L’oeil gourmand de Jean Hurstel

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Article publié dans Or Norme N°46, septembre 2022
Article et porfolio à découvrir en ligne

Parmi les nombreux livres photos qui paraissent régulièrement, il est souvent difficile d’opérer un choix tant les talents sont proches et les points de vue très voisins, aussi… Mais quelquefois, comme un petit miracle, l’un d’entre eux frappe directement la rétine et s’impose alors sans coup férir. Ce fut le cas, en début d’année, pour L’oeil Gourmand de Jean Hurstel. De quoi donner envie de mieux connaître ce photographe jusqu’alors peu visible…

Depuis les origines de l’Homme les énigmes ne sont pas passées de mode. Alors, quel est le rapport entre les Lapithes et le poivron vert ? Pour ceux qui, comme moi, ne se souviennent plus des Lapithes, je note qu’il s’agit des descendants d’Apollon, immortalisés par leur légendaire combat avec les Centaures. Vivants en Thessalie, ils disputaient l’espace vital de la plaine aux Doriens. Et les Doriens ? Allons, malgré notre culture woke tous azimuts, on se rappelle encore de ceux qui ont donné le nom aux colonnes doriques – héritage d’une Grèce antique qui ne cesse de nourrir les esprits…
Enfin, le rapport entre le poivron vert et les Lapithes vous échappe toujours ? Interrogez plutôt le Strasbourgeois Jean Hurstel sur ses photographies transformant un bout de courgette en Aéthon – un des chevaux d’Hector ou une tranche de potimarron qui se liquéfie en Styx – le fleuve transportant les âmes vers le royaume de Hadès. Est-ce donc un de ces petits lichens sur la peau du poivron vert qui ont fait penser Jean au fragment de la métope du Parthénon, exposé dans le British Museum, représentant le combat entre un Lapithe et un Centaure ?
« Non, mon esprit y a aperçu plutôt une rangée de soldats, une armée mythique prête à combattre les Doriens, répond-il en toute timidité. C’est la magie de la macrophotographie. Elle me permet d’entrer dans le Cosmos à partir d’un fruit, de voyager dans l’espace, mais aussi dans le temps en atteignant une dimension fascinante, mythologique, dont nous nous sommes tant éloignés. C’est bien la raison des titres étranges que je donne à mes oeuvres… »

Voilà qui explique aussi la citation de Claude-Lévy Strauss ouvrant le livre de photos L’oeil gourmand que Jean-Hurstel a publié en début de l’année aux éditions Gambier & Keller editori en Italie. Extraite des Tristes tropiques, elle distille la nostalgie de la perte de notre perception magique de l’Univers et le désir ardent de la retrouver : « Tel je me reconnais, voyageur, archéologue de l’espace cherchant vainement à reconstruire l’exotisme à l’aide de parcelles et de débris. » À l’image de celle du grand ethnologue, l’oeuvre de « reconstruction » de Jean Hurstel se réalise aussi à partir de « parcelles et de débris ». Il les a choisis à travers son contact quotidien avec divers aliments d’origine végétale, minérale ou animale. Les 135 photographies du livre, toutes aussi originales qu’inspirantes, sont conçues comme autant d’« hommages aux dons de la nature ».

TRAVAUX DE CONFINEMENT

Et même si cet ancien responsable commercial d’une entreprise de spiritueux en Suisse est un passionné de la photo depuis ses quatorze ans et qu’il pratique depuis longtemps la macrophotographie des insectes et des fleurs, « l’aventure avec les aliments en macro a démarré pendant le confinement de 2020. » Quand le monde de dehors nous a été fermé, de nombreux esprits intranquilles, dans le sens de Pessoa, ont cherché de nouveaux terrains d’exploration dans l’intimité des « univers qui s’ouvrent vers l’intérieur », des univers à portée de main qui nous projettent vers l’infini. Sa curiosité, son besoin de mouvement et surtout la nécessité existentielle de découverte, de beauté, de sens et de révélation d’une harmonie au moment même où le monde nous est apparu hostile, décousu et absurde, ont fait avancer Jean Hurstel « Vers le centre ». Il a réussi à agrandir non seulement l’image, mais surtout notre perception de la réalité.

ANGUILLE – Anguille sur roche – oeuf

Les oeuvres, réalisées dans son labo au sous-sol de l’appartement rue de la Forêt Noire, appellent à un retour aux origines. La toute première expérience de Jean était justement de « photographier la zone de contact entre le jaune et le blanc d’un oeuf cru. » La fascination pour l’oeuf que l’objectif du photographe transforme en paysages imaginaires, a produit des titres captivants : Abydos, ville de Mysie en Egypte, Deux mondes parallèles, Horizon cosmique, Cosmogonie, Gaia, Planète bleue, Hyperboréens. Dans la dernière photo, le jaune d’oeuf irradie tel un soleil inextinguible : « Je l’ai appelé Hyperboréens – un peuple mythique, connu pour son habitat au Nord où le soleil ne se couche jamais », explique Jean Hurstel. Le spectateur est plongé dans un silence nourricier. Étonnement et curiosité, délectation des formes et des couleurs inédites remplacent l’angoisse et l’ennui des images stéréotypées. Quelques pages plus loin, la texture d’une pelure d’oignon se révèle digne de la finesse d’étoffe d’une robe de ballerine. Le rouge incandescent de son bulbe, tacheté d’ombres noires, et le blanc désincarné de « l’aile arrachée » s’interpénètrent au milieu de l’image, sur fond bleu-gris, dans l’intimité de doux reflets saumon. On est face à un véritable travail de peintre coloriste qui éveille notre sensibilité pour la moindre nuance !
Jean en est déjà à plus de six cents de ces minuscules mises en scène sur lesquelles il a projeté la lumière d’un dispositif technique mis au point par lui-même. « Le focus stracking (maîtrise de la profondeur de champ) n’a pas de secret pour toi ! », lui confirme le grand photographe Frantisek Zvardon, lors d’un entretien dans le labo rue de la Forêt Noire. Lui, qui avait consacré toute une période de son travail aux aurores boréales avec leur « magie fugace de la diffraction de la lumière », a été surpris de découvrir « les mêmes tourbillons et les mêmes éclats improbables de couleur dans les explorations du coeur de nos aliments » de Jean Hurstel.

« J’AI DU MAL À ME PRÉSENTER COMME PHOTOGRAPHE… »

Aucune maîtrise technique n’est pourtant capable de remplacer l’amour et la tendresse qui s’expriment (ou pas) à travers l’oeuvre d’un artiste. Point d’oeil gourmand sans coeur. Jean a une véritable passion pour la gastronomie. Étant un fin cuisinier lui-même il est fasciné par cet art éphémère de transformation de la matière en plaisir nourricier. Même le pourrissement des fruits provoque chez lui une infinie affection : « On est face à une alchimie qui caractérise tous les processus de l’existence. Tu n’imagines pas la beauté du flétrissement à l’oeuvre, le somptueux bleu turquoise des germes qui apparaissent sur une fraise qui s’éteint ! » Son Vaisseau craché en vol – un bout de figue dont le mûrissement est au point de céder à la décrépitude, rappelle les représentations de gibier sanguinolent dans les natures mortes des maîtres Hollandais du xviie siècle. À l’autre extrémité du spectre, à partir des cristaux de sel ou du blanc d’oeuf, le photographe parvient à créer des paysages hivernaux d’un bleu éclaté et magnifié par la lumière. Les quatre éléments – terre, air, feu et eau – apparaissent à l’oeuvre au coeur des aliments.

ADIANTE 2 – Herbe purifiante – asperge

Mais comment un tel travail pourrait atteindre son public ? Encouragé par sa femme Roberta, ancienne responsable des musées de Venise, et aussi par ses amis, notamment ceux de l’Académie des lettres et des arts de l’Alsace dont il est le secrétaire général, Jean Hurstel a déjà exposé ses photographies à START (2021) avec la galerie Myriam Booghs. En mai 2022, il a passé deux semaines très riches en échanges avec le public qui s’est rendu à son exposition au Multimedial Laboratory Art Conservation dans le quartier de Cannaregio durant la Biennale de Venise. Pourtant, Jean Hurstel est toujours en proie des doutes – une preuve d’esprit d’artiste, même s’il hésite encore à se qualifier comme tel lui-même. « J’ai du mal à me présenter comme photographe. Beaucoup de galeries ont refusé de m’exposer avec l’argument qu’il est compliqué d’investir dans la carrière d’un artiste ayant dépassé les 70 piges. Et même si vendre n’est pas existentiel pour moi, j’avoue que la reconnaissance qu’un tel acte permet de se sentir accepté et désiré par le public. »
Les artistes nourrissent nos rêves, de plus en plus maigres ces dernières décennies. Ne les oublions pas ! Leur témoigner notre admiration, notre respect et notre désir est essentiel pour entretenir le processus de reconstruction permanente du monde dans le laboratoire intime de ceux qui l’aiment et l’imaginent meilleur.

ABYDOS – Ville de Mysie et d’Égypte – oeuf

ACHÉLOOS – Fleuve de l’Héliade – fraises

GAJA 2 – Cité sur un haut-plateau – oeuf