Les pierres précieuses
Il y a quelques jours, mes parents ont célébré leur 33e anniversaire de mariage. Noces de porphyre, dit la tradition. Quelque 12 000 jours de jolie bague, et un bonheur trouvé avec le vaste registre de l’autre. Avec tout son beau. Et tout son laid. Le plus émouvant, dans cette tranche de vie, c’est que mes parents se tiennent encore par la main. Et même si le quotidien n’est pas toujours ordonné comme il faut, ils entretiennent des petites habitudes qui leur accrochent un sourire. Depuis mon pays d’adoption, je trouve ça inspirant. C’est que derrière le romantique du quotidien dans les vignes les couples du vignoble doivent se préserver du jus de raisin fermenté.
Travailler le vin à deux – et souvent en famille – c’est partager le premier café du matin et tout ce qui suit : J’entends les tâches quotidiennes au boulot, les projets professionnels, l’incertitude des investissements, les repas, et toute la sphère personnelle. De temps à autre, les machines cassent et la nature n’en fait qu’à sa tête. Chez les vignerons / vigneronnes qui travaillent avec leur moitié, cette dernière trimballe souvent un autre métier, construit loin de la chlorophylle du vignoble, et des réglementations douanières liées à la vente d’alcool. Par souci de praticité, flexibilité et compréhension envers le travail de l’autre, certains franchissent le cap du travail à deux. Par amour, aussi.
Des vignes à la vente, chacun trouve ses spécialités et ses repères. Au final, rares sont ceux qui s’activent dans le même périmètre à longueur de journée. Le métier nous permet de vivre au rythme de la nature, des cycles qu’elle engendre dans les chais, et des millésimes qu’elle dépose en bouteille. L’engrenage de ce moulin fonctionne à coups de confiance et de communication. Les discussions autour du vin ne manquent pas, d’ailleurs. Le plus difficile, c’est de les arrêter. Parler d’autre chose. Faire autre chose. Le rythme très prenant est un lierre sournois.
En soirée, on fait valser les idées vers d’autres champs lexicaux que ceux du raisin, des vinifications, et des ventes. En toute sincérité, ce n’est pas évident. Surtout lorsqu’une nouvelle bouteille s’immisce à l’apéro. Difficile aussi d’occulter le tire-bouchon lorsque le bon manger et les voyages sont au cœur des réflexions. Pour une sommelière, la géographie est en corrélation directe avec les appellations viticoles qui tournent autour. Déformation professionnelle.
Afin de préserver nos papillons, nous chérissons les passions qui font qu’on s’est trouvés charmants, il y a quelques années. C’est le propre de tous les couples certes, mais lorsqu’on travaille ensemble, il importe de soigner sa bulle afin d’éviter le trop plein. Si l’équilibre est maître mot lors des dégustations, il l’est aussi dans le rapport avec l’être qu’on a gravé sur son cœur.
Je pense que si nous nous étions rencontrés dans le joyeux de l’enfance, Pierre et moi aurions partagé le doux de notre goûter, et notre collection respective de petites roches précieuses. La vie fait qu’à cette époque, nous étions séparés par une grande flaque d’eau.
Je n’ai plus les yeux qui brillent à l’idée d’un gâteau Brossard, et je n’ai plus mon lot d’améthystes. Ceci dit, nous nous réjouissons à l’idée d’une randonnée en montagne, d’un brunch ou d’un dîner avec des amis – pas forcément, voire idéalement pas du même métier. L’amour de la nourriture, je disais. Nous entretenons une relation particulière avec le vin, et brodons notre petit bonheur autour. Il est toujours là, mais ne nous saoule pas. Un jour, nous débuterons une nouvelle collection de pierres précieuses. Ensemble. Et je me plais à penser que, dans quelques dizaines d’années, je me réjouirai peut-être de trouver un cadeau original en porphyre.