Pierre Loeb : « La bombe du départ de Strasbourg du Parlement européen peut exploser à tout moment… »

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-article publié dans Or Norme N°39 en décembre 2020 –

Président de Strasbourg Pour l’Europe (SPE) et auteur de trois rapports successifs (2012, 2014 et 2017) très remarqués, même bien au-delà de l’Alsace, Pierre Loeb est un fin connaisseur du dossier du siège du Parlement européen à Strasbourg. Il exprime remarquablement l’historique qui a fragilisé la position de Strasbourg lors de la décennie passée…

Pour l’essentiel, est-ce que vous pouvez rappeler les principaux enseignements qu’on a pu lire dans vos trois rapports successifs de la dernière décennie ?

Volontiers. En 2012, je présidais l’association des Jeunes Entrepreneurs européens que j’avais co-fondée deux ans auparavant et c’est à ce titre que j’ai rencontré, lors des deux années précédentes, nombre de parlementaires européens, de tous les bords, pour qu’ils me disent simplement ce qu’ils pensaient vraiment de Strasbourg, en regard des critiques qui pleuvaient déjà sur le maintien du siège ici. Au passage, je dois vous dire qu’à l’époque, une énorme majorité d’entre eux m’ont fait remarquer que c’était bien la première fois qu’un Strasbourgeois leur demandait leur avis… Et j’ai été extrêmement surpris car on avait une oreille globalement très favorable : unanimité sur la qualité de la vie à Strasbourg, de la qualité du travail loin de la pression bruxelloise mais confirmation, aussi bien chez les pro-Strasbourg que chez les anti-Strasbourg, des trois griefs principaux bien connus : l’hébergement, l’accessibilité et les conditions de travail. Les tout premiers rapports qui dataient du tout début des années 90 faisaient déjà apparaitre ces points-là.

Plus de 300 articles dans la presse nationale et européenne ont repris les conclusions de notre rapport. Depuis il y en a eu deux autres : celui de 2014, que nous avions appelé « Le siège dans tous ses états » nous a permis d’effectuer plus de 2 000 entretiens (730 parlementaires, sur 751, plusieurs centaines de leurs collaborateurs, des journalistes…) qui préconisaient bien sûr des solutions concrètes pour travailler sur les trois points qui posaient problème mais aussi le renforcement de la communication dont la parution d’un magazine, Eurometropolitan, spécifiquement dédié aux parlementaires et à leurs collaborateurs. A cette époque-là, nous étions soutenus à très haut niveau, par l’Elysée, par Arnaud Magnier le secrétaire général aux affaires européennes, par le Ministère des affaires étrangères… Je me souviens très bien qu’à Paris, ils disaient : enfin, ça bouge à Strasbourg, vous vous mobilisez et c’est tant mieux car on a besoin que ce sujet du siège ne soit pas seulement traité par le filtre politique.

En 2014, ce sont aussi les élections municipales. On alerte tous les candidats sur le fait que sur les 22 recommandations émises, beaucoup n’avaient pas été mises en place. Et surtout, on leur explique à tous que le rapport de force est en train de basculer : en 2011, on était à 50/50 dans les votes sur le maintien du siège, Joseph Daul était le président du PPE (la droite européenne – ndlr) et sa consigne de vote était : « On soutient Strasbourg ». Mais la donne a changé un an plus tard (le règlement prévoit désormais les « free votes », aucun député ne peut plus être obligé à voter comme son groupe -ndlr) et les premiers éléments du PPE ont commencé à faire défection. Bref, en 2014, le rapport était plutôt du 70/30 en défaveur de Strasbourg. L’opposition a alors bénéficié de gros moyens pour démolir le siège de Strasbourg et on s’est aperçu que ce n’était certainement pas avec les seuls moyens locaux que nous allions pouvoir lutter. Je dois dire qu’ensuite on a pu mener de belles opérations au niveau de la ville, à commencer par l’édification du quartier d’affaires près du Parlement et pas mal d’actions spécifiques en faveur des parlementaires. Mais ça ne pouvait pas suffire.. Notre troisième rapport rapport, en 2017, on le titre « Strasbourg, l’évidence » mais bien sûr, le monde a changé : il y a l’impact du terrorisme depuis 2015, le Parlement s’est refermé sur lui-même car il y a cette crainte d’être une cible évidente pour les terroristes soit à Strasbourg soit à Bruxelles… Et la crise actuelle du Covid nous démontre une fois de plus qu’on aura du mal à inverser cette tendance sécuritaire. Enfin, il y a aussi la crise des budgets publics et l’impact environnemental des transports. Ça fait beaucoup, et maintenant, on sait que la bombe du départ de Strasbourg du Parlement européen peut exploser à tout moment. 

En tous cas, au niveau associatif, nous avons fait notre boulot. Ça marche ainsi de façon immuable : les associations et les ONG sont là pour mobiliser les collectivités territoriales, elles-mêmes sont là pour mobiliser l’Etat et enfin, c’est à l’Etat de négocier avec les autres états membres. C’est aussi basique que ça…

 © Nicolas Roses

Est-ce que l’idée d’un siège unique à Strasbourg reste d’actualité, ou du moins peut encore être soutenue au plus haut niveau ?

C’est tout à fait envisageable mais je ne suis sûr de rien, évidemment. Ce que je sais en revanche, c’est qu’il y aura un siège unique tôt ou tard, que ce soit à Bruxelles ou que ce soit ici. On a un atout : ici, on a un hémicycle qui est debout alors qu’à Bruxelles, il faudrait entre 500 millions et un milliard d’euros pour en reconstruire un. En tout cas, ce débat est celui de l’Europe qu’on veut pour demain : l’Europe de la séparation des pouvoirs. Le Parlement est la seule institution dont les membres sont élus démocratiquement par les citoyens alors il ne doit pas se situer à Bruxelles, au milieu des autres institutions dirigées par les chefs d’Etats ou les haut-fonctionnaires. Le Parlement gagnerait en indépendance et en légitimité d’être éloigné de l’hyper-centre des institutions européennes.

Franchement, ça relève encore du possible, vous y croyez vraiment ?

Oui, si on reprend l’éternel triptyque. Ici, à Strasbourg, pouvoir montrer qu’il y a un attachement très fort au Parlement européen, et ça passe par mobiliser les citoyens. Oui, si les collectivités territoriales locales se prennent vraiment en main et s’en vont ensemble, fermement et résolument, porter la chose au niveau de l’Etat, y compris en tapant du poing sur la table. Et oui, si l’Etat le veut vraiment, bien sûr. Il faut entamer cette bataille-là et y mettre le paquet. C’est cette ferme volonté politique qui ferait la différence. Mais à l’heure actuelle, je suis bien conscient qu’elle n’existe probablement pas… En tout cas, les derniers épisodes laissent circonspects : bien sûr, la lettre adressée au président du Parlement européen par le président de la République peut être considérée comme un soutien à la présence du siège du Parlement à Strasbourg. Dont acte. Mais la réalité des choses amène à se faire écho de considérations moins positives : beaucoup, et dans tous les camps, pensent qu’il s’agit là, en fait, d’une faute politique majeure car depuis quand le président de la République française écrit à un président que personne ne connait, avec copie à la presse qui plus est ? Si Emmanuel Macron avait ressenti le besoin impérieux d’exprimer avec force tout cela, pourquoi ne l’a-t-il pas fait dans l’enceinte du Conseil européen, face à tous ses collègues, ce qui est l’endroit prévu pour cela dans les institutions européennes ? Ou, à défaut de la présence physique du chef de l’Etat au Conseil, pourquoi n’a-t-il pas privilégié l’envoi de son courrier à ses 26 homologues des autres pays européens membres ? Aucun parti-pris partisan dans mon propos, juste un regret qu’on n’ait pas, à cette occasion, privilégié les règles établies depuis si longtemps maintenant. Pourquoi ?.. »

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Pierre Loeb © Marc Swierkowski

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