La culture mise en friche : rencontre avec Raphaël Charpentié
Deux mois après la réouverture des lieux d’art, Or Norme a souhaité aller à la rencontre de ses principaux acteurs. Rencontre avec Raphaël Charpentié, directeur artistique de la galerie AEDAEN qui nous parle du rapport physique aux œuvres d’art.
Comment avez-vous vécu cette période de confinement?
J’ai l’impression qu’on l’a vécu à la manière de pas mal d’artistes avec qui on travaille, comme un moment de mise en friche, une période de fermentation pendant laquelle les choses se sont ralenties. Ça nous a aussi permis de recadrer des choses, en tout cas de redonner peut-être une direction à la galerie, avec une meilleure adaptabilité au chaos des événements.
Une stratégie de communication particulière a-t-elle été pensée par rapport à cette mise à distance des publics ?
Là où beaucoup de nos camarades galeristes ont beaucoup insisté sur le numérique, nous d’une manière un peu intuitive et instinctive, on s’est détaché de ça. Je crois que c’était un bon choix. Parce qu’on le voit, maintenant qu’on a rouvert, les gens marquent un attachement à la matérialité des oeuvres, à leur présence, à leur vibration. Dans cette surenchère de propositions numériques au travers des écrans il y a une perte de sens, un côté supermarché. On oublie qu’il n’y a pas que les yeux qui fonctionnent, il y a la présence physique, c’est comme ça que les œuvres existent. Il y a cette importance du corps tout entier, surtout avec cette maladie qui nous a physiquement éloigné les uns des autres, avec le respect de la distanciation prophylactique. Le fait est que se retrouver face aux œuvres, ça réintroduit du charnel et c’est très important pour la galerie. Et puis c’est aussi une forme de respect des collectionneurs, parce qu’on ne vend pas l’image des œuvres, on vend des œuvres, et ça nécessite une confrontation avec des objets.
Comment s’est passée la réouverture ?
La réouverture, c’était le 11 mai, le jour du déconfinement. On savait qu’on avait droit à cinquante personnes au plus dans la galerie, et comme il y a rarement cinquante personnes ensemble dans la galerie, on n’a pas pris de précautions particulières, si ce n’est qu’on est venu avec des masques et qu’on a mis du gel hydroalcoolique à disposition du public. Ça a été la première réouverture. La deuxième c’est quand on a ouvert la brasserie et la pizzeria en face. À cause des mesures liées à ces réouvertures, il y a eu cette volonté d’étendre la terrasse dans la première partie de la galerie. On était heureux, les gens sont venus, dès le début. Parce qu’ils avaient envie de sortir, parce qu’ils voulaient voir des choses, ils passaient presque comme des vacanciers qui redécouvrent leur ville, ils étaient contents que ça réouvre.
Et comment s’envisage la suite ?
Au niveau de la programmation, tout ce qui était prévu entre mars et octobre, tout a bougé. Plein d’expositions ont sauté. On a gardé les deux expositions les plus importantes qui devaient avoir lieu en mars/avril pour les déplacer en septembre (l’exposition sur les objets vaudou, et l’exposition Maison de Force) parce qu’il y avait beaucoup d’énergie engagée dans ces projets et que ça nous tenait vraiment à cœur. Après, tous les projets engagés avec le Festival du Film Fantastique, avec Musica, avec l’Ososphère… tout ça, ça a sauté. On a remplacé ces événements par un solo show de Theresa Möller, une artiste qu’on défend, et qui a son public à Strasbourg, et on a rajouté également un petit showroom d’une artiste de Leipzig qui s’appelle Eva Citarella pour tout l’été.
Et économiquement ?
Économiquement, pour l’instant c’est vraiment une période de chaos parce que les gens qui ont les moyens de collectionner sont aussi des gens dont le portefeuille va être affecté par la crise en cours et à venir. Pour l’instant on ne sait pas trop sur quel pied danser, on prend les choses comme elles arrivent, au jour le jour. C’était déjà un peu le chaos avant, mais on pouvait se projeter assez facilement sur six mois, là on laisse venir. Toutes nos décisions sont guidées par de l’intuitif, du sensible, et ça devient intéressant parce qu’on est obligé de se positionner sur un temps long et incertain. On le voit, le court-termisme, en entreprise comme ailleurs, ça ne permet plus d’avoir les outils pour appréhender cette temporalité. Les outils dont on a besoin aujourd’hui c’est les outils du moyen et du long terme. Et c’est bien, ça permet de ralentir les choses, de mettre en avant le coopératif, l’émotionnel, mais aussi la raison, et moins l’avidité. Je pense qu’il y a une prise de conscience plus générale, que la victoire des écologistes aux municipales par exemple, doit aussi beaucoup à cette situation. C’est dans cette pensée écologiste qu’on retrouve cet esprit de résilience. Même si le mot est un peu galvaudé de nos jours, c’est un très joli mot, c’est un mot qui parle de notre capacité à encaisser les chocs, et à les surmonter. Je crois que c’est ce dont on a besoin en ce moment.