Les Siptrott en harmonie
C’est une histoire comme on aimerait en conter beaucoup plus souvent. Au coeur d’une immense forêt de part et d’autre de la frontière franco-allemande dans les Vosges du Nord, France et Hughes Siptrott ont imaginé et bâti leur destin. Ils sont devenus les acteurs passionnés d’une oeuvre artistique perpétuelle sans limites, et même sans temporalité. Là-bas, le bruissement du vent dans les feuilles et la sarabande des lucioles les nuits d’été écrivent chaque soir une page de plus du beau livre de leur vie. Mais une sombre menace plane au-dessus de ce hameau magique…
L’ endroit d’abord. Avec cette question lancinante, dès qu’un oeil est jeté sur la carte de cette immense forêt située de part et d’autre de la toute proche frontière franco-allemande : comment indiquer avec précision l’accès au hameau de Guensthal, au beau milieu de la si bien nommée vallée de la Faveur ? Car il faut d’abord emprunter un minuscule chemin vicinal heureusement bitumé, puis prendre à gauche sur une piste forestière comme on en trouve plein dans cet endroit des confins du pays. Plus tard, après une fourche à gauche, la piste se transforme en gros sentier à la limite du carrossable et on arrive enfin à Guensthal… Alors le mieux est de vous donner les coordonnées GPS très précises de ce lieu unique et rare. C’est le meilleur moyen de vous garantir de ne pas tourner en rond dans ces encore si sauvages forêts des Vosges du nord (les découvrir ainsi est une escapade assez formidable).
Guensthal c’est là :
48° 50’ 44,62’’ de latitude nord
7° 42’ 26’’ de longitude est
Voilà donc cette petite vallée qui porte le nom de la Faveur, le ruisseau qui la traverse. Elle est blottie dans l’écrin d’une grande clairière, une des rares parmi les milliers d’hectares de forêt qui l’entourent.
Cet endroit est devenu le Graal pour France et Hughes Siptrott, un couple d’artistes pour qui on croirait bien qu’a été spécialement inventé le mot « atypique » : « On est né en 1950, à cinq cents mètres l’un de l’autre et à deux mois d’intervalle » sourit Hughes. « Dans le bassin houiller de Forbach. Ce qui fait qu’on a suivi un cursus très parallèle et analogue, bercé par les traditions de ce pays minier si spécifique. France, enfant de Sicile née en France et moi, issu d’une génération d’émigrés de Thuringe, tout près de la frontière germano- tchèque, installés depuis plus longtemps en Lorraine. Ni France ni moi ne le savions alors, mais nos sensibilités communes ne pouvaient que nous rapprocher. C’est au lycée que notre rencontre a eu lieu, au coeur d’une période où l’enseignement était fantastique… » France confirme : « Les profs étaient incroyablement géniaux dans ces années-là, ils nous ont transformés à vrai dire, ouverts à l’art, à la littérature, à la poésie… »
« J’étais un brave garçon à l’époque, je ne savais pas draguer » reprend Hughes, avec un sourire malin au coin des lèvres. « Alors, j’invitais les filles à m’accompagner dans des grottes pour récupérer de la terre dont je me servais en céramique… ». « Oh, j’ai toujours pensé que j’étais la première… » joue France en feignant la déception. Hughes feint lui aussi d’évacuer prestement la remarque et reprend, plus sérieux : « Je suis l’héritier d’une longue lignée de sculpteurs, des “bildhauer”, littéralement des tailleurs d’images. Et, sur les traces de mes grands-oncles, de mon parrain, je sculptais déjà depuis des années quand j’ai fait la connaissance de France… »
« Attends, là, je t’interromps… » dit soudain France. « Tu ne sculptais pas du tout comme eux. Je m’en rappelle bien : quand tu m’as emmenée dans cette grotte où se trouvait ce filon d’argile, on s’est retrouvés ensuite dans ce petit cabanon dans le jardin de ton père et là, nous avons passé toute une journée à modeler. C’était mon tout premier modelage, et, je m’en souviens comme si c’était hier, j’ai vraiment réalisé que tu avais une sorte de talent déjà construit, tu avais un style, ça je l’ai vu dès ce premier jour… »
L’amour va donc naître entre ces deux artistes-nés. Très vite, dès leur fac de lettres commune à Strasbourg, le ventre de France s’arrondira, annonçant la venue de leur fils, Yann.
LA PASSION ARTISTIQUE COMMUNE
On est là au début des années 70 et tout va s’enchaîner plus rapidement qu’aucun des deux artistes n’aurait osé l’imaginer dans ses rêves les plus fous. Un premier stage de céramique les conforte dans leur voie et très vite, ils ouvrent leur atelier dans un petit presbytère près de Wasselonne. Une première expo « portes ouvertes » où leur production est dévalisée en quelques heures. « Une période où on a surmultiplié nos dons et nos talents » confie France sans l’ombre d’une quelconque prétention. « Chassez l’atavisme, il revient au galop » se souvient Hughes. L’idée des sculptures géantes s’est vite imposée, dès 1976 et ce fut immédiatement un très grand succès dont beaucoup de Strasbourgeois se souviennent encore, notamment lors des expositions à la galerie Icare de l’Avenue des Vosges (aujourd’hui disparue) juste à l’aube des années 80 qui vont s’avérer déterminantes : plusieurs participations à la Kunstmesse de Bâle puis des expositions régulières dans les grandes foires d’art internationales (FIAC Paris, Art Basel, New York, Gand, Art Frankfurt, ST-ART Strasbourg). Les galeries Art Actuel de Liège, Blondel de Paris, Pieters de Knokke-le-Zoute et Bucciali de Colmar, les accueillent alors en permanence.
Nombre de leurs oeuvres figureront assez vite dans des collections particulières en Europe et aux États-Unis avec des acquisitions par les FRAC d’Alsace et de Franche-Comté, le Fond National d’Art Contemporain de Paris, et les musées de Belfort et de Toulon, notamment. Parallèlement, ils auront réalisé de grandes installations, Mignonne allons voir pour une aire autoroutière à Nemours, la Fontaine de ScyIla au Palais des congrès de Strasbourg, le parvis de I’ambassade de France à Conakry, une station de métro RATP, Les hommes de la cité ou AIors, pense à un oiseau très blanc sur I’esplanade de la Défense à Paris.
« L’OEUVRE GÉOGRAPHIQUE ÉVOLUTIVE »
Cependant, « la grande oeuvre » du couple Siptrott se situe aux coordonnées GPS révélées au début de cet article. Car ce minuscule hameau de la vallée de la Faveur acquis en 1981, a été tout de suite conceptualisé en lieu de création artistique et est devenu le périmètre exact d’une « oeuvre géographique évolutive ». Dans cet espace perdu au milieu des forêts, l’ensemble des paramètres espace/ durée/action sont devenus des matériaux d’une oeuvre d’auteur sans cesse en transformation. Depuis 1996, quelque part sur les douces hauteurs surplombant la clairière, une pierre porte les traces d’une signature attestant la matérialité de ce concept artistique peu commun…
Au sein de cette oeuvre donc, et outre la maison d’habitation de France et Hughes Spitrott, on trouve des ateliers d’artistes, des espaces d’expositions et même un théâtre qui abrite Matamore, la troupe du fils, le comédien Yann Siptrott. En parfaite complicité avec Serge Lipszyc, vieux baroudeur des scènes de l’est de la France, Yann a créé le Théâtre Forestier où sa troupe est en résidence permanente pour créer, répéter et présenter deux spectacles annuels, dont certaines représentations en plein air exploitent parfaitement la caisse de résonance et les décors naturels du vallon de Guensthal, par ailleurs parsemé des oeuvres géantes du couple d’artistes. La réputation talentueuse de cette bande de comédiens « à l’ancienne » a depuis longtemps essaimé, le public se presse lors des week-ends estivaux. Nous y reviendrons dans les colonnes d’un numéro hors-série de Or Norme consacré aux talents alsaciens dont la sortie est prévue en janvier prochain.
GUENSTHAL LE HAVRE DE PAIX MENACÉ…
Tout irait donc pour le mieux dans le meilleur des mondes ? Pas tout à fait. Des milliers d’hectares de la forêt alentour ont changé de main l’an passé. Le nouveau propriétaire a confirmé l’ancien régisseur de ce domaine forestier dans ses fonctions, mais ce dernier, à la grande surprise du couple Siptrott, a subitement restreint à leur seul usage privé l’accès à la piste forestière qui mène à Guensthal. À terme, si cette décision venait à devenir effective et surtout définitive, les visiteurs de la vallée de la Faveur devraient emprunter un autre itinéraire et seraient pénalisés par une trentaine de kilomètres supplémentaires à effectuer. De quoi mettre en péril l’essence même de ce lieu unique, alors que, depuis des décennies, on y accède librement via cette piste forestière, sans que cela n’ait jamais posé le moindre problème à quiconque. Depuis quelques mois, les démarches amiables entreprises par France et Hughes sont restées désespérément vaines…
Soudain, les yeux siciliens de France retrouvent plus que jamais leur noir de jais d’origine, la mâchoire se contracte imperceptiblement : « Alors, nous allons nous battre ! Nous n’avons plus le choix… ».
Le regard tout aussi déterminé, Hughes opine de la tête…