Le droit local alsacien-mosellan est-il un exemple pour l’Europe ?

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Article publié dans le hors-série 100 ans de droit local

Le droit local alsacien-mosellan a été façonné au coeur de l’Europe et de son histoire tumultueuse. C’est le message que veut rappeler Jean-Noël Barrot, ministre délégué chargé de l’Europe. Son expression dans Or Norme marque aussi tout l’intérêt du gouvernement pour le droit local et pour les festivités liées à son centenaire.

Le droit local alsacien-mosellan fête ses 100 ans. Est-ce que cet anniversaire revêt un caractère particulier pour le gouvernement ?

Jean-Noël Barrot : Fêter 100 ans d’existence d’un droit est un symbole fort de résilience et de modernité.
Le droit local alsacien-mosellan est le fruit de l’Histoire riche et parfois tragique du territoire, rythmée par des changements de souveraineté entre la France et l’Allemagne. Non seulement ce droit local est né et a survécu aux deux Guerres Mondiales et aux nombreux changements politiques, mais il a également su s’adapter aux exigences contemporaines, ce qui lui permet d’être toujours appliqué aujourd’hui. De plus, la reconnaissance du droit local par le Conseil constitutionnel français comme un principe fondamental illustre l’intégration réussie de spécificités régionales dans le cadre national, renforçant ainsi sa réalité à l’échelle nationale.
Fêter les 100 ans de ce droit met en lumière l’Histoire régionale, mais également l’Histoire de la France, et ainsi la persévérance d’une tradition juridique et culturelle unique qui sait s’adapter aux innovations de son temps.

Si on devait schématiser, le droit local c’est le meilleur du droit français et le meilleur du droit allemand au profit des habitants et sans considération des origines de la loi. Est-ce que cela ne peut pas devenir un exemple pour l’Europe de demain ?

J.-N. B. : Le couple franco-allemand peut impulser une logique nouvelle de convergence en Europe. Le droit local démontre que des deux côtés de la frontière, il est possible de s’inspirer de bonnes pratiques pour les mettre au service de l’ensemble des citoyens français et allemands.
C’est la raison pour laquelle en 2019, les députés français et les députés allemands ont voté et créé l’Assemblée parlementaire franco-allemande. Cette initiative inédite qui rassemble 50 députés français et 50 députés allemands permet un contrôle conjoint de leurs exécutifs nationaux dans la bonne application du traité d’Aix-la-Chapelle, une harmonisation de nos droits des deux côtés de la frontière et nous rapproche sur des sujets stratégiques tels que les politiques environnementales, de défense ou celles de l’emploi. J’ai d’ailleurs eu l’occasion de fêter, aux côtés de Brigitte Klinkert et Niels Schmid, les 5 ans de cette assemblée parlementaire au mois de mars. L’amitié franco- allemande est essentielle et structurante pour l’Europe, et le territoire alsacien en mesure bien sûr son importance.

Tout le monde attend avec impatience la loi sur la décentralisation. Selon vous, aura-t-elle un impact sur le droit local alsacien-mosellan ?

J.-N. B. : Depuis 2017, il y a eu plusieurs avancées importantes pour les territoires et en faveur de la décentralisation.
C’est notamment le cas de la loi 3DS et du travail innovant porté par Jacqueline Gourault lorsqu’elle était Ministre en charge des collectivités territoriales. Cette loi, d’ores et déjà mise en oeuvre, est la première qui comporte un volet transfrontalier et régule les schémas régionaux de santé pour décliner de façon opérationnelle l’organisation des soins transfrontaliers du quotidien, mais aussi de l’urgence et des cas de pandémie. Elle renforce la coopération entre les collectivités frontalières et règle des irritants du quotidien. Je pense notamment à l’organisation d’évènements sportifs !
De manière générale, depuis 2017, avec l’impulsion du Président de la République, nous avons développé les circuits courts entre les citoyens et la décision publique (Grands Débats, CNR territoriaux…) en privilégiant des modèles de différenciation des territoires, qui permettent de s’adapter aux réalités et aux spécificités de ces derniers. C’est une approche différente des anciennes grandes vagues de décentralisation uniforme portées par Defferre et Balladur, qui respectent les spécificités de chaque territoire.
Les députés Eric Woerth et David Valence travaillent sur les prochaines pistes de réflexion à mettre en oeuvre en termes de décentralisation et d’organisation administrative. Nous verrons quelles en seront les conclusions, mais ces dernières se concentreront surtout sur les compétences et les contours des territoires et ne devraient pas avoir un impact significatif sur le droit local.

Des partis politiques d’extrême-gauche sont farouchement opposés au droit des cultes en Alsace-Moselle. Pourtant ses habitants y sont favorables, car il organise la laïcité, le dialogue interreligieux, et permet de la part des administrations un contrôle du fait religieux comme dans de nombreux autres pays européens, qu’en pensez-vous ?

J.-N. B. : La laïcité est aussi le respect de la liberté de culte. C’est le sens du dialogue interreligieux en Alsace-Moselle. Le modèle alsacien-mosellan a permis des succès d’entente et d’écoute à l’échelle des quartiers qui sont remarquables, je pense notamment à l’Oasis de la rencontre à la Meinau ou encore aux Sacrées Journées. Ces temps d’échange et de construction de projets communs sont une force qui contribue à la concorde au sein du territoire d’Alsace-Moselle.

Au moment où l’Europe est accusée de tous les maux, et notamment de primer sur les droits nationaux, le droit local alsacien-mosellan est-il garanti par l’Union européenne ?

J.-N. B. : Le droit alsacien-mosellan, comme tous les droits y compris le droit national, doit composer dans le cadre juridique européen. Certaines dispositions du droit local ont dû être actualisées ou abrogées pour respecter les textes internationaux et les règlements de l’Union européenne, telle que l’abrogation du délit de blasphème, qui était encore applicable selon le Code pénal allemand de 1871. Ce délit a été aboli en 2017, afin que le droit local soit en adéquation avec les principes de liberté d’expression reconnus à l’échelle nationale et européenne. Le droit alsacien-mosellan est soumis aux mêmes règles que les autres et c’est ce qui participe également à son maintien. Il est essentiel, dans un système démocratique, que les droits s’adaptent aux enjeux et défis contemporains.

Strasbourg, capitale de l’Europe est au coeur du droit local et de ses institutions. Malgré les attaques externes et internes qui lui reprochent « ses particularismes », serez-vous un défenseur impitoyable de Strasbourg en tant que siège du Parlement européen ?

J.-N. B. : Sans l’ombre d’un doute ! Mon premier déplacement en France en tant que ministre chargé de l’Europe était à Strasbourg. Depuis ma nomination en février, je m’y suis rendu une fois par mois, à l’occasion des sessions plénières du Parlement européen, mais aussi de nos opérateurs européens qui y siègent.
Strasbourg accueille non seulement le siège du Parlement européen, mais également le Conseil de l’Europe, garant des droits de l’Homme, ainsi que la Cour européenne des droits de l’Homme, dernière instance de justice vers laquelle le citoyen européen peut se tourner quand il connait un litige avec son État. Strasbourg est donc la capitale des citoyens européens, tant dans la représentation politique avec les députés européens, que dans la défense de leur droit. En témoigne également la présence du Centre européen de la consommation ou la Pharmacopée que je visitais le mois dernier, mais aussi de plus de 75 représentations diplomatiques et consulats.

©Nicolas Rosès

Strasbourg, c’est la capitale européenne, pas uniquement pour les représentants politiques, mais aussi pour les institutions et opérateurs.

J.-N. B. : Strasbourg, par son histoire, illustre la paix des peuples, l’unité européenne et la diversité culturelle. Réaffirmer le siège unique du Parlement européen à Strasbourg, c’est se rappeler pourquoi il a été installé ici. Se souvenir des heures terribles de l’Histoire européenne pour promouvoir le développement de l’Union européenne et l’entente en son sein. Je resterai évidemment un défenseur inlassable de Strasbourg comme siège unique du Parlement européen, car je suis profondément attaché à cet héritage.

D’après vous pourquoi les Alsaciens- Mosellans sont-ils autant attachés à leur droit local ?

J.-N. B. : La naissance d’un droit et son évolution sont intrinsèquement liées à l’histoire et l’identité d’un peuple. Les Alsaciens et les Mosellans ont subi des changements de souveraineté lors des occupations allemandes de 1871 et 1940. Ces périodes terribles, notamment celle de la Seconde Guerre mondiale et des « malgré- nous », ont forgé une identité régionale distincte pour laquelle le droit local est un pilier important. Ce sentiment d’appartenance fort à sa région et à son histoire est prégnant en Alsace-Moselle, mais il l’est également dans d’autres régions françaises et européennes. C’est ce qui fait la force de notre territoire et de notre continent. C’est même notre devise européenne : « Unis dans la diversité ».

En France, le Bas-Rhin, le Haut-Rhin et la Moselle ne sont pas les seuls départements à disposer d’une législation spécifique, on pense notamment aux territoires d’Outre-mer ou à la Corse. En Europe, il n’est pas rare de voir des droits locaux spécifiques pour une région, voire pour une ville. Pensez-vous qu’il sera un jour possible en France de développer ces droits particuliers sur tout le territoire ou la tâche semble-t-elle trop difficile pour un pays centralisateur comme le nôtre ?

J.-N. B. : Le droit national français est né de grandes décisions politiques et structurelles telles que le code Napoléon de 1804 qui constituait une refonte majeure du droit civil français, établissant des principes clairs et accessibles pour régir les relations civiles. Je pense aussi à la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen qui protège les libertés individuelles. Ce sont des acquis dont la France a été précurseure et qui sont devenus des modèles pour nos voisins et amis européens.
Ainsi, le droit national et le droit local se complètent. Le droit national assure l’uniformité des règles juridiques essentielles à travers le pays, protégeant les valeurs fondamentales comme les droits de l’Homme, la démocratie, le droit de vote, et l’État de droit. C’est notre droit national qui régit les domaines de défense nationale, la politique étrangère, seule compétence de l’État. Le droit local, quant à lui, permet d’adapter certaines dispositions aux spécificités régionales, comme l’organisation judiciaire, enrichissant ainsi le cadre juridique général par des pratiques et traditions locales.
Conscient de la nécessité de rapprocher les citoyens de la décision publique et de simplifier et renforcer l’organisation territoriale tout en respectant les spécificités territoriales, le Gouvernement, alors représenté par Jacqueline Gourault, et notre majorité, a créé en 2021 la Collectivité européenne d’Alsace. Cette fusion des départements du Haut-Rhin et du Bas-Rhin offre une structure unique avec des compétences élargies, de la coopération transfrontalière à la gestion des routes départementales, mais aussi certaines spécificités du droit local liées aux cultes reconnus, à la chasse ou aux aspects du droit du travail et de la sécurité sociale spécifiques à l’Alsace-Moselle. Le respect des droits particuliers et leurs évolutions peuvent s’effectuer dans le respect du droit général, socle de notre Histoire commune. Nous faisons nation dans le respect des spécificités territoriales.

Le droit local est-il une atteinte à l’unité nationale ?

J.-N. B. : Le droit local est complémentaire du droit national. Le principe même de l’unité nationale est de se sentir appartenir au même pays, à la même nation, quels que soient les particularismes qui nous définissent individuellement ou localement. Les spécificités du droit local ne nuisent pas à la cohésion sociale.

Selon vous, « une différenciation territoriale » bien conçue n’améliore-t-elle pas l’application du droit ?

J.-N. B. : La preuve en est avec la création de la Collectivité européenne d’Alsace. Le Gouvernement et la majorité présidentielle ont démontré leur confiance dans le territoire alsacien et ses élus pour mettre en oeuvre cette innovation territoriale.

D’après vous, ce droit local au coeur de l’Europe fêtera-t-il ses deux cents ans ?

J.-N. B. : Comme tous les droits, qu’ils soient locaux ou nationaux, ils ne subsisteront que s’ils ont la capacité d’évoluer et de prendre en compte les défis de nos sociétés et en particulier la défense des libertés fondamentales. Dans le pays des Lumières et des Droits de l’Homme et dans un territoire humaniste et européen comme l’Alsace, je ne doute pas que le droit local comme le droit national sauront être à la hauteur des défis des générations à venir.

Avez-vous un message pour les Alsaciens-Mosellans qui célèbrent le centenaire de leur droit local ?

J.-N. B. : Vìel Glìck zum Geburtstàg ! Je vous souhaite à toutes et à tous de très belles célébrations. Ce droit local, votre droit local, illustre l’histoire singulière de votre territoire et de vos parents, grands-parents et ancêtres. Ces 100 ans sont en réalité les 100 ans de vie des Alsaciens et des Mosellans à travers les turbulences, parfois tragiques, de l’Histoire française et européenne. C’est aussi l’occasion de célébrer leur rôle essentiel dans la réconciliation et la paix en Europe et de saluer l’adaptation de droit local démontrant de sa modernité. Ce centenaire et ce qu’il représente pour la France est une richesse culturelle dont nous pouvons tous être fiers.

©Nicolas Rosès