Jérôme Fourquet, « Un nouveau séisme au soir du second tour ? À ce stade, on ne sait pas… »

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Mais au juste, quel est donc ce pays qui s’apprête à voter les 10 et 24 avril prochains ? Dans son bureau à Paris convergent des flots de données statistiques qui dessinent le visage de la France de 2022 : rencontre avec Jérôme Fourquet, directeur du département Opinion à l’IFOP. Cet expert en géographie électorale et fin analyste politique, déjà auteur du passionnant L’Archipel français (Éd. du Seuil) en 2019 vient de copublier La France sous nos yeux avec le renfort du journaliste Jean-Laurent Cassely. Brassant économie, paysages et nouveaux modes de vie, Jérôme Fourquet analyse comme personne ces mutations profondes qui expliquent tant de choses sur notre pays profond…

Passer un long moment sans trop de contraintes de temps avec Jérôme Fourquet, c’est à coup sûr voyager au coeur de cette France que nous croyons connaître, mais dont une bonne part continue à nous dérouter. C’est cette même France qui s’affiche d’ailleurs dans son dos lorsqu’il est assis à son bureau du siège du plus ancien des instituts de sondage français. La carte est très dépouillée, mais peu importe, celui qui nous la commente est un vrai expert de notre pays. Il lit comme personne à travers les données et sait attirer notre attention sur « les plates-formes logistiques d’Amazon, la poussée démographique en direction de la façade atlantique, la multiplication des parcs de loisirs et des centres commerciaux, les influences culturelles américaines, les émissions de Stéphane Plaza, les livreurs de sushis, les itinéraires des go fast, les stages de jeûne dans la Drôme, la premiumisation des stations de ski, le recours accru aux coachs, les Églises évangéliques ou bien encore les boulangeries de rond-point »… Le gros pavé de presque 500 pages que constitue le livre de Jérôme Fourquet contient des clés vitales pour appréhender cette France qui s’apprête à voter lors de l’événement majeur de son système électoral. C’est leur traduction politique que nous commentons dans cet entretien, elle va largement conditionner le résultat de l’élection présidentielle d’avril prochain…

À deux mois du premier tour des Présidentielles (nous nous rencontrons ce lundi 7 février), à quelle France avons nous affaire ? Dans quel contexte les électeurs s’apprêtent-ils à aller glisser leur bulletin dans l’urne, du moins pour ceux qui vont se déplacer ?

Cette élection va se dérouler dans une société que j’ai en effet qualifiée d’archipellisée, c’est à dire extrêmement fragmentée. D’ailleurs, à l’heure où on se parle, les intentions de vote dessinent ce paysage très éparpillé… En outre, il est en profonde recomposition et très loin d’être stabilisé. Si je voulais utiliser une métaphore géologique, je dirais que nous avions constaté pas mal de signes avant-coureurs depuis longtemps, autant de secousses qui annonçaient en fait le bigbang de 2017, ce vrai choc sismique majeur que fut la victoire de Emmanuel Macron après la disqualification de François Fillon, l’effondrement du Parti Socialiste et la qualification pour le deuxième tour d’une Le Pen, ce nom réapparu au second tour pour la deuxième fois en quinze ans. En fait, on assiste aujourd’hui sur le plan politique et électoral à une mise en conformité un peu tardive et à tâtons du paysage électoral avec la réalité sociale, économique et géographique du pays qui s’est considérablement modifiée lors des dernières décennies. À son tour, face un long décalage dans le temps, la sphère politique a fini par entrer en ébullition elle aussi…

Un des moments-clés de l’avènement de la société française d’aujourd’hui, vous l’illustrez très judicieusement dans votre livre, se passe en 1992 : en l’espace d’à peine deux mois, la citadelle ouvrière de Renault-Billancourt ferme ses portes et Disneyworld Paris ouvre les siennes à Marne-la-Vallée…

Voilà. Et la même année, c’est le référendum de Maastricht – c’est du 51-49, le oui l’emporte donc de justesse – et, un peu plus tard, en 2005, c’est le non au projet de constitution européenne qui l’emporte, ce qui nous permet, avec Emmanuel Todd qui, je crois, figure aussi dans vos colonnes, de voir émerger une carte politique entièrement nouvelle et inédite qui ne correspond plus du tout au vieux cadastre traditionnel de la France de gauche et de la France de droite. Mais on a eu tendance un peu vite à la mettre sous la pile, en quelque sorte, car ensuite, à chaque fois, l’ordonnancement gauche/droite a repris ses droits en tant que loi d’airain intangible de notre vie politique. Voilà pour les secousses qui ont précédé le big-bang de 2017 et l’élection de Macron dont je parlais tout à l’heure. Maintenant, bien malin serait celui qui pourrait pronostiquer ce qui va se passer en saison 2, mais j’adhère assez à l’expression d’Édouard Philippe qui en tant que Premier ministre a eu la charge d’aller quêter quelques soutiens de centre-doit avant les élections européennes : « La poutre travaille encore » avait-il dit. Qu’allons-nous avoir sous nos yeux au soir du second tour ? Un nouveau séisme ou la poursuite de la transformation engagée il y a cinq ans ? À ce stade, on ne sait pas…

Sur un autre plan, lors des Présidentielles 2017, il y a eu douze millions d’électeurs qui se sont abstenus, soit presque un quart des inscrits. La tendance est clairement à une progression importante des rangs de ceux qui n’iront pas voter. À travers le prisme de cette France fragmentée que vous décrivez, de quoi cette très forte abstention est-elle le nom ?

Scrutin après scrutin, depuis trente ou quarante ans, on constate cette progression de l’abstention. En 2017, il y a eu plus de 50 % d’abstentionnistes aux Législatives qui ont suivi l’élection présidentielle. 50 % ! Pour les députés qui font les lois !! Et cette abstention a atteint les deux tiers des électeurs pour les récentes élections régionales. Quand nous sondons l’opinion sur ce sujet, la première réponse qui fuse est : ça ne sert à rien d’aller voter ! Quand on creuse un peu, on tombe sur l’idée très ancrée chez beaucoup de nos concitoyens : quelle que soit la couleur des vainqueurs, notre vie quotidienne ne changera pas ou ne sera que très, très peu modifiée. Souvent, on entend : on a eu la gauche, on a eu la droite et rien n’a changé. En 2017, les électeurs ont essayé autre chose : et la gauche et la droite. Manifestement, la promesse macronienne d’une révolution démocratique et citoyenne a laissé sur leur faim pas mal de nos concitoyens. Pour beaucoup de gens, cette ultime tentative n’a eu un résultat que tout à fait marginal sur l’amélioration de leur vie quotidienne. Avant 2017, les Français avaient vécu une quasi-alternance parfaite entre la gauche et la droite et l’insuccès des politiques menées avait été sanctionné par la montée constante de l’abstention. Aujourd’hui, ils traduisent leur sentiment par ces mots : « De toute façon, tout est décidé à Bruxelles et quand il ne s’agit pas de décisions politiques, ce sont les multinationales qui tirent les ficelles et font la loi. » Et je ne parle pas ici de ceux qui ont versé dans le complotisme… Non, les électeurs pensent que nos élus n’ont plus les manettes en main et que leurs marges de manoeuvre n’existent plus. Dans ces conditions, à quoi bon se déplacer ? Voilà le ressort principal qui explique cette abstention. Il y en a un deuxième qui permet notamment d’expliquer pourquoi l’abstention est si forte parmi les nouvelles générations : le caractère quasi ritualisé et sacré du vote perd en consistance dans les jeunes générations en tant que pilier d’une sorte de religion républicaine. Ça va de pair, à mon avis, avec un autre effondrement, celui de la pratique religieuse catholique. Tout cela se passait le même jour, le dimanche. Nous sommes nombreux à nous souvenir de la première fois où, enfant, nous nous sommes rendus au bureau électoral, avec nos parents puis plus tard, de la première fois où nous avons glissé notre tout premier bulletin dans l’urne. On a entendu alors pour la première fois notre nom puis « a voté ! ». De mon point de vue, cette culture républicaine vieillit : elle s’étiole et pire, elle se corrode et se délite au fur et à mesure du renouvellement des générations. On ne va plus ni à l’église ni au bureau de vote… Pour autant, est-ce la preuve d’un désintérêt total pour la chose publique de la part des jeunes générations ? Pas forcément : les jeunes manifestent, ils pétitionnent via les réseaux sociaux où ils participent aussi à nombre de forums, de tchats et ils consultent des publications qui traitent de l’actualité politique. Mais pour eux, le caractère absolument central et sacré du passage à l’isoloir a perdu de son sens.

À ce sujet, la mise sur pied d’un vote électronique sur plusieurs jours comme on le voit dans de plus en plus de pays pourrait peut-être inverser la tendance, non ?

Cette solution pourrait sans doute être bonne à prendre, mais il faudrait des garde-fous pour se prémunir d’éventuelles manipulations. Mais oui, pourquoi pas… Cependant, ce ne serait qu’une simple réponse technique à un problème qui, selon moi, est infiniment plus profond. Face à l’idée que gauche et droite c’est pareil ou la conviction qu’aujourd’hui ma voix ne pèse pas grand-chose, ce type de solution technique ne renversera pas seule la tendance de fond…

Vous citiez il y a quelques minutes les plus de 50 % d’abstention aux Législatives de 2017. Comment pourrait-il en être autrement quand on constate l’extrême verticalisation du pouvoir autour du président et le peu de considération dans lequel a été tenue la représentation nationale à l’Assemblée, devenue une simple chambre d’enregistrement ? Encore pire qu’à l’époque des godillots, comme on surnommait les députés de la majorité gaulliste à la fin des années soixante…

En ce qui concerne les Législatives, vous avez tout à fait raison. Dans un environnement où l’abstention progresse inexorablement jusqu’à atteindre des sommets stratosphériques comme lors des dernières Régionales, l’élection présidentielle était jusqu’à présent une élection qui semblait préservée quelque peu du phénomène. Et on comprend bien pourquoi : personnellement, j’ai appelé ça le syndrome « Allez me chercher le patron ! » On a quand même tous bien ancré dans nos têtes la conviction que l’élection présidentielle constitue l’élection-reine. Ce syndrome a encore été amplifié sous le quinquennat qui se termine et pour deux raisons : la première tient à la façon de gouverner de Emmanuel Macron, une façon très « jupitérienne » pour reprendre ses propres termes. La deuxième est le contexte, notamment sanitaire avec la crise Covid qui, en France a été gérée de façon extrêmement centralisée. Je ne rappellerai que quelques exemples parmi les plus emblématiques : à la fin du premier confinement, les maires bretons voulaient rouvrir leur plage, mais cela nécessitait l’autorisation de Paris ! Et je vous fais grâce des allocutions présidentielles lors des sorties des confinements et des manchettes de la presse : « 68 millions de personnes suspendues aux lèvres du président ». Autre anecdote presque incroyable : à Roland-Garros, en juin dernier, la demifinale Nadal-Djokovic dure très longtemps et on réalise qu’elle ne pourra pas se jouer jusqu’au bout, avec le couvre-feu fixé à 23 heures. Il va falloir l’accord des autorités les plus élevées. La direction du tournoi va donc appeler la ministre des Sports, qui va en référer à Matignon qui demandera l’accord de l’Élysée… Les électeurs ont très bien compris que tout se décide là-haut. Alors, ils se déplacent encore pour l’élection présidentielle. Mais pour les Législatives, ils se disent : « On a déjà fait le boulot le mois dernier, on vient d’élire le boss. Inutile de se déplacer… ». Eux aussi ont donc constaté l’affaiblissement des pouvoirs de l’Assemblée nationale. Il y a deux raisons à cela : la large victoire du camp macroniste qui avait opté, du fait d’un historique inexistant, pour des candidats tout à fait novices pour les Législatives et, la deuxième raison, celle-ci tout à fait réglementaire, est l’entrée en vigueur concomitante de la loi sur le non-cumul des mandats. On s’est donc retrouvé avec une majorité macroniste quelque peu hors-sol avec très peu d’expérience politique et, en ce qui concerne l’Assemblée tout entière – opposants compris – plus aucun député n’étant également maires. Résultat : l’activité de l’Assemblée nationale s’est vite apparentée à une simple chambre d’enregistrement, renforçant le sentiment que le seul vrai pouvoir était à l’Élysée et pas ailleurs !

La recomposition du paysage politique français n’est sans doute pas terminée. Si Valérie Pécresse ne figure pas au second tout le 24 avril prochain, comme les sondages le laissent penser à l’heure où nous nous rencontrons, c’est LR qui explose immédiatement et qui rejoint le PS en enfer, non ?

Oui. Et j’en reviens à l’expression de Édouard Philippe « La poutre travaille encore… » : la déflagration majeure de 2017, c’est l’élection de Macron et l’effondrement de Fillon, mais aussi celui du PS, avec Hollande qui ne se représente pas et les 6 % de Benoît Hamon. Après les Législatives, seule une trentaine de députés PS siègent à l’Assemblée. Il y en a encore une centaine pour LR. Donc, pour ces deux piliers qui structuraient la vie politique française depuis des décennies, l’un a été complètement dynamité et l’autre s’est mis à survivre cahin-caha. Ce qui se joue aujourd’hui c’est bien le dynamitage total de ce deuxième pilier. Si Pécresse est éliminée dès le premier tour, l’onde de choc va en effet être considérable, LR sera passé à la centrifugeuse avec une aile modérée qui n’aura plus qu’à rallier la majorité macronienne ou post-macronienne avec Édouard Philippe. Beaucoup de barons de l’aile droite actuelle de LR s’en iront explorer lesterres de la recomposition des droites. C’est cette séquence qui va de toute façon s’ouvrir, quelle que soit l’issue du scrutin, puisque Marine Le Pen a déjà annoncé qu’elle quitterait la vie politique. Tout ce qui se passe aujourd’hui autour de Éric Zemmour, notamment les ralliements de cadres venus du Rassemblement national et dans une moindre mesure de LR, illustre leur volonté de peser dans la recomposition politique en cours. Alors oui, si Pécresse n’est pas au second tout, LR subira le sort de l’olive. Déjà pressée à froid en 2017, elle va repasser au moulin une seconde fois. Il n’en restera rien…

Dans cette campagne, il semblerait qu’on reprenne conscience, soudainement, des ravages de la désindustrialisation, une thématique dont les conséquences sont particulièrement mises en lumière dans vos livres…

Oui, c’est une forme de remise à l’agenda, je dirais. Il y a deux explications à cela : ce phénomène de désindustrialisation a été si violent et d’une ampleur si totale qu’on a quelque part touché le fond de la piscine et que la société civile a fini par se rendre vraiment compte de l’ampleur du désastre. La deuxième explication de cette prise de conscience a sans doute été soulignée avec encore plus d’acuité par les suites de la crise Covid, quand on a réalisé brutalement qu’on ne produisait plus le moindre masque et, encore pire, que plus un gramme de paracétamol n’était produit en France. La crise sanitaire a mis en lumière ces révélateurs, de façon flagrante et impitoyable. Nos enquêtes l’ont vite montré : la thématique de la réindustrialisation n’a cessé d’être de plus en plus citée et les politiques ont donc fini par s’en emparer… Quant à la pertinence des décisions qui seront prises à court terme, c’est une autre question, que nous étudierons bien sûr…

Dernière question qui nous ramène clairement à votre analyse du jeu politique actuel. Le président sortant a sciemment décidé d’être clivant, comme le montre sa sortie sur le fait « d’emmerder », ce sont ses termes, les non-vaccinés. Ce clivage, n’est-ce pas une façon pour lui de choisir clairement son adversaire du second tour ?

C’est tout à fait ça. Il y a une dimension très tactique qui est évidente : si on a affaire à un candidat d’extrême-droite au second tour, ce sera électoralement pour lui la configuration la plus confortable, car même si ça marchera sûrement moins bien que par le passé, le phénomène du front républicain jouera son rôle. Mais il y a une seconde dimension à mon avis beaucoup plus idéologique : c’est sa volonté de faire enfin advenir ce fameux Nouveau Monde politique qui serait désormais entièrement structuré par l’affrontement entre ce que les macronistes appellent les progressistes, d’un côté, et les nationalistes de l’autre. Autrement dit, comme cela s’est déjà traduit à propos de la crise Covid, le parti de la raison versus le parti des complotistes ou des gens peu au clair sur ces questions sanitaires. Ce qui est sous-jacent, c’est cette volonté de faire advenir ce nouveau clivage en lieu et place du vieux clivage gauche/droite qui a explosé. Nous, le camp de la raison, proeuropéenne, réformiste et gestionnaire qui a vocation à agréger les gens de bonne volonté du centre-gauche au centre-droit, face aux radicaux, aux dingos et aux extrémistes. Pour moi, il y a bel et bien cette volonté d’installer un nouvel ordre politique national. Ce qui nous ramène à ma réponse à votre première question, où en est-on ? Pour les analystes, il y a une chose qui est très frappante : la déconnexion complète, depuis ce quinquennat, entre les élections nationales et les élections locales. Historiquement, un parti, la gauche ou la droite, remportait la Présidentielle et les Législatives et, en général, on pouvait être sûr que tous les scrutins intermédiaires qui se dérouleraient sous cette mandature-là seraient défavorables au plan local au parti vainqueur au plan national. Depuis 2017, nous avons eu le duopole Macron/Le Pen à la Présidentielle qu’on a retrouvé deux ans plus tard aux Européennes avec leurs deux partis qui ont fini largement en tête, mais, parallèlement, les élections municipales, départementales et régionales qui ont été remportées, certes avec une très forte abstention, par la gauche ou la droite traditionnelles, comme une survivance de l’Ancien Monde. On n’est plus dans la théorie des cycles intermédiaires, on est sur deux niveaux bien distincts : une résistance de l’Ancien Monde, sur ses bastions locaux, mais qui n’imprime plus au niveau national. À l’inverse, on a des partis qui dominent le nouveau paysage politique au plan national, mais qui n’ont pas encore la capacité à s’enraciner au plan local ou régional. À partir de là, deux scénarios sont envisageables en avril : soit on a une qualification de Valérie Pécresse au second tour avec sa victoire finale éventuelle et on connaîtra alors un retour vers le clivage traditionnel, soit Macron est reconduit et la recomposition politique s’accélérera, avec un important changement du côté de ce qu’on appelle encore aujourd’hui la gauche, un magistère réel du parti écolo sur ce qui restera du PS…