Jean-Luc Nancy « Je me suis amusé comme un fou ! »

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La disparition, ce matin, de Jean-Luc Nancy a attristé toute la rédaction de Or Norme. Dès l’origine de notre titre, il y a plus de dix ans, nous avions régulièrement ouvert nos colonnes à ce philosophe tombé amoureux de Strasbourg il y a quarante ans au point d’y être resté fidèle sans interruption, refusant même, à la fin des années 80, les propositions de Deleuze de prendre sa succession à la tête du département philo de la fameuse fac de Vincennes. Le reportage ci-dessous a été publié dans le numéro 37 de Or Norme en juin 2020.
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Jean-Luc Nancy, natif de Gironde, habite depuis plus de quarante ans à Strasbourg. Ce choix qui fut une possibilité de travail (offerte par l’accueil de Lucien Braun, récemment disparu, à l’Université) autant qu’une attirance pour la proximité de la tradition littéraire, poétique et philosophique de l’Allemagne devint aussi une possibilité de vie.

Les grands cours sur Freud, Bataille, ou Hölderlin ont laissé des souvenirs inoubliables à leurs étudiants. Chacun était complémentaire de l’autre. C’était « Lacoue-Nancy », comme un seul nom.

Les femmes, les enfants et les amis ont tous bien connu la célèbre rue Charles Grad, dans la fumée des cigarettes aujourd’hui proscrites et les discussions jusque tard dans la nuit.

Mais « Nancy » est également devenu un philosophe mondialement reconnu dont le livre prophétique, La Peau fragile du monde (Ed. Galilée) vient de paraître. Impossible bien sûr de ne pas évoquer le Covid 19 et ses multiples conséquences, mais il s’agissait également de fêter les presque quatre fois vingt ans d’un « touche au Tout » de haut vol.

Or Norme : – Jean-Luc Nancy, comment allez-vous ? Comment avez-vous vécu ce confinement ?
« Ça n’est pas fini pour moi, et ça n’a pas énormément changé, ma santé est fragile, aussi je suis peu sorti sauf pour des promenades quotidiennes sur les bords de l’Ill ou dans le très joli petit jardin du Tivoli, resté ouvert. La floraison des arbres était vraiment magnifique. Dans les prochains temps, il n’y aura pas vraiment de changement.
Mais je me suis beaucoup occupé à faire des vidéos pour la chaîne de Jérôme Lèbre sur Youtube, à choisir des textes de grands philosophes comme Lucrèce, Boccace, Machiavel ou encore Artaud illustrés par des extraits de films pris avec mon téléphone portable, je me suis amusé comme un fou !
(Il sourit, un éclat enfantin dans son regard -ndlr)
On imagine que le confinement vous a donné à réfléchir ?… L’avez-vous trouvé trop tardif ?
Je ne sais pas, je n’ai pas vraiment suivi les informations au jour le jour, la question que je me pose c’est que peut-être, peut-être, n’aurait-il pas fallu confiner mais il n’est pas si simple de trancher…
J’entends bien les polémiques (y compris dans le milieu philosophique) sur la restriction de nos libertés sous la pression de la bonne conscience et du savoir mais je pense, comme Spinoza, que nous ne sommes de toute façon pas libres, étant soumis à tant d’autres éléments comme les habitudes, diverses déterminations, les pulsions, l’inconscient etc. 
Il me semble que le choix qui est à faire en ce moment est : où est l’urgence ? 
On peut regretter les hésitations et les mensonges du gouvernement. La France est des pays d’Europe qui se portent le plus mal, n’ayant plus de force politique, son système étant peut-être au bout…
Je redoute une très grosse crise de ce point de vue. On peut penser que ce pays actuellement le plus agité et le plus râleur poursuive la tradition des révolutions mais également que ce pays soit vieux, usé, et peut au final n’être plus qu’un beau souvenir. Je suis très heureux d’être Français, d’avoir hérité de cette culture et de cet esprit français mais il y a vraiment une réflexion à mener sur son usure.
Dans votre dernier livre La Peau fragile du monde, lequel semble annoncer ce qui arrive, et qui étrangement rejoint toute votre approche du toucher, quelque chose qui vous préoccupe de longue date, vous écrivez « Nous y sommes, elle craque, cette vieille peau du monde. Elle se dessèche, elle se desquame. On ne peut plus la toucher. Nous ne pouvons plus nous toucher. » Avec le Covid 19, la principale injonction est : ne vous touchez pas ! Comment en êtes-vous venu à cette pensée très en avance sur les événements ? 
On peut le voir, après-coup, comme un peu d’anticipation, et vous êtes la première à me poser cette question du toucher à propos de ce livre, mais on voit quand même bien depuis longtemps que quelque chose était en cours au moins du point de vue de l’écologie, de la disparition des espèces, des problèmes de l’eau dans le monde. Pas forcément d’un point de vue spécifiquement épidémiologique, sauf pour des gens comme Bill Gates ou Fred Vargas, mais de l’énorme crise écologique qui est visible pour tous depuis longtemps maintenant. C’est une réflexion au très long cours que je ne suis pas le seul à avoir poursuivie.
L’autre pan de cette réflexion est le temps : c’était avant le confinement mais on dirait que c’est exactement pendant. Vous écrivez : «Qu’est-ce que traverser un temps qui n’avance plus ? »
Ce temps est celui d’un pays qui semble comme coincé, dans une période marquée par la puissance de son histoire mais aussi par la perte de mobilisation et de forces, notamment politiques comme dit plus haut. On peut très bien imaginer que la France soit à un moment donné ou à un autre sous une autre souveraineté, peut-être chinoise, ou asiatique. Il y aura sans doute une redistribution des cartes, avec d’autres dominations techniques et économiques. L’Europe quant à elle, comme on l’a vu, est complètement en morceaux. À part l’éventuelle alliance de l’Allemagne avec la Russie, elle risque elle aussi de passer sous cette autre souveraineté.
Pour autant, pas de pessimisme de votre part ? Peut-on voir une « chance » alors, ou une ouverture dans ce qui arrive ?
Il y a toujours une chance ! (Il a un geste d’évidence et de conviction – ndlr)
Va-ton vers un épuisement ou une renaissance ? 
Eh bien, nous sommes dans une crise profonde, dont on ne sait pas encore vers quoi elle nous entraîne, mais j’y vois davantage les grands déplacements dont je vous parlais plus haut qu’autre chose. Quelque chose va venir d’ailleurs, n’oublions ni le Japon ni l’Inde, centrale aujourd’hui.
C’est l’année de vos quatre-vingt ans, comment vivez-vous le temps qui passe ?
Je ne suis absolument pas nostalgique, j’ai eu la chance d’avoir une bonne « machine » à part le cœur, qui s’use bien qu’il soit plus jeune que moi (JL Nancy a été greffé du cœur il y a près de trente ans -ndlr), j’ai beaucoup d’amis nostalgiques mais moi non, je ne souhaite qu’une chose, c’est que ça continue !
Des désirs aussi ?!
Oh oui, sinon on crève non ?! » (Grand sourire)

Jean-Luc Nancy, natif de Gironde, habite depuis plus de quarante ans à Strasbourg. Ce choix qui fut une possibilité de travail (offerte par l’accueil de Lucien Braun, récemment disparu, à l’Université) autant qu’une attirance pour la proximité de la tradition littéraire, poétique et philosophique de l’Allemagne devint aussi une possibilité de vie.

Les grands cours sur Freud, Bataille, ou Hölderlin ont laissé des souvenirs inoubliables à leurs étudiants. Chacun était complémentaire de l’autre. C’était « Lacoue-Nancy », comme un seul nom.
Les femmes, les enfants et les amis ont tous bien connu la célèbre rue Charles Grad, dans la fumée des cigarettes aujourd’hui proscrites et les discussions jusque tard dans la nuit. Mais « Nancy » est également devenu un philosophe mondialement reconnu dont le livre prophétique, La Peau fragile du monde (Ed. Galilée) vient de paraître. Impossible bien sûr de ne pas évoquer le Covid 19 et ses multiples conséquences, mais il s’agissait également de fêter les presque quatre fois vingt ans d’un « touche au Tout » de haut vol.

Or Norme : – Jean-Luc Nancy, comment allez-vous ? Comment avez-vous vécu ce confinement ?

« Ça n’est pas fini pour moi, et ça n’a pas énormément changé, ma santé est fragile, aussi je suis peu sorti sauf pour des promenades quotidiennes sur les bords de l’Ill ou dans le très joli petit jardin du Tivoli, resté ouvert. La floraison des arbres était vraiment magnifique. Dans les prochains temps, il n’y aura pas vraiment de changement. Mais je me suis beaucoup occupé à faire des vidéos pour la chaîne de Jérôme Lèbre sur Youtube, à choisir des textes de grands philosophes comme Lucrèce, Boccace, Machiavel ou encore Artaud illustrés par des extraits de films pris avec mon téléphone portable, je me suis amusé comme un fou ! (Il sourit, un éclat enfantin dans son regard -ndlr)

On imagine que le confinement vous a donné à réfléchir ?… L’avez-vous trouvé trop tardif ?

Je ne sais pas, je n’ai pas vraiment suivi les informations au jour le jour, la question que je me pose c’est que peut-être, peut-être, n’aurait-il pas fallu confiner mais il n’est pas si simple de trancher…
J’entends bien les polémiques (y compris dans le milieu philosophique) sur la restriction de nos libertés sous la pression de la bonne conscience et du savoir mais je pense, comme Spinoza, que nous ne sommes de toute façon pas libres, étant soumis à tant d’autres éléments comme les habitudes, diverses déterminations, les pulsions, l’inconscient etc. Il me semble que le choix qui est à faire en ce moment est : où est l’urgence ?
On peut regretter les hésitations et les mensonges du gouvernement. La France est des pays d’Europe qui se portent le plus mal, n’ayant plus de force politique, son système étant peut-être au bout…
Je redoute une très grosse crise de ce point de vue. On peut penser que ce pays actuellement le plus agité et le plus râleur poursuive la tradition des révolutions mais également que ce pays soit vieux, usé, et peut au final n’être plus qu’un beau souvenir. Je suis très heureux d’être Français, d’avoir hérité de cette culture et de cet esprit français mais il y a vraiment une réflexion à mener sur son usure.

© Nicolas Roses

Dans votre dernier livre La Peau fragile du monde, lequel semble annoncer ce qui arrive, et qui étrangement rejoint toute votre approche du toucher, quelque chose qui vous préoccupe de longue date, vous écrivez « Nous y sommes, elle craque, cette vieille peau du monde. Elle se dessèche, elle se desquame. On ne peut plus la toucher. Nous ne pouvons plus nous toucher. » Avec le Covid 19, la principale injonction est : ne vous touchez pas ! Comment en êtes-vous venu à cette pensée très en avance sur les événements ?

On peut le voir, après-coup, comme un peu d’anticipation, et vous êtes la première à me poser cette question du toucher à propos de ce livre, mais on voit quand même bien depuis longtemps que quelque chose était en cours au moins du point de vue de l’écologie, de la disparition des espèces, des problèmes de l’eau dans le monde. Pas forcément d’un point de vue spécifiquement épidémiologique, sauf pour des gens comme Bill Gates ou Fred Vargas, mais de l’énorme crise écologique qui est visible pour tous depuis longtemps maintenant. C’est une réflexion au très long cours que je ne suis pas le seul à avoir poursuivie.

L’autre pan de cette réflexion est le temps : c’était avant le confinement mais on dirait que c’est exactement pendant. Vous écrivez : «Qu’est-ce que traverser un temps qui n’avance plus ? »

Ce temps est celui d’un pays qui semble comme coincé, dans une période marquée par la puissance de son histoire mais aussi par la perte de mobilisation et de forces, notamment politiques comme dit plus haut. On peut très bien imaginer que la France soit à un moment donné ou à un autre sous une autre souveraineté, peut-être chinoise, ou asiatique. Il y aura sans doute une redistribution des cartes, avec d’autres dominations techniques et économiques. L’Europe quant à elle, comme on l’a vu, est complètement en morceaux. À part l’éventuelle alliance de l’Allemagne avec la Russie, elle risque elle aussi de passer sous cette autre souveraineté.

Pour autant, pas de pessimisme de votre part ? Peut-on voir une « chance » alors, ou une ouverture dans ce qui arrive ?

Il y a toujours une chance ! (Il a un geste d’évidence et de conviction – ndlr)

Va-ton vers un épuisement ou une renaissance ?

Eh bien, nous sommes dans une crise profonde, dont on ne sait pas encore vers quoi elle nous entraîne, mais j’y vois davantage les grands déplacements dont je vous parlais plus haut qu’autre chose. Quelque chose va venir d’ailleurs, n’oublions ni le Japon ni l’Inde, centrale aujourd’hui.

C’est l’année de vos quatre-vingt ans, comment vivez-vous le temps qui passe ?

Je ne suis absolument pas nostalgique, j’ai eu la chance d’avoir une bonne « machine » à part le cœur, qui s’use bien qu’il soit plus jeune que moi (JL Nancy a été greffé du cœur il y a près de trente ans -ndlr), j’ai beaucoup d’amis nostalgiques mais moi non, je ne souhaite qu’une chose, c’est que ça continue !

Des désirs aussi ?!

Oh oui, sinon on crève non ?! » (Grand sourire)

© Nicolas Roses