Nathalia Moutinho « Une façon de questionner le monde qui nous entoure »

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Discipline se fondant dans notre quotidien, le design est une forme d’origine du monde. Nathalia Moutinho, designeuse et enseignante, nous explique en quoi un design conscient des enjeux contemporains a autant à voir avec l’objet qu’avec la liberté et le dialogue.

Or Norme. Pourriez-vous vous présenter, nous parler de votre parcours ?

Je suis issue de l’école d’art, j’ai suivi un parcours classique : un bac d’art appliqué et ensuite je suis rentrée aux Beaux-Arts de Nancy. J’ai fait mon diplôme aux Arts Déco en passant par une école à Barcelone pour un Master. J’ai toujours été passionnée par le design. J’étais plutôt intéressée par la communication au début, puis j’ai vite compris que c’était plutôt l’objet qui m’attirait. Ensuite, je me suis installée à mon compte. J’ai travaillé au début pour Hermès. Puis je me suis payé mes études d’architecte en faisant les petites mains, j’ai toujours été dans cette notion de travail d’équipe. Quand on fait les petites mains, on a les oreilles qui traînent et l’on apprend énormément de choses. Il y avait une vraie difficulté de faire du design il y a 25-30 ans si l’on n’était pas à Paris mais, pour plein de raisons, je n’avais pas cette envie de capitale. Faire du design en région ce n’était pas un débat à ce moment-là, alors qu’aujourd’hui on parle beaucoup de l’échelle locale. J’ai eu du travail petit à petit dans les musées, des missions de muséographie et de scénographie, j’ai alors créé mon entreprise, Atelier Aile².

Nathalia Moutinho

En quoi consiste votre projet Atelier Aile² ?

J’ai toujours désiré travailler en équipe, j’ai donc eu rapidement des salariés autour de moi, cela faisait également quelques années que j‘essayais de trouver des associés, et ce pour être dans une démarche évolutive, passer la main… Mon associée de formation architecte est Émilie Cassis. On se complète très bien : j’ai un regard de designer et elle a un regard d’architecte. Notre compétence, c’est la muséographie-scénographie. La muséographie consiste à concevoir une narration, raconter des choses. La scénographie c’est la partie mise en œuvre, comme par exemple le dessin d’un meuble, la création de l’univers audiovisuel ou des interactions avec le public. Notre entreprise se nomme Atelier car nous sommes dans une démarche du « faire ».

« On écrit l’espace, la matière, le temps, la lumière ; c’est ça le travail du designer. »

Quelle est votre définition du mot design ?

Je vais vous citer une phrase de Ettore Sottsass, qui dit que, « Faire du design, ce n’est pas donner forme à un produit plus ou moins stupide pour une industrie plus ou moins luxueuse, (…) le design est une façon de débattre de la vie. » Je trouve que c’est très juste. Le design est une discipline polymorphe, tout est design en fait ! Aujourd’hui on va essayer de faire la différence entre un designer virtuel et un designer à l’ancienne, qui va travailler la matière physique, le mobilier, l’espace… Le design est partout comme je le disais, mais c’est à la fois un atout – puisque l’on a différentes matières à débats – et en même temps c’est un inconvénient : à force d’être partout, on a l’impression d’être nulle part… Les étudiants ont peur de ne pas être compris, pourtant la grande qualité du designer est d’être justement un généraliste et de venir mettre de la poésie dans le quotidien. C’est la raison pour laquelle on fait appel à nous. Ettore Sottsass est un designer très intéressant pour moi, car il a questionné le langage formel et a déconstruit le rapport aux formes. Avec lui, le design devient sculpture et c’est cette limite avec l’art qui est très intéressante. On écrit l’espace, la matière, le temps, la lumière ; c’est ça le travail du designer. Effectivement, autour de nous, tout est design : la chaise, la voiture, le sac, le macadam au sol, l’espace, la façon dont on va créer un environnement… Cela fait forcément écho à la manière de vivre et donc, en définitive, à la vie elle-même.

Les étudiants de la HEAR se préparent pour la Biennale Internationale du Design

En quoi consiste la formation Design de la HEAR ? Comment devient-on designer(euse) ?

J’enseigne à la HEAR (Haute École des Arts du Rhin) depuis 12 ans maintenant. Pour moi, la chose la plus difficile à acquérir pour les étudiants c’est la liberté. Les étudiants doivent apprendre la liberté, ils doivent trouver leur langage, leur vocabulaire, leurs centres d’intérêts, ça peut paraître banal, mais ce n’est pas simple comme exercice. Je suis moi-même designeuse, je suis moi-même professionnelle, je manipule une discipline qui évolue, je ne travaille pas aujourd’hui comme je le faisais il y a 10 ans, et dans 10 ans je ne le ferai pas de la même manière… Les étudiants ne doivent donc pas me voir comme quelqu’un que l’on doit mimer. Nous sommes tous des apprenants, autant eux que moi, il est donc nécessaire qu’en premier lieu ils désapprennent ce rapport à la pédagogie et à l’éducation. Ce rapport à la liberté est fondamental. Même si demain on a trouvé une formule sympathique, la bonne forme, la bonne couleur, etc., ce n’est pas une recette que l’on applique lorsque l’on fait du design, c’est plutôt une façon de penser, de questionner le monde qui nous entoure. Le reste, c’est de la technique. Concrètement, si l’on veut manipuler un logiciel, cela s’apprend en deux mois, mais ça ne doit rester qu’un outil ; cela ne nous dit pas ce que l’on doit dessiner, ça c’est nous qui devons l’apprendre, c’est à nous de nous questionner en amont. Par exemple, actuellement, je fais travailler mes étudiants sur la question de l’innovation. C’est l’histoire de nos industries qui nous a amené aux objets que l’on a. On peut donc se demander si l’objet a une finalité ? Est-ce que la voiture va toujours évoluer ? Est-ce que l’on n’est pas arrivé à une finalité de cet objet ? Nous formons des designers qui sont des généralistes et qui fabriquent eux-mêmes leurs propres métiers, leurs manières de voir les objets qui nous entourent et d’imaginer les futurs objets qu’ils vont créer.

Comment les designers(euses) peuvent-ils fournir des solutions pour faire face aux problématiques contemporaines ?

Depuis 3-4 ans, nous, enseignants, faisons le constat que nos étudiants souffrent de s’entendre dire : « maintenant il va falloir s’occuper de tous les problèmes écologiques, nous, l’ancienne génération, nous avons bien vécu, à vous de gérer les problèmes. » En plus de cela, très vite, le premier réflexe est de dire qu’il faut arrêter de produire, c’est la logique qui veut ça… Résultat, on a en face de nous des étudiants un peu paralysés par ces problématiques. C’est un moment compliqué pour ces jeunes designers qui n’ont qu’une envie : être dans le plaisir de faire, mais qui savent que créer c’est aussi produire des déchets… Donc oui, les designers ont des solutions à apporter mais ils ne sont pas les seuls en fait ! Nous sommes justement en train de mettre en place un programme de recherches, After qui s’adresse aussi aux jeunes diplômés et dont l’idée est de professionnaliser les étudiants, en créant des passerelles avec plusieurs entreprises, en proposant des collaborations. La première mission est de proposer de nouveaux scénarios c’est-à-dire de proposer de nouvelles narrations autour de nos environnements. La question c’est : « comment pourrions-nous vivre ? » Le rapport à l’urbanité, la quantité d’objets que l’on produit, etc. Tout est lié à la question de la matière première ; c’est un état de fait que l’on doit dépasser, on doit penser désormais à la seconde matière. Les déchets sont des ressources ! Donc oui, les champs de l’art et du design sont là pour répondre aux problématiques qui nous entourent, sinon ils finissent dans une galerie ! Pour moi, il faut avant tout décloisonner les choses. Il faudrait que les entreprises puissent entrer en contact plus facilement avec les créateurs et que le dialogue soit plus facile, que l’on ait notamment des outils de langage communs, avec des projets et objectifs eux aussi communs… On pourrait ainsi mettre en place de nouvelles économies, de nouvelles manières de fonctionner et proposer des solutions à certains défis. Il ne faut pas tout considérer comme des problèmes, mais plutôt comme une forme d’héritage. Il faut changer cette image et c’est à nous, enseignants, d’accompagner les étudiants et d’assumer tout cela ensemble. Il faut essayer de retrouver des valeurs et vertus dans ce que l’on fait.

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