Jean-Luc Hoffmann « Il est évident qu’il faut s’attendre à de gros dégâts chez les artisans… »
Article publié dans « Escales », numéro 49 d’Or Norme paru à la mi-juin 2023, dans le cadre du dossier « Les artisans et PME faces aux crises ». Lire le magazine en ligne
Le président de la Chambre des Métiers d’Alsace vient de virer le cap du troisième anniversaire de sa prise de fonction survenue en urgence après le décès du regretté Bernard Stalter, emporté par le Covid 19 dès le printemps 2020. Jean-Luc Hoffmann reconnaît lui-même que sa prise de fonction aura coïncidé avec le début d’une passe très difficile pour le monde de l’entreprise et particulièrement le milieu des artisans et des petites PME qui font l’objet de notre dossier de ce mois de juin 2023. Quels que soient les métiers, de sourdes menaces planent en effet sur la santé des entreprises alsaciennes qui, plus ou moins silencieusement, courbent l’échine et attendent impatiemment des temps meilleurs…
Ce sera bien sûr à grands traits, mais pouvez-vous dresser le tableau de ces trois dernières années ? Elles sont venues bouleverser totalement les prévisions les plus sérieuses et ce n’est pas raisonner de façon outrancière que de dire qu’elles ont douché beaucoup d’espoirs…
C’est une évidence.Je ne pouvais pas le pressentir, mais ma prise de fonctions, en 2020, a marqué le début des emmerdes, pardon pour l’expression. Je n’ai jamais connu, depuis, le début d’une normalisation en fait. Il y a donc eu cette crise sanitaire totalement inédite dont les effets se font encore sentir aujourd’hui, d’ailleurs. J’y reviendrai. Pour nous, nous avons dû ensuite gérer au mieux le dossier de la régionalisation des Chambres des Métiers. Il n’a rien eu d’anodin, j’ai dû défendre ardemment le droit local, notamment… Je dois reconnaître que ça se passe bien aujourd’hui, nous avons bien sûr des points de divergence, mais nous avons aussi des sujets qui nous réunissent et nous rapprochent… Pour poursuivre sur cette sorte de bilan sur lequel vous me questionnez, après ma réélection de fin 2021, je me suis dit que ça allait être beaucoup plus calme. Après la crise sanitaire durant laquelle les entreprises avaient été beaucoup aidées, l’économie repartait plutôt bien et badaboum ! arrive le 24 février 2022 et l’invasion de l’Ukraine par la Russie… Les conséquences de cette guerre n’ont pas été mesurées tout de suite, mais après quelques mois, j’étais déjà bien conscient que le coût de l’énergie allait exploser, certains lanceurs d’alerte insistaient sur une fin d’année qui s’annonçait terrible à ce niveau-là. En fait, dès la clôture de la Foire européenne de Strasbourg, j’ai essayé de parler un peu partout de ce qui allait se présenter à nous, notamment au niveau de la Préfète de Région. L’impact a été subi en tout premier par les boulangers et le président de leur corporation, José Arroyo, qui est un homme très actif et engagé dans le Bas-Rhin, n’a cessé de relayer leur situation…
Comment les boulangers ont-ils fait face à la situation dramatique qu’ils ont été parmi les premiers à vivre, eux dont l’électricité est à la base même de leur activité et représente une part majeure de leurs coûts ?
Ils se sont retrouvés dans une forme d’urgence dramatique, le mot n’est pas trop fort… Ils ont dû en urgence, en effet, adapter drastiquement leur façon de travailler. Pour beaucoup, ils avaient pris l’habitude de mettre en route une dernière cuisson, vers 16 heures. Évidemment, il n’était soudain plus question de laisser son four allumé toute la journée pour produire ainsi une cinquantaine de baguettes ! Et cette adaptation forcée a été le lot de l’ensemble des artisans en général, quelles que soient les professions. Leur obsession est devenue la traque à tout prix des économies d’énergie, encore plus qu’ils l’ont toujours fait auparavant. Mais bien sûr, personne n’a trouvé la bonne formule pour économiser deux tiers de l’énergie électrique qu’il consommait avant la guerre, c’était impossible ! Nos entreprises ont donc dû en urgence s’inscrire dans un futur où les économies d’énergie allaient devenir impératives et incontournables. On y arrivera partout, c’est malheureusement certain. Les entreprises qui ont besoin de beaucoup d’énergie pour fonctionner vont avoir du mal. Personnellement, j’estime à 15 ou 20 % l’énergie qu’on peut économiser grâce à des mesures relativement faciles à prendre…
Si on s’efforce de dépasser le stade des circonstances vécues si difficilement par le monde de l’entreprise face à cette hausse brutale et conséquente du coût de l’énergie, n’y a-t-il pas, au fond quelque chose de vertueux qui se met en place ?
Oui, tout à fait, on est entré dans le cycle de ce paradigme vertueux. Un signe ne trompe pas : nos futurs collaborateurs, ceux qu’on essaie aujourd’hui de recruter, sont entrés dans cette logique-là. On n’embauche plus aujourd’hui quelqu’un sur les seules bases du nombre d’heures à effectuer, des responsabilités et du salaire. L’immense majorité d’entre eux disent qu’il est important pour eux de savoir e que l’entreprise a entrepris pour préserver l’avenir de la planète. Ce sont des éléments très nouveaux et le monde de l’artisanat n’y échappe pas. Les entreprises qui ont déjà adopté de bonnes résolutions sur les problématiques des déchets, par exemple, ou sur l’emploi de véhicules électriques bénéficient d’un sacré avantage quant à leur recrutement, c’est un constat que nous avons fait…
Pour revenir aux conséquences des crises subies depuis trois ans par le monde de l’entreprise, faute de disposer déjà de statistiques précises, a-t-on une idée de l’état des sociétés artisanales ou des petites sociétés d’autres secteurs ?
En fait, pendant deux ans, les entreprises ont été sous l’assistance de ce véritable respirateur artificiel que fut le PGE, le Prêt garanti par l’État. Nous en sommes aujourd’hui au stade du remboursement et ce remboursement se retrouve donc couplé avec l’explosion gigantesque du coût de l’énergie et les effets de l’inflation, aussi. On se retrouve donc avec des entreprises qui certes ont du travail donc font du chiffre, mais qui ne font plus de résultat. Tout se ligue contre elles, y compris l’augmentation du coût du transport, de celui des matières premières et bien sûr l’augmentation inévitable des salaires, car il est évident que les entreprises qui n’ont pas traité ce point en 2022 ont aujourd’hui perdu des collaborateurs. Concernant les défaillances d’entreprises, on avait retrouvé le niveau enregistré avant la crise sanitaire. Il est trop tôt aujourd’hui pour connaître l’actualisation de ce chiffre, mais il est évident qu’il faut s’attendre à de gros dégâts, malgré les facilités de remboursement du PGE mises en place par l’État. Face à l’immensité de ces difficultés conjuguées, il n’y a qu’une attitude possible : faire le dos rond, tout faire pour ne pas faire de pertes et conserver au maximum ses clients. Considérer que 2023 va être une année de transition…
Reste que l’avenir peut paraître bien incertain…
En Europe particulièrement, parce que nous avons pris en compte mutuellement des impératifs écologiques importants, nous sortirons certainement moins compétitifs de cette succession de crises que d’autres continents moins regardants sur ces aspects. Il faudrait que les mêmes règles s’appliquent pour tout le monde, mais c’est évidemment illusoire…Parmi les chiffres positifs, on reste sur une vague haute en termes de créations d’entreprises. Et en ce qui concerne plus particulièrement la Chambre des Métiers d’Alsace, je me dois de souligner les bons chiffres de notre marque Artisans d’Alsace, bannière sous laquelle se sont labellisés un peu plus de 200 artisans. Cette cartographie étant réalisée, nous allons désormais nous adresser avec force au grand public… C’est un grand enjeu pour nos métiers, au moment où le monde artisanal est parvenu à gagner la confiance du consommateur.
Avec Jean-Luc Heimburger, votre homologue de la Chambre de Commerce et d’Industrie, vous êtes récemment intervenu avec force sur des aspects liés à l’attractivité de notre territoire, particulièrement celle de la ville de Strasbourg…
Je n’ai fait que traduire un constat : les entreprises artisanales qui travaillent sur l’Eurométropole de Strasbourg, toutes corporations confondues, se posent beaucoup de questions et elles sont inquiètes. Depuis le 4 avril, la maire de Strasbourg a mis en place une augmentation drastique du prix du parking en surface, qui plus est couplée avec une augmentation des billets du tram. Comment peut-on ainsi inciter les usagers de la ville à se garer toujours plus loin du centre-ville et, en même temps, augmenter le coût de leurs trajets via les transports collectifs ? C’est incroyable, non ? Et le monde économique, pour essayer d’améliorer ce qui peut l’être, tu le réunis un mois plus tard ! C’est insensé… Il y a un peu plus de deux ans, j’ai appris un nouveau mot : la co-construction. Je ne savais pas que cela consistait à être associé à un processus de décision… une fois que la décision a été prise ! Sur la place de la voiture en ville, je peux comprendre qu’on veuille l’éloigner de l’hypercentre. Je ne peux pas comprendre qu’on souhaite l’éliminer. Parce qu’il y a une vraie réalité économique derrière tout ça…
Et concernant les artisans, cette réalité économique se décline clairement : à leurs réelles difficultés économiques depuis 2020, on rajoute les effets de la ZFE (la Zone à Faible Émission, instituée depuis le 1er janvier dernier qui interdit année après année l’usage de certains véhicules selon leur degré de pollution – ndlr), et on rajoute également le parking sur Strasbourg qui devient hors de prix… Il y a, en matière économique, quantité de facteurs sur lesquels on ne peut pas influer : la crise sanitaire, on n’y pouvait rien, la guerre de l’Ukraine et ses conséquences sur le prix de l’énergie et la reprise de l’inflation, on n’y pouvait rien non plus… En revanche, la ZFE on n’est pas obligé d’y aller à marche forcée, et on n’est pas obligé non plus d’être drastique sur les conditions de stationnement ou de déplacement à Strasbourg… Les élus strasbourgeois qui ont pris cette décision n’ont-ils jamais pensé aux nombreux artisans qui proviennent de l’extérieur de Strasbourg ou de l’Eurométropole ? Croient-ils que devant l’accumulation des obstacles qu’on dresse devant eux ils vont continuer à vouloir travailler dans la ville et son agglomération ? Quand tu as une entreprise de peinture et que tu travailles dans des appartements en ville, tu vas déposer tes innombrables seaux de peintures à l’adresse du chantier, tu vas ensuite essayer de trouver une place de parking en périphérie dans les silos à usage puis prendre le tram pour enfin pouvoir se rendre sur son lieu de travail ? Et vice-versa dans le sens contraire ? C’est la garantie de perdre une heure le matin et une autre heure en fin d’après-midi dans les transports… Qui va les payer, ces deux heures-là ? Et je ne parle même pas des métiers de la restauration qui vont voir pas mal de clients les fuir, sans compter toutes les autres corporations qui interviennent dans leur écosystème… Aujourd’hui, je conclurais qu’on ne peut pas dissocier les problématiques liées à l’écologie de celles liées à l’économie. L’économie doit avoir son mot à dire quant aux décisions qui doivent être prises. L’attractivité de Strasbourg, ce n’est pas un gros mot ! »