Marcel Gauchet, « Cette élection présidentielle a un enjeu incroyablement crucial… »
Grand entretien paru dans Or Norme N°44 » Politique »
Le 2 février, nous rencontrons Marcel Gauchet dans son bureau parisien des Éditions Gallimard d’où il dirige la collection Le Débat. Dix jours auparavant, le philosophe et historien répondait à nos questions sur la scène des Bibliothèques Idéales de Strasbourg, à propos de ses deux derniers livres : Macron : les leçons d’un échec (Éd. Stock) qui est le tome II de Comprendre le malheur français et La Droite et La Gauche, Histoire et Destin (Éd. Le Débat – Gallimard) où il dissèque l’historique clivage français et réfléchit sur sa pérennité. Le 24 avril prochain, notre pays aura élu son président ou sa présidente de la République, et nous avons pensé que questionner Marcel Gauchet sur l’élection à venir pouvait se révéler passionnant. Nous n’avons pas été déçus…
C’est le genre de bureau qu’on aime forcément : le meuble du même nom est envahi par des piles de livres manifestement reçus d’un peu partout, et la pièce l’est tout autant. Le tout constitue un antre où l’ogre littéraire qui l’occupe est bien le seul à s’y retrouver (et c’est justement ça qui fait tout le charme du lieu). Quand on lui rappelle notre conversation au sortir du plateau des Bibliothèques Idéales (« c’est votre regard décalé de libre penseur qui nous intéresserait pour commenter l’élection présidentielle à venir »), Marcel Gauchet sourit tranquillement et confirme : « Je n’ai pas oublié, on y va, je suis prêt… »
On va partir du postulat qui verrait l’actuel président de la République se présenter pour un second quinquennat, ce qui n’est pas encore le cas au moment où nous nous rencontrons. Sur le récent plateau qui vous a été consacré lors des Bibliothèques Idéales de janvier dernier, vous n’avez pas caché que le quinquennat qui se termine est un échec pour Emmanuel Macron d’une part et que la conjoncture électorale concernant l’élection présidentielle d’avril est tout à fait exceptionnelle…
Elle l’est, assurément, avant tout par son degré de brouillage. Il y en effet une scène officielle et une scène sous-jacente. À première vue, on a une scène politique qui sort totalement de ce qu’était devenu le système d’alternance de la ve République : deux forces bien identifiées et coalisées, de droite et de gauche, encadrées des deux côtés par des forces contestataires plus ou marginales ou plus ou moins importantes. À un peu plus de deux mois de l’élection, la gauche a disparu en tant qu’alternance potentielle, elle est cantonnée au rôle de force marginale. À droite, on a une reconfiguration avec le président sortant qui vient mordre sur l’électorat de la droite républicaine traditionnelle que représente Valérie Pécresse…
Vous positionnez donc Emmanuel Macron à droite, sans hésiter…
Oui, il est situable à droite, au niveau de la perception qu’on en a, mais je reviendrai sur les critères précis qui me font penser ça. Pour compléter la scène politique actuelle, on a, chose encore plus inattendue, ces deux candidats d’extrême droite qui sont à peu près à égalité. On va donc vers une élection encore plus turbulente que celle de 2017 qui avait déjà bouleversé les repères canoniques du grand partage français. Seulement voilà, cette scène officielle ne correspond pas, selon moi, à la réalité des identités politiques profondes repérables dans le pays et c’est bien là que quelque chose de nouveau est en train de se produire : un désajustement entre l’offre politique telle qu’elle est et des identités classiques qui structurent toujours les opinions des citoyens, mais ne trouvent plus leur traduction dans le champ politique qui se présente devant les électeurs. L’offre de droite est multiple et contradictoire. Cela se manifeste par l’irruption de Éric Zemmour qui recueille l’assentiment d’une importante frange de l’électorat se situant à la droite de LR, un peu le calque de l’UDR du début de la ve République. Ce que dit Zemmour, beaucoup de gaullistes de 1965 le pensaient et le disaient, mes souvenirs de jeune homme (rires) sont encore assez précis sur ce point. C’est comme la résurgence d’une sensibilité qui avait fini par disparaître du champ traditionnel de la droite des dernières décennies et qui correspond à quelque chose qui vient de très loin, ce bonapartisme autoritaire typique d’une partie de la droite française qui n’avait donc pas totalement disparu. Alors que Marine Le Pen représente aujourd’hui une mutation totalement inattendue du nationalisme traditionnel, une force qui parle aux électeurs de gauche d’antan. Ce vieux nationalisme très autoritaire trouve en effet aujourd’hui un écho à gauche, notamment dans ce qu’était jadis le vote communiste, même si, à mon avis cela va en fait bien au-delà. Elle parle encore à une partie importante des populations défavorisées ou ouvrières qu’on ne sait plus très bien nommer d’ailleurs, puisque l’industrie a disparu par pans entiers ces dernières décennies. C’est bien cet électorat-là qui, dans le contexte de la mondialisation, est en très forte demande de protection de la part de la nation…
Où se situe donc exactement Emmanuel Macron dans ce paysage-là ?
Là, c’est encore plus étonnant. Sa politique est largement conditionnée par les engagements européens de la France au sein d’une construction européenne qui est clairement positionnée et calée sur les idées néo-libérales, sous l’impulsion de l’Allemagne qui est devenue, de fait, la puissance dominante en Europe et dont ces idées sous-tendent sa ligne de conduite en tant que tenante d’une société industrielle entièrement tournée vers l’exportation. Cette politique macronienne relève donc d’une social-démocratie classique qui a été obligée de se convertir au néolibéralisme par la pure logique de la redistribution. Puisque pour redistribuer, il faut produire, c’est-à-dire générer de l’argent pour pouvoir le rendre, la social-démocratie est devenue une force de centre-droit et c’est vrai presque partout en Europe. Valérie Pécresse, elle, incarne cette adhésion totale au néo-libéralisme à l’européenne tout en assumant une attitude plus restrictive en termes de redistribution. Pour être complet, ce qui se passe à gauche est le choc en retour de cette conversion de la social-démocratie à l’économie de marché : une partie de cette gauche ne se reconnait pas dans ces idées-là, et comme il faut trouver de l’argent pour financer la retraite à soixante ans, pour schématiser, du coup, elle devient une gauche morale en renonçant à la praticabilité politique, elle renonce à être une gauche de gouvernement crédible et elle se retrouve donc frappée du soupçon fatal d’irréalisme politique. Elle continue de parler essentiellement à des gens protégés des effets de la mondialisation, le secteur public pour l’essentiel, où on trouve ses derniers bastions. Sa radicalité se trouve traversée par la question écologique qui ajoute une couche de désorientation dans le tableau puisqu’on s’aperçoit chaque jour davantage que la cause écologique présente une considérable variété d’options, entre la décroissance radicale et la recherche d’aménagements vers une transition douce et sociale. Cette gauche-là est complètement fracturée : on en a l’exemple avec la façon dont la campagne de Yannick Jadot, le représentant désigné par le parti écologique se trouve parasitée par son ex-concurrente de la primaire interne qu’est Sandrine Rousseau, partisane d’une politique infiniment plus radicale, qui brouille son message. Là aussi, c’est une autre source d’étonnement…
Maintenant que vous avez brossé à grands traits le paysage politique tel qu’il se présente un peu plus de deux mois avant le premier tour, et si on accepte d’essayer de se projeter dans l’avenir à moyen terme, un simple diagnostic de base de l’état de la société française fait craindre une atmosphère de violence latente qui sert de toile de fond à l’élection présidentielle à venir…
C’est évident, et je me souviens d’ailleurs que nous avions terminé notre rencontre des Bibliothèques Idéales de Strasbourg sur ce constat-là. Il me faut revenir rapidement sur l’élection de Emmanuel Macron il y a cinq ans. Cet homme est le représentant typique de cette oligarchie française associant la technocratie d’état et celle des cadres des grandes sociétés multinationales françaises. Ces deux composantes l’ont beaucoup aidé à conquérir le pouvoir et à l’évidence, il leur doit une part importante de son succès à l’élection de 2017. Mais, on ne peut le réduire seulement à ça. C’est un personnage qui a du talent et de l’intuition : par ses fonctions à l’Élysée, puis au gouvernement depuis 2012, il a pu voir de très près le problème de la gauche, avec le pauvre Hollande héritant du dilemme social-démocrate dont je viens de parler et obligé de passer sous les fourches caudines d’un cadre économique néo-libéral. Hollande s’est retrouvé très exactement au point d’explosion de la contradiction interne de la famille social-démocrate. Tout cela, Emmanuel Macron l’a perçu et analysé et s’est dit que le moment était venu de se débarrasser de la gauche morale au profit de ce qui reste d’une social-démocratie de gouvernement qui, à l’allemande, jouerait alors le jeu de l’économie de marché. Ce projet a bien sûr été fortement appuyé et soutenu par l’establishment, partisan d’une France qui ressemblerait enfin à son environnement européen, une France gouvernée par les idées néo-libérales d’un centre-droit acceptant de passer un compromis minimal avec le centre-gauche. Mais il y a eu autre chose : Macron a perçu ce que j’appelle le malheur français, ce sentiment d’un peuple qui se perçoit, à tort ou à raison, comme étant sur la pente du déclin, du déclassement, et qui ne comprend rien à ce qui lui arrive, un peuple qui vit la globalisation et son européanisation comme contraires à ce que représente le noyau dur de ses principes politiques et de ses valeurs fondamentales. Le génie de Macron a été de pressentir ce dernier point et de l’intégrer avant tout le monde, alors que cette inquiétude-là était pourtant déjà très présente dans les composantes de la population qui n’étaient pas préservées de la dureté de la vie d’aujourd’hui. Il a réussi à combiner tout cela et il a gagné l’élection, notamment sur une promesse très forte pour combattre ce fameux malheur français : la refondation de l’Europe, c’est-à-dire la capacité de faire bouger ce fameux logiciel néo-libéral. Sur ce point, ce fut l’échec et une énorme désillusion, en à peine quelques mois. Elle est passée pour l’essentiel sous les radars des médias, et sous le mien y compris d’ailleurs. Personne n’a rien vu venir et ce fut l’explosion des Gilets jaunes… Aujourd’hui, Macron a fait une croix sur cet électorat-là, il s’accommode des choses telles qu’elles sont, il est devenu le candidat du statu quo. En revanche, il a gagné un électorat conservateur. Finalement, la crise des Gilets jaunes aura permis de clarifier son appartenance politique. En fait, je pense qu’en pratique, il a les meilleures chances d’être réélu. Du côté des forces de l’establishment qui le soutiennent, on s’est avisé qu’en France, il fallait y aller plutôt doucement : on pense qu’avec Pécresse et ses importantes suppressions de postes de fonctionnaires ou son offensive sur la réforme des retraites, le risque serait grand de se retrouver de nouveau dans une ambiance quasi insurrectionnelle. Sur ce point, Macron leur apparait plus rassurant, somme toute…
Quand on observe la société française à la simple lumière des événements de ces dernières années, on est frappé de la violence qui envahit l’espace public. Et pour en revenir au sujet de l’élection présidentielle prochaine, le président sortant cumule contre lui beaucoup de ressentiment et même parfois de la haine, devenue très palpable depuis la séquence des Gilets jaunes…
Le constat est juste. Cela tient au fait que le processus démocratique ne fonctionne plus correctement. Il est normalement une fabrique d’intégration collective. Même si on est minoritaire et qu’on soutient une position qui ne gagne pas, on se sent néanmoins membre à part entière d’un processus de mise en commun des problèmes et d’un mouvement tendant à les résoudre. C’est une des principales forces de cohésion de notre société, peut-être ne nous en rendons-nous plus tout à fait compte aujourd’hui… Cette chose essentielle, c’est que c’est à travers de la politique que notre société trouve sa cohésion. Quand le processus démocratique ne traduit plus de façon claire les rapports de force qui traversent tous ses acteurs, le danger est là. Nous y sommes : ce jeu de dupes si profondément ressenti par les citoyens, c’est justement ce qui fait que de plus en plus d’entre eux se demandent si cela vaut réellement le coup d’aller voter…
Lors du plateau des Bibliothèques Idéales à Strasbourg, vous avez fait part de vos doutes sur une potentielle vie République, en laissant penser que se mettre d’accord sur la suppression de l’élection directe du président de la République serait comme une montagne absolument impossible à gravir…
C’est en fait la contradiction majeure du système où nous sommes. Il y a d’un côté ce sentiment très répandu que quelque chose de fondamental ne fonctionne plus dans notre système institutionnel et, d’un autre côté, le fait que l’élection du président de la République au suffrage universel est considérée par l’immense majorité des citoyens comme le seul moment où ils peuvent se faire entendre. La contradiction est totale : plus les gens sont dégoûtés par ce jeu politique qui ne joue plus le rôle qui lui est attribué dans une démocratie, celui de déterminer des priorités et résoudre peu à peu les problèmes, plus ils se disent : « J’ai cette ultime arme fatale, celle de voter pour un candidat de rupture ». Et c’est là qu’on en vient à se rappeler qu’Emmanuel Macron s’était présenté il y a cinq ans comme la dernière cartouche pouvant activer cette faculté de rupture. Aujourd’hui, cette dernière cartouche a été tirée et il n’y en a plus. C’est cela qu’exprime le désarroi profond que nous observons tous…
Ça exprime un avenir plutôt sombre, non ?
Pas forcément. Ce que je vais dire relève clairement de la politique-fiction. Mais on pourrait imaginer que Macron, une fois réélu, prenne conscience que sa réélection n’a été en rien le fruit d’un plébiscite populaire et que le peuple français se retrouve une nouvelle fois dans la position d’avoir élu un président par défaut, tout comme Chirac le fut en 2002. En un mot, va-t-on avoir affaire à quelqu’un qui va s’enivrer d’avoir été élu dans des conditions un peu rocambolesques et qui va se convaincre qu’il est le sauveur universel dont la France avait besoin, une réaction assez habituelle chez les gens de pouvoir soit dit en passant, ou bien, au contraire allons-nous avoir affaire à quelqu’un de très lucide sur la fragilité de sa position et qui va engager une vraie réflexion sur l’évolution des institutions et être prêt à faire l’effort nécessaire pour que nous retrouvions un système politique authentiquement démocratique ? Bien sûr, il serait stupide de dire que nous ne vivons plus aujourd’hui dans une démocratie, mais cette démocratie a perdu beaucoup de sa substance : il faut absolument que nous retrouvions une cohérence collective qui nous donne une direction possible, sinon nous allons nous enfoncer dans un marécage total. Cela dit, hors de cette hypothèse, j’avoue être comme vous très inquiet quant à l’avenir à court terme…
Pour finir, et pour poursuivre dans le sens de cette dernière idée que vous exprimez, est-ce que la sortie de crise du Covid qui se profile, du moins peut-on l’espérer, ne pourrait pas constituer une opportunité pour le président de remettre à plat un grand nombre de choses ? En commençant par abroger d’un coup et sans tergiverser l’ensemble des lois coercitives votées au fil de ces deux années de crise sanitaire, par exemple. En un mot, est-ce qu’on n’arriverait-on pas ainsi à une sorte de moment-clé, qui permettrait de réconcilier quelque peu le pays avec la politique ?
En tout cas, l’opportunité existe, c’est certain. Cette crise a mis en lumière toute une série de constats fondamentaux dont on pourrait effectivement tirer la leçon : la problématique des libertés et la manière de les gérer, par exemple. La question de l’état d’urgence, fût-il sanitaire, c’est tout sauf une question politique mineure. Sur un plan plus général, la question de l’hôpital public et de notre système de santé devrait nous inciter à prendre cette problématique à bras-le-corps. Or, en réalité, on n’a fait que donner un peu plus d’argent aux gens pour avoir la paix. Or, on est là en complet hors sujet : nous sommes face à un problème essentiel qui est posé et que la crise sanitaire a placé en pleine lumière. On n’en est même pas au début d’un diagnostic sur ce sujet-là. Cette crise nous a fait percevoir une dimension très banale qui est au coeur de notre société. Quand j’étais tout jeune à l’école, on nous apprenait qu’il n’y a pas de sots métiers. Aujourd’hui, on a beaucoup plus besoin de chauffeurslivreurs que de traders ! Pour moi, c’est le critère clé : on s’est aperçu que la mesure de l’utilité sociale n’avait rien à voir avec le système de rémunération actuellement en vigueur. Pourquoi une infirmière gagne-telle moins qu’un publicitaire ? La crise sanitaire a permis une sorte de réévaluation de la contribution de chacun à la vie sociale et ce critère-là devrait être au centre de la réflexion sur l’après-crise. C’est là qu’un grand président pourrait renverser la table. Pour de bon !
À ce stade, une seule question pour conclure. Est-ce que Macron II peut être ce président-là ?
Très sincèrement, avec lui, je n’exclus rien. On a affaire à un personnage très particulier, aussi bien humainement que psychologiquement, un personnage qui est imprévisible et qui a une suffisante estime de lui-même, visiblement, pour ne pas se sentir le moins du monde l’obligé de ses sponsors d’origine, si je peux m’exprimer ainsi. Il peut très bien les envoyer paître, en considérant qu’au fond il ne leur doit rien. Que tout ce qu’il fait il ne le doit qu’à luimême, point. Cette élection parait triviale à l’heure où on en parle, voire lamentable à beaucoup d’égards avec une campagne pitoyable, mais elle a un enjeu incroyablement crucial… »