Paroles de profs I Table ronde
– article publié dans Or Norme N°39 –
Annabelle Lecointre (prof de Sciences et Vie de la Terre dans un collège de la banlieue nord de Strasbourg, Gwenola Tupin (prof d’histoire-géographie au collège de Truchtersheim), Gilles Gatoux (prof de français au collège de Rosheim) et Robert Betscha (prof d’histoire-géographie au collège du Ried à Bischheim). Ces quatre enseignants ont accepté de participer à la table-ronde organisée par notre magazine le 25 novembre dernier, après l’assassinat de leur collègue Samuel Paty le 16 octobre, lors d’un attentat islamiste où l’horreur et le tragique se sont mêlés. Leurs propos éclairent sur les réalités quotidiennes de leur métier, bien loin des clichés et des discussions de café du commerce…
Le choc de l’assassinat de Samuel Paty
Robert Betscha : « Samuel Pary est mort tout près de son collège. Alors, dès que j’ai appris que l’attentat était lié à sa profession, ce fut pour moi un énorme choc. Je pensais jusqu’à ce moment-là que les établissements scolaires étaient comme des sanctuaires encore protégés. Là, on a dépassé un stade, on touche à l’ignominie…
Annabelle Lecointre : A ce jour, je ne parviens toujours pas à imaginer l’acte, je ne parviens pas à passer ce cap-là. L’école est tellement l’endroit où l’application de la laïcité est la plus complète que malheureusement, on pouvait s’attendre à ça. Car il faut être clair : on ne l’a pas tellement défendue notre laïcité. Depuis les années 80, on l’a affublée de divers adjectifs, tantôt laïcité ouverte, tantôt saine laïcité ou encore laïcité positive, comme si notre laïcité française était négative, malsaine ou fermée. L’école, c’est là où la laïcité est appliquée de la façon la plus aboutie et moi, je suis très satisfaite de ça, il faut que l’école républicaine reste ce sanctuaire qu’on connaît. Alors, oui, il fallait s’attendre à ce que l’extrémisme religieux cherche à s’attaquer à nos valeurs par le biais de l’école. Je ne suis pas la seule enseignante à penser ça : en 2018, Charlie-Hebdo avait fait paraître un hors-série titré « Profs : les sacrifiés de la laïcité » dans lequel figuraient une soixantaine de témoignages d’enseignants qui disaient qu’ils n’étaient pas soutenus par leur hiérarchie, qu’ils manquaient de soutien et qu’ils se sentaient parfois démunis devant les entorses faites à la laïcité à l’école…
Robert Betscha : Je vais dans le sens de ma collègue. Moi aussi, je m’attendais à ce genre de crime, mais pas forcément à un endroit comme ce collège de Conflans-Sainte-Honorine qui est un établissement scolaire loin des zones sensibles. Je m’attendais plus à un événement aussi grave dans un établissement où il y a des classes beaucoup plus difficiles, là où la question de la religion est beaucoup plus criante.
Gwenola Tupin : Je me suis sentie littéralement assommée. On s’apprêtait à partir en vacances , ma famille et moi étions dans des perspectives joyeuses et tout à coup, tout s’est refermé brutalement. Je ne m’y attendais pas du tout car j’avais l’impression que, contrairement aux autres lieux institutionnels, l’école incarnait encore des valeurs majeures et que nous étions protégés par notre relation d’adultes en direction des enfants. Je n’ai pas intégré immédiatement cette triste nouvelle car, contrairement à toi Annabelle, j’avais le sentiment qu’on avait énormément travaillé sur la laïcité. Quand j’ai commencé à enseigner, on avait des élèves voilées au collège de Solignac à qui on a expliqué qu’elle ne devait pas porter le voile à l’école. En 2015, après les attentats, on a repris tout ça et ça a été intégré dans les programmes officiels l’année suivante. Donc, je pensais qu’on avait bien travaillé socialement et que nous étions donc à l’abri. C’est vrai qu’il y avait eu le précédent de l’école Ozar-Hatorah de Toulouse mais notre collègue là-bas avait été visé en tant que juif, pas en tant qu’enseignant…
Gilles Gatoux : L’attentat s’est produit à la veille même des vacances. Chacun s’est donc retrouvé chez soi juste après. Du coup, personne n’a pu exprimer ce qu’il ressentait. En premier lieu, le terme de décapitation a été tellement choquant que pour moi aussi, au début, il y a eu cette difficulté à croire qu’un enseignant soit décapité à la sortie de son collège. Mais ce qui m’a choqué le plus, c’est de constater les difficultés que nous avons rencontrées pour nous exprimer là-dessus à la rentrée et à pouvoir élaborer quelque chose avec nos élèves pour rendre hommage à notre collègue. Ça a été très difficile à vivre…
Le premier matin de rentrée
Gwenola Tupin : On a appris extrêmement tard les directives du ministre. Les toutes dernières, après les ordres, contre-ordres etc… sont tombées la veille-même de cette rentrée, le dimanche soir à 19h…
Gilles Gatoux : Il avait d’abord été question qu’on ne travaille pas avec nos élèves le lundi matin pour que nous puissions nous concerter, et même que toute la journée du lundi soit neutralisées pour cela. Au final rien de ces deux options…
Gwenola Tupin : La version officielle c’est que le Conseil de défense aurait demandé le renforcement sanitaire. C’est sans doute vrai, mais il a fallu quinze jours pour ça ? Ca ne tient pas la route une seule seconde ! Il y a quand même 12 millions d’élèves dans le primaire et le secondaire et 800 000 enseignants…
Annabelle Lecointre : En fait, on nous a littéralement volé un moment de concertation essentiel. C’était déjà difficile de rester seul chez soi avec cette information, le minimum aurait été qu’’on puisse en parler ensemble. Réduire cet instant à une minute de silence avec la lecture d’une lettre qui ne faisait pas forcément écho dans la tête de tous les élèves a été ahurissant.
Gilles Gatoux : Ce lundi matin-là, je ne devais pas travailler. J’avais demandé quand même à pouvoir être là mais cette minute de silence avec l’ensemble des élèves n’a pas eu lieu dans mon collège. La lecture de cette lettre et la minute de silence a eu lieu dans la salle de permanence, avec les élèves. On nous a certes enlevé ce moment tous ensemble, mais on nous a enlevé aussi la possibilité de rendre vraiment hommage à notre collègue.
Robert Betscha : Au lendemain de l’attentat, au début de vacances donc, je me suis senti très vite seul. Même si j’ai pu moi-même contacter ensuite mes collègues par téléphone, il y a eu cette communion collective qui ne s’est pas faite. D’un attentat national, on est passé au fait divers. Il y eut ce la minute de silence, la lecture de cette lettre qui était incompréhensible pour les élèves. En fait, la décision du ministère a été de tout laisser au bon vouloir de chaque établissement. Et je regrette pour ma part qu’il n’y ait pas eu une directive nationale assez forte, par exemple la neutralisation d’une demi-journée pour qu’on puisse nous parler entre enseignants. Avec les élèves que j’avais devant moi le matin de la rentrée, j’ai été surpris par un fait inattendu : un bon tiers d’entre eux n’étaient même pas au courant du drame. Mais est-ce si surprenant, au fond ? Ils ne suivent pas l’actualité, un événement chasse l’autre… D’autres élèves m’ont aussi parlé des élèves du collège de Samuel Paty puisqu’ils savaient que le terroriste avaient payé certains d’entre eux pour avoir des renseignements sur leur professeur. Leur question était de savoir s’ils avaient pu garder l’argent reçu des mains de l’assassin !.. J’ai bien sûr eu droit aussi à la réflexion : il n’avait pas à faire ça…
Gilles Gatoux : Nous avions entre collègues pas mal échangé de mails durant les vacances pour exprimer notre mécontentement face aux décisions de M. Blanquer. Notre principal a finalement décidé de nous réunir à midi. Mais cette réunion d’un quart d’heure a été essentiellement constituée de jérémiades. Ce n’est pas ce que j’attendais…
Gwenola Tupin : Nous, nous sommes réunis en conseil pédagogique, pour essayer de construire quelque chose. Mais très vite, nos collègues se sont retournés vers nous, les profs d’histoire-géo en considérant que nous étions les plus aptes à faire ce travail. Ils n’avaient pas complètement tort, on avait reçu de notre inspecteur pédagogique, trois jours avant la rentrée, treize pages de liens et de contenus dans lesquelles on s’est vite noyé…
Annabelle Lecointre : Pour essayer qu’il y ait une suite à cette rentrée, je me suis retournée vers la professeur documentaliste de mon établissement et j’ai pu récupérer des documents pour mes élèves, que j’ai pu mutualiser avec les autres professeurs. On ne les sollicite pas assez nos collègues documentalistes, la nôtre avait des quantités de dessins de presse, par exemple ceux de Cartooning for Peace (le mouvement animé par le dessinateur Plantu -ndlr) et on a invité le dessinateur Piet qui vient régulièrement chez nous. Notre axe a donc plutôt été de trouver des marges d’actions collectives. Notre chef d’établissement a su fédérer ses équipes à cette occasion, ce fut plutôt une avancée…
Les réactions des élèves
Annabelle Lecointre : Il n’y a pas eu de réactions négatives chez nous. Sincèrement, il me semble qu’ils sont attachés à la laïcité mais je me rends bien compte que c’est loin d’être le cas partout. J’ai été heureuse qu’une élève me dise : « mais finalement, la laïcité, elle nous protège, Madame… » Ca veut dire que lorsqu’on prend bien le temps d’expliquer cette notion-là, les élèves se rendent bien compte qu’elle est pacificatrice et émancipatrice. Je vois là une lueur d’optimisme : ce combat pour la laïcité est certes difficile mais il faut vraiment y mettre le paquet. Il faut continuer à expliquer ce qu’est la laïcité, dépasser ce qu’on lit dans les journaux, ce qu’on entend ici et là et surtout chez les adultes, cette petite musique relativiste : « oui, mais ils l’ont bien cherché… ». Certains enfants l’ont dit eux aussi mais je suis bien plus choquée quand ces mots sortent de la bouche de certains adultes et même, parfois de certains politiques ou de gens de lettres. « Vous êtes des laïcards extrêmistes » nous disent-ils. Quand on veut défendre les valeurs de la République, on se fait traiter d’extrêmistes, c’est quand même incroyable, non ? Sincèrement, avec les enfants, j’ai quand même bon espoir, je suis assez optimiste… Même si on a eu des réflexions sur cette école où on ne peut pas avoir de signes ostentatoires d’appartenance à une religion mais qui organise quand même des enseignements religieux. Et oui, évidemment… Ça a été l’occasion de faire un point d’histoire, sur le droit local Alsace-Moselle. Et c’est aussi l’occasion de redire qu’elle est perfectible cette laïcité, qu’elle n’est pas partout aboutie.
Gilles Gatoux : Ce que j’ai réalisé en traitant de la religion avec mes élèves, je parle de ceux de 3ème, c’est qu’il y a un flou, un tabou et beaucoup d’affect. Ca reste très compliqué. Ce « Ils l’ont bien cherché », je l’ai effectivement entendu chez deux ou trois élèves dans une classe, pas plus, mais honnêtement, je ne m’y attendais pas. Je sens certains très en délicatesse avec Charlie Hebdo sur la question de la satire et qui n’osent pas en parler, qu’ils ne comprennent pas et qui disent qu’il ne faut pas toucher à la religion. C’est donc à moi de décortiquer ça avec eux. C’est évident qu’on marche alors sur des œufs, alors que je suis dans un établissement hyper calme où tout va bien…
Gwenola Tupin : La commande institutionnelle est là. Dans les programmes d’enseignement moral et civique de 2002, on n’avait pas les dessins de presse, les caricatures, les satires… Mais je pense que des enfants de onze ou douze ans n’ont pas forcément la maturité nécessaire pour bien appréhender ces questions… Le côté délicat est là, assurément : je pense sincèrement qu’un enfant de onze ans n’est pas en capacité de décrypter les Unes de Charlie-Hebdo… Les plus âgés ont un problème concernant la reconnaissance de la légitimité de la caricature de la religion dans Charlie Hebdo. Comme on leur enseigne aussi notre liberté d’expression et son cadre, ne pas attenter à la vie privée, ne pas diffamer, ils nous disent que la caricature de la religion c’est tout bonnement de la diffamation… Rien n’est simple.
Annabelle Lecointre : Voilà pourquoi je pense qu’il faut que l’école s’ouvre vers des forces vives extérieures : des scientifiques, des journalistes, la télé, un dessinateur de presse comme je le disais tout à l’heure… Il faut se saisir de toutes les opportunités car, en ce qui nous concerne nous les enseignants, on ne se sent pas forcément à l’aise partout et tout le temps. Moi, je ne suis pas journaliste et, en tant qu’adulte, décrypter un dessin de presse, ce n’est pas toujours évident…
Le fait religieux
Robert Betscha : Il y a deux choses que je voudrais souligner. La première est la place occupée par les parents dans ce drame. On sait maintenant que tout est parti d’une rumeur colportée par un père qui s’est immiscé dans le cours de Samuel Paty, pratiquement, sans que sa fille d’ailleurs n’ait été présente physiquement ce jour-là. C’est donc ce père qui a colporté des mensonges et des rumeurs et qui a lancé une cabale contre l’enseignant. On a déjà ouvert une boite de Pandore depuis longtemps dans le domaine de la place des parents : je rappelle tout de même que c’est un inspecteur qui nous guide, nous conseille et nous guide. Et personne d’autre…
Sur la question religieuse, j’enseigne depuis dix-neuf ans et je suis depuis quatre ans dans mon collège actuel. Je constate que la religion est de plus en prégnante. Je le constate par exemple durant le Ramadan. Mes élèves le font tous alors qu’ils sont bien trop jeunes pour ça, il suffit de relire le Coran pour s’en persuader. Non seulement ils le font, mais ils le font très sérieusement. De plus en plus, ils jurent sur la Mecque, c’est une expression qu’on entend très souvent. Je m’interroge vraiment sur les raisons de tout ça, peut-être une perte d’identité qu’ils retrouvent dans la religion… En tout cas, la question religieuse est de plus en plus présente chez nos élèves, c’est net…
Gwenola Tupin : Toi, tu évolues dans un collège de banlieue avec un public beaucoup plus urbain que mon collège à Truchtersheim. Et bien moi qui suis à la campagne, c’est la même chose. Ce n’est pas la même religion dominante, mais c‘est la même chose…
Annabelle Lecointre : Ca ne m’étonne pas du tout. Les forces catholiques ont œuvré très longtemps pour démolir la laïcité. Le nombre d’arbres de la laïcité qui ont été déracinés est considérable. D’ailleurs, on aurait peut-être mieux fait de parler de Guy Georges le jour de la rentrée. Cet instituteur a été à la tête d’un syndicat d’enseignants très puissant et c’est lui qui a été à l’initiative de l’arbre de la laïcité. Nous en avons planté un le 9 décembre dernier dans notre collège, c’est le jour anniversaire de la loi de séparation des Eglises et de l’Etat. Nous l’avons fait pour que l’assassinat de Samuel Paty ne soit pas oublié… C’est très important d’expliquer aux enfants d’où vient cette loi sur la laïcité, de leur dire que durant plus de 1500, c’est la religion catholique qui a dicté sa loi en dominant l’éducation et les consciences et ce même biais a longtemps entravé les avancées de la science, ou l’émancipation des femmes. C’est parce que nous n’avons plus voulu collectivement de tout ça que la laïcité est apparue. Il ne s’agit pas de stigmatiser l’une ou l’autre des religions, il s’agit d’expliquer aux élèves d’où nous venons : les extrémismes viennent de partout, il faut le rappeler aussi…
Gwenola Tupin : Quand on essaie de faire le crash-test de l’analyse de tout ce qui a été mis en place auparavant et qui nous en a fait arriver à ce drame, on trouve la difficulté réelle d’enseigner cette notion de laïcité et la faire vivre, il y a aussi la difficulté de trouver la place du rôle des parents et des intervenants extérieurs car quand tu signales le rôle de ce père, il faut bien dire qu’il n’est pas intervenu seul, qu’il était accompagné d’un imam qui était connu comme le loup blanc pour avoir lutté contre l’interdiction des foulards il y a quinze ans. Il a quand même été reçu dans l’établissement ! En vertu de quelle disposition dans le règlement intérieur ? Il y aussi la difficulté à compter sur des gardes-fous, on nous envoie au charbon, on y va d’ailleurs très volontiers mais je trouve qu’on n’est pas si soutenu que ça et tant que le « pas-de-vague » qui exprime cette crainte que tout transparaisse dans les médias et la vie publique existera, on n’y arrivera pas…
Tous ces malaises de l’école…
Annabelle Lecointre : Avec le système informatique qui a été mis en place, c’est l’avalanche de mails échangés entre l’enseignant et les parents et la porte grande ouverte à toutes contestations possibles. C’est quelquefois un énorme problème que les enseignants doivent gérer au mieux…
Robert Betscha : C’est la solitude qui a été la nôtre qui m’aura le plus marqué, finalement. Je sais bien que nous y sommes habitués, mais tout de même. Moi, pour ma part j’ai reçu ces fameux documents seulement le lundi matin de la rentrée, sans aucun commentaire, débrouille-toi, quoi… Et à 11h, le matin de la rentrée, chacun était seul avec ses élèves, il n’y a pas eu de communauté…
Gwenola Tupin : J’ai ressenti ça comme ça aussi. Avec l’illusion de cette minute de silence, de la lecture de cette lettre qui ne faisait pas sens pour nos élèves. C’était très clair : une fois de plus on ne s’adressait pas à nous les enseignants, on ne s’adressait pas aux élèves mais on s’adressait… à tous les autres. C’était de la com, voilà…
Annabelle Lecointre : Je ne suis pas si surprise que ça qu’il n’y ait pas eu de concertation et je ne suis pas plus surprise que ça non plus de cette absence d’un hommage plus conséquent. Tout ça me montre que pour dépasser ça, pour dépasser ce gouffre qui sépare les gens d’en haut de ceux qui sont sur le terrain, c’est-à-dire nous les enseignants mais également les équipes de direction, il faut que nous travaillions tous encore plus collectivement. Depuis des années, je m’y efforce… On n’a pas besoin du rectorat ou du ministère pour ça, c’est à nous de nous en emparer…
Gwenola Tupin : Bien sûr, mais c’est sans compter sur les modes de recrutement des chefs d’établissements et même des recteurs. Depuis trois ans, il y a un vrai problème de management ministériel à ce sujet puisque il n’y a plus besoin de provenir de l’Education nationale, il n’y a plus besoin de la culture inhérente à l’enseignement : on peut venir de la Pénitentiaire, du ministère des Armées, que sais-je et même du privé. En fait, on recherche des managers… Ce sont des choix politiques et de société et, j’insiste, des problèmes de choix gouvernemental et de pilotage ministériel.
Gilles Gatoux : Ce qui n’empêche pas l’humanité. Moi, je n’ai rien à reprocher à mon chef d’établissement, il fait ce qu’il peut avec ce qu’il a… Après, ce qui rejoint ce que j’ai bien senti chez notre ministre et aussi chez mon chef d’établissement, c’est ce fameux « pas-de-vague » dans le sens où on sent une énorme pression venant des parents, à cause de la crise sanitaire : on est assailli de mails de parents sur tout et n’importe quoi à cause de cette angoisse générée par ce virus. On vit ça depuis la rentrée de septembre et encore plus, depuis la rentrée de novembre. C’est devenu vraiment très compliqué…
Annabelle Lecointre : Je pense qu’il ne faut plus se faire d’illusions sur l’inertie, le manque d’actions concertées, l’inadéquation entre les injonctions qui nous viennent d’en haut et la réalité du terrain… Je ne travaille pas pour les niveaux hiérarchiques supérieurs, je travaille pour mes élèves et c’est bien dans nos établissements qu’il va falloir, enseignants et administration, que nous trouvions des marges d’actions communes. C’est comme ça qu’on avancera malgré tous les problèmes qui nous tombent dessus, parce qu’on nous charge la barque depuis des années et des années et qu’elle est bien, bien pleine aujourd’hui, cette barque ! Ce terrible drame nous montre ça : c’est sur le terrain, du terrain que viendra la voie pour nous en sortir.
Robert Betscha : Sincèrement, je voudrais dire que je ne me sens quelquefois plus prof : je suis policier, je suis assistante sociale, je suis quelquefois un père ou un grand frère, je suis surveillant… je suis tout. On fait trop de choses, nos écoles sont perméables à tout, des gens s’immiscent à l’intérieur, jugent notre façon d’enseigner, les contenus pédagogiques. On est en première ligne et malgré tout ça, on n’est clairement pas assez soutenus par notre hiérarchie et par notre ministère. Nos salaires n’ont pas été revalorisés depuis cinq ans, on est les plus mal payés de toute l’Union européenne. Aujourd’hui, devenir prof ne fait plus rêver. Sincèrement, si je pouvais revenir en arrière, je ne sais pas si je choisirais ce métier…
Gwenola Tupin : Moi, je trouve que ce métier devient de plus en plus périlleux et fatigant. Peut-être aussi qu’il y a l’usure car nous ne sommes plus des jeunes profs depuis longtemps autour de cette table. Mais plus ça devient périlleux et fatigant, plus j’ai le sentiment que je peux être utile et plus je parviens à m’affranchir des commandes institutionnelles, des cadres, du « qu’en dira-t-on, du « pas-de-vagues » et donc, plus je me sens libre dans cette profession et plus je m’y sens bien, au fond. Mais, franchement, en m’y sentant de plus en plus en danger et de plus en plus usée…