Poids Plume a fermé ses portes au début du printemps

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Article publié dans Or Norme N°57 (juin), dans le cadre du dossier « La restauration à Strasbourg, que de bouleversements ! »

C’était un de ces établissements fréquentés tant par les Strasbourgeois que par les touristes, en raison de sa parfaite situation à l’orée de la Petite France et de l’excellence de ses petits plats. Mais sa propriétaire, après s’être longtemps battue contre toutes sortes d’obstacles, dont certains assez stupéfiants, a décidé de déposer les armes. Ce pan entier de la sympathique place des Meuniers est devenu aujourd’hui bien silencieux.

Poids Plume était, pour certains d’entre nous, ce qui se faisait de mieux en matière de cuisine asiatique à l’hyper-centre de Strasbourg. Les palais de ses clients frémissent encore des saveurs travaillées par Céline, la chef de cuisine (ex-chef de l’étoilé La Cambuse, qui se trouvait à deux pas – on y reviendra…).
Le regard un peu triste de sa propriétaire Marilyn Lefebvre nous a accueilli à quelques jours de la fermeture, en avril dernier. « Je suis née ici, juste dans la maison qui ferme l’autre côté de la place. Nous sommes une famille de restaurateurs depuis trois générations. Mes grands-parents sont arrivés à Strasbourg au tout début des années  60 et ont ouvert La Rivière des Parfums. Puis mes parents ont démarré La Cambuse au coin de la place Benjamin Zix, restaurant qui a hérité d’une étoile au Michelin avant d’être revendu il y a six ans. Le tonton et une cousine possédaient deux établissements pas loin. Depuis toujours, nous sommes donc de petits indépendants qui maîtrisions toute la chaîne, du bistrot à l’étoilé. Depuis toujours aussi, nous étions de petits faiseurs qui travaillions sur le terrain et nous savons donc un peu de quoi nous parlons, en matière de restauration… »

Un bouche-à-oreille efficace. Poids Plume n’aura pas donc survécu au-delà de sa onzième année d’existence. L’enchaînement qui aura mené à cette funeste issue est parfaitement analysé par Marilyn : « Après des débuts un peu compliqués par un concept de départ mal maîtrisé, une sorte de Bistrot-Poussette censé accueillir les jeunes mamans avec des animations pour les enfants, on a bifurqué vers la cuisine vietnamienne comme celle que je mangeais chez ma grand-mère. Nous avons été par exemple le tout premier restaurant de Strasbourg à proposer des bo buns. Aujourd’hui, on en trouve partout. Avec l’arrivée de Céline après l’arrêt de La Cambuse, on a monté encore d’un cran en qualité. Durant ces cinq dernières années, nous proposions des plats du jour très variés et très appréciés, manifestement, par une clientèle composée à 80 % par des habitués qui ont fait fonctionner efficacement le bouche-à-oreille… ».

 

« Plein de gens ont fini par nous dire : “Bon, on est désolés, ce n’est plus possible de venir de l’extérieur pour manger un bo bun en rajoutant dix balles de parking. On va rester à l’extérieur de Strasbourg…” »

 

Et c’est vrai qu’il faisait bon déjeuner ou dîner au Poids Plume… « Évidemment, le Covid a signé le début de nos difficultés, avec le peu de personnel qu’on a pu recruter à la réouverture… » se souvient Marilyn. « Déjà, un peu avant, nous avions senti les effets d’une moindre fréquentation quand la fin du stationnement gratuit entre midi et deux était intervenue. Mais ce n’était rien à côté de ce véritable coup de pelle que nous avons pris quand, il y a deux ans, les tarifs du stationnement ont été férocement augmentés, de même que le coût des transports en commun. Plein de gens ont fini par nous dire : “Bon, on est désolés, ce n’est plus possible de venir de l’extérieur pour manger un bo bun en rajoutant dix balles de parking. On va rester à l’extérieur de Strasbourg…” »

À partir de là, on n’a jamais pu travailler sereinement. Il y a eu ensuite la hausse insoutenable de l’énergie qui nous a contraint de fermer l’hiver pour ne pas avoir à chauffer, tout en nous concentrant sur nos ventes de notre chalet au Marché de Noël qui, heureusement, existait depuis pas mal de temps. Puis nous avons subi la hausse terrible des matières premières, alors on a jonglé, on s’est adapté…

 

« Dans ces conditions, recevoir une mise en demeure de la Mairie parce qu’un bac à fleurs dépassait légèrement la ligne autorisée, ça m’a coupé les ailes et j’ai commencé à envisager la fermeture… »

 

« On a tout fait pour survivre… » Mais le véritable coup de bambou a été plus récent. « C’était l’été dernier, quand la municipalité a mis en route une violente redéfinition des espaces en terrasse. J’en ai pleuré : comment peut-on agir de la sorte, sans même venir nous parler et en nous sanctionnant aussi durement ? On a perdu le bénéfice de dix tables dans ce combat. On s’est senti comme des délinquants de haut vol, nous qui pourtant étions très engagés sur les côtés humains de notre métier, comme donner accès à nos toilettes pour les touristes, car il n’y en a pas dans le secteur pourtant très fréquenté. Ici, on n’a jamais refusé un verre d’eau à une famille de passage… Dans ces conditions, recevoir une mise en demeure de la Mairie parce qu’un bac à fleurs dépassait légèrement la ligne autorisée, ça m’a coupé les ailes et j’ai commencé à envisager la fermeture… »

Évidemment, le chiffre d’affaires de 2024 a enregistré la pire baisse des onze années d’exploitation de Poids Plume (-20 %). Malgré tout, Marilyn a continué à se battre, multipliant les calculs sur ses tableurs Excel et tentant de raisonner les fonctionnaires municipaux pour retrouver des espaces extérieurs plus généreux, absolument vitaux pour l’équilibre de son activité.« J’ai finalement, de haute lutte, obtenu l’autorisation pour réagrandir la terrasse d’un mètre devant l’entrée du restaurant et d’1,20 m sur le côté. L’an passé, avant tous ces tracas, la terrasse me coûtait 2200 € de taxes municipales, avec ces nouvelles mesures, on est passé à 4200 € ! ». Alors, un jour, la mort dans l’âme… l’abattement a laissé la place à une mesure plus radicale : « On avait tout fait, vraiment tout fait pour survivre. On n’était plus que deux, on n’avait plus ni plongeur ni barman ni femme de ménage donc on se tapait tout le boulot dès 8h le matin. Des journées de folie. Alors, on en a eu marre, j’en ai eu marre ! Marre de gérer toutes ces contraintes dont certaines étaient aberrantes, moi qui ne prenais mon pied qu’en servant mes petits plats les plus raffinés à une clientèle que j’aimais et à qui ça me faisait tellement plaisir de faire plaisir. Un acheteur potentiel s’est présenté il y a un an et demi. Il a été patient pendant que Céline et moi faisions tout pour nous en sortir. Mais non, nous avons fini par admettre qu’il fallait mieux arrêter avant de devenir médiocres. J’ai préféré partir proprement avant de commencer à vraiment péricliter… »

Fin de l’histoire. Céline et Marilyn ont répondu à une demande d’un supermarché de périphérie et vont lui fournir des petits plats préparés à la façon « Poids Plume ». « Si ça marche, on avisera » dit Marilyn, enfin libérée du stress « des contraintes administratives débiles et de la dictature des Uber, Deliveroo et autres Fourchette dont les représentants sortent de HEC et viennent te pomper des commissions invraisemblables sur le fruit de ton travail… ». Une grande lassitude devant tous ces obstacles qui, au final, « nous ont empêchées de travailler avec la satisfaction et le plaisir de nos clients pour seule boussole ».

C’est triste… mais c’est aussi une part de la réalité quotidienne de pas mal de restaurateurs de Strasbourg.

Marilyn Lefebvre, © Tobias Canales