vite tombé, Pétain et ses partisans ont montré leur vrai visage… Notre précieuse République est de trois couleurs : elle n’est pas toute bleue, elle n’est pas toute rouge et elle n’est pas toute blanche. Le gouvernement doit être à son visage. Une nouvelle Constitution devrait imposer un gouverne- ment avec des ministres de toutes les sensibilités. Mais tout est conditionné par le chef d’orchestre : et depuis des décennies, c’est le problème de la France, le chef d’or- chestre est défaillant…
Pour finir, revenons à ce beau Dictionnaire amoureux de Molière. La toute dernière des plus de ses trois cents entrées s’appelle « Vos gueules, c’est du Molière ! ». Racontez-nous…
On est dans une représentation de Dom Juan, lors d’une matinée au Théâtre du Rond-Point, à Paris. Je joue Sganarelle, Jacques Weber est Dom Juan et Fanny Ardant joue Elvire. On est au tout, tout début de la pièce, devant un public composé en grande majorité d’enfants et d’ados qui chuchotent encore un peu pendant la première scène. Alors Serge Gainsbourg, qui est assis au premier rang, se lève soudainement et dit avec une voix de gorge retentissante : « Vos gueules, c’est du Molière ! » Sur scène, on ne parvenait plus à jouer, on était morts de rire et de plus, on le voyait distinctement, s’étant rassis après son coup de gueule, nous inciter par gestes à reprendre très vite le cours normal de la pièce. Sincèrement, Serge Gainsbourg, c’est Alceste, il a toujours été un homme à femmes, il a eu les plus belles dans ses bras. Il n’a jamais eu le moindre problème pour les séduire, c’était un danseur, un funambule… Je n’ai jamais vu quelqu’un d’aussi heureux que lui, c’est complètement fou… Chez lui, à son domicile, c’est la couleur noire qui était omniprésente. Mais c’est parce qu’en fait, il était l’ange blanc à l’intérieur d’un monde tout noir. Serge avait une gigantesque admiration pour Molière. Un jour il m’a dit : (et là, Francis Huster se met à imiter – avec talent – la voix traînante et éraillée de Gainsbourg – NDLR) « Non, mais tu vois, Francis, moi j’ai été Gainsbarre, mais l’autre, il a fait Molière. Je vais te dire : il s’est joué de lui-même… » C’est incroyable, non ? Comme Chaplin, qui est plein aux as aux États-Unis et qui invente le personnage de Charlot, un clodo… Sincèrement, je me demande encore aujourd’hui si, en créant son Gainsbarre, Gainsbourg ne s’est pas inspiré de Molière… ».