Le jour où… Louis-Gustave Binger inventa la Côte d’Ivoire

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Né à la Robertsau, Louis-Gustave Binger (1856-1936) était taillé pour l’aventure. Militaire, cartographe, aventurier, explorateur, il fut celui qui prit les Anglais de vitesse en Afrique de l’Ouest pour apporter dans le giron français de nouveaux territoires africains.

L es aventuriers ne devraient jamais mourir dans leur lit, ils ne sont pas faits pour ça. Quand on a défié la jungle et les bêtes sauvages, affronté les maladies et les insectes qui vous assaillent du matin au soir comme si leur vie en dépendait, quand on a fait le coup de feu contre des tribus hostiles et découvert des contrées inconnues, comment envisager la retraite, les chaussons et l’hiver devant la cheminée ?
Alors oui, plutôt mourir là-bas en Afrique, dans ces forêts impénétrables, qu’assis dans son fauteuil dans un pavillon douillet du Val d’Oise avec pour seul horizon un jardin, triste tropique…
De Louis-Gustave Binger qui était son grand-père maternel et qu’il n’a connu qu’à la soixantaine bien tassée, Roland Barthes écrivit : « Dans sa vieillesse, il s’ennuyait. Toujours assis à sa table avant l’heure, il vivait de plus en plus en avance, tant il s’ennuyait. Il ne tenait aucun discours. » Comme ces grandes douleurs que l’on dit muettes, les grandes aventures se racontent mal.

UN DESTIN…

Car un jour cet homme-là qui s’ennuyait en bout de table a eu un monde à ses pieds. Une ville a porté son nom. Bingerville, capitale de 1900 à 1930 d’un pays dont il avait tracé les contours et avait lui-même baptisé Côte d’Ivoire pour les raisons que l’on suppose.
Pour ça, il lui avait fallu vaincre cent périls et accomplir mille travaux. Faire la paix avec le roi de la tribu des Anoh, et bien d’autres souverains encore plus ou moins bien disposés, pour rassembler toutes ces contrées situées entre le cours supérieur du fleuve Niger et le golfe de Guinée sous un seul drapeau. Il proclamera ces régions françaises dans la plus pure tradition coloniale de l’époque quand, dans la foulée de la conférence de Berlin en 1885, toutes les nations européennes qui avaient un peu de moyens se ruèrent sur l’Afrique pour la dépecer. Tout ça au nom de la civilisation, du progrès et de la supériorité d’une race sur les autres.
Tout est alors réuni pour ce pillage en bandes organisées. Il y a les fonds, la volonté et puis des hommes comme Binger qui sont des aventuriers dans l’âme, des explorateurs qui rêvent de noircir les taches blanches sur les cartes, des bâtisseurs d’empire. C’est comme ça, c’est leur destin.
Lui est né rue de la Carpe-Haute dans le quartier de la Robertsau le 14 octobre 1856. Il déménage avec sa mère à Niederbronn à la mort de son père quand il est encore enfant et puis s’installe à Sarreguemines. Le vent est mauvais, l’orage approche. Bientôt il y aura la guerre et la France la perdra, mais pour l’instant, lui rêve en lisant Jules Verne et les récits d’exploration de Livingstone, de René Caillié ou d’Heinrich Barth qui lui échauffent les sens.
Il a quinze ans quand l’Alsace est annexée par le premier Reich, dans la foulée de la défaite de 1870. Impossible de s’imaginer sous l’uniforme allemand, alors le voilà qui franchit la première frontière de son existence et se pose à Sedan où il trouve un boulot de peu dans une quincaillerie. Il s’agit de se construire un avenir et, le jour même de ses dix-huit ans, il s’engage au 20e bataillon de chasseurs à pied. Pour un jeune homme, l’armée est alors le plus sûr moyen de voir du pays tout en préparant la revanche contre l’Allemagne parce qu’il faudra bien reprendre un jour l’Alsace-Lorraine, deux générations ont vécu avec cette idée-là en tête.
Le sergent, puis sergent-major Binger est un soldat d’avenir. Il rejoint donc, en 1873, la première et toute nouvelle école militaire d’infanterie de l’armée créée à Avord, dans le Cher. L’infanterie et puis bientôt la marine, le 4e régiment de Toulon, le Sénégal, la Casamance, les embruns, le mal de mer, Oran, Tanger, l’aventure enfin.

Gravure du camp de la mission à Afforenou, en Côte d’Ivoire. Louis-Gustave Binger est assis au centre.

LL FAUT LE SUIVRE BINGER, IL MARCHE VITE…

L’odeur épicée et âcre de la latérite ne manque évidemment pas de l’enivrer, c’était couru d’avance. Louis-Gustave Binger est de ces hommes qui regardent toujours par-delà la cime des arbres. Même le nez dans les cartes d’état-major, il ne peut s’empêcher de lever les yeux.
En Casamance, il est dans son élément. Il fait le coup de feu contre deux chefs de tribus qui n’ont pas l’intention de se laisser dépouiller de leurs terres comme ça, réfléchit à la construction d’une ligne ferroviaire entre Kayes et Bamako dans l’actuel Mali, devient un temps inspecteur des Postes à Dakar avant de revenir en France où il ne rêve que d’une chose : repartir. Ce qu’il fera, les colonies avaient besoin d’un homme tel que lui pour cartographier, répertorier, explorer, conquérir.
Inlassablement, il trace des cartes et puis des routes, l’un n’allant pas sans l’autre. Il redessine le monde, rien que ça. En février 1887, il quitte Bamako en grand équipage et met le cap vers le nord-ouest. Un périple d’une année entière avec sa caravane composée de guides et de porteurs, de pisteurs et de cuisiniers, ses dixhuit ânes dont on devine que tous n’ont pas survécu pour porter pas loin d’une tonne de matériel et de marchandises avant d’arriver à Kong, ville mythique du nord-ouest d’un pays qui ne s’appelle pas encore la Côte d’Ivoire et qui est un immense carrefour commercial.
Mais ce n’est pas encore assez loin pour Binger, il a soif, il a faim d’aventures. À peine le temps de se reposer, de rédiger un essai en langue bambara et le voilà qui s’élance vers Grand- Bassam, dans le golfe de Guinée. Il faut le suivre Binger, il marche vite. Un périple de 4000 kilomètres quand même et toujours ses cartes et toujours l’influence française qui se déploie dans ses pas. Il consignait tout. C’était son métier et son tempérament.
Rien d’étonnant à ce que ce soit lui que le ministère des Colonies sollicite en 1892 pour délimiter la frontière entre les possessions françaises et celles du vieux rival anglais. En mars 1893, il suggère aux autorités que le nom de cette contrée dont il est devenu gouverneur sur ordre du président Sadi Carnot soit « Côte d’Ivoire », puisque c’est de là que les défenses d’éléphant sont expédiées vers l’Europe. Sa gloire est faite, sa vie aussi. Il n’a que quarante ans quand il est nommé directeur des Affaires d’Afrique au ministère des Colonies, mais en Afrique, les années font vite deux fois leur âge. Le héros est fatigué. Il a encore envie bien sûr, mais il est fatigué. Il repart quelques temps en France, envisage de prendre sa retraite, de se lancer dans les affaires et puis finalement non, l’aventure est comme une fièvre qui vous colle à la peau.

Palabre avec des chefs africains avant la signature du traité de 1892

UN HOMME USÉ ET RUINÉ

Alors, le revoilà bientôt au Sénégal. L’empereur Samory Touré, l’un des grands résistants africains à l’occupation française qui a lutté pied à pied pendant vingt ans, vient d’être capturé, Binger est appelé à le rencontrer et puis aussi à réorganiser l’armée de la République maintenant que la région est « pacifiée ». Il participe également aux discussions entre la France et l’Angleterre pour trouver un terrain d’entente sur cette terre d’Afrique, pas la peine de se battre, on va s’arranger.
En 1898, il est nommé directeur au ministère français des Colonies, poste qu’il occupera pendant dix ans, avant de s’installer dans le Périgord où le climat est plus doux qu’en Casamance, l’air du soir plus frais. Il voyage encore un peu aux États-Unis et au Canada où viennent tout juste de prendre fin les guerres indiennes et à l’époque c’est aussi une aventure.
Mais derrière la figure mythique du bâtisseur d’empire, de l’explorateur intrépide, il y a un homme usé et ruiné après avoir investi ses économies dans la Compagnie minière de l’ouest africain français qui a fait faillite. Après la Première Guerre mondiale, c’est une légende qui revient vivre quelques temps à Strasbourg. Il voulait sans doute revoir la cathédrale et flotter le drapeau français sur son Alsace natale avant de mourir, ce qui ne sera pas pour tout de suite même si c’était déjà le cas, d’une certaine façon. Avant, il lui faudra encore s’ennuyer de longues années en regardant son jardin et en rêvant de l’Afrique… a

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