Police, une institution en crise⎢Interview
– Publié dans Or norme n°41 –
Alsacien d’origine, Christophe Korell vient de « boucler » un parcours de vingt ans dans la police, dont quinze ans de police judiciaire à Asnières, près de Paris, après avoir fait ses premiers pas à l’ex-commissariat central de la Nuée Bleue à Strasbourg. Aujourd’hui détaché au ministère de la Justice, il a publié en avril dernier Police nationale : l’envers du décor, un livre dans lequel il passe au crible une institution qu’il connait intimement de l’intérieur en rencontrant et questionnant des témoins. Il dresse un état des lieux souvent implacable et s’interroge sur la police de demain. Interview…
Dans quel état d’esprit avez-vous quitté la Police pour intégrer récemment les rangs du ministère de la Justice ? Heureux, comblé, ou au contraire malheureux, écœuré avec le sentiment d’en avoir un peu marre de ce quotidien si difficile, à vous lire ?
« D’abord, je dois préciser que je ne suis que détaché du ministère de l’Intérieur que je peux à tout moment réintégrer. Non, je n’en avais pas marre mais j’avais vraiment envie de vivre autre chose que le quotidien de la police judiciaire où je travaillais depuis une quinzaine d’années. Une opportunité s’est présentée qui correspondait à mon expérience, je l’ai saisie. J’étais peut-être un peu usé car la PJ est un service très prenant où on peut quelquefois travailler H24 et sept jours sur sept, loin de la régularité des horaires administratifs. Franchement, j’avais le besoin de retrouver ma famille plus souvent, c’est vrai. Mais il me fallait aussi ce recul pour pouvoir apporter une critique constructive concernant la police qui est un sujet très clivant aujourd’hui dans notre société : on l’aime ou on la déteste. Mais la réalité est bien sûr plus subtile que ça…»
D’où ce livre qui fait déjà beaucoup parler de lui…
«Oui. J’ai voulu l’écrire pour qu’on puisse entendre les policiers qui sont tous les jours sur le terrain raconter leur vécu quotidien. Ils sont une vingtaine à le faire dans le livre… J’y parle de la responsabilité écrasante des politiques et depuis longtemps, toutes tendances confondues. Devant la Commission des lois de l’Assemblée nationale, notre actuel ministre de l’Intérieur a même parlé de leurs sept pêchés capitaux vis-à-vis de la Police. Il évoquait la formation, le recrutement, l’évolution des carrières des policiers, le contrôle de la Police et j’en passe, plein de sujets sur lesquels les politiques ont été défaillants, il ne faut pas avoir peur de dire les choses telles qu’elles sont. Ces défaillances nous ont amené aujourd’hui exactement dans la situation qu’on connait…»
Puisque vous nous attirez sur ce terrain-là, il serait peut-être également intéressant de se poser la question de ce que pensait ce même Gérald Darmanin en 2008 quand le président d’alors, Nicolas Sarkozy, ex-ministre de l’Intérieur lui-même, entamait un impitoyable programme de coupes sombres au sein des rangs de la Police. Vous citez vous-même les chiffres : sous le seul quinquennat de 2007 à 2012, 6276 postes de policiers -plus 6243 postes de gendarmes- ont été supprimés. Aujourd’hui, nous sommes aux alentours d’un peu plus d’un effectif total 149 000 policiers et on vient à peine de retrouver le niveau de 2007…
«Il faudrait que vous demandiez directement au ministre de ce qu’il en pense. Sincèrement, je ne crois pas qu’il soit allé à l’encontre du projet présidentiel de l’époque, il était dans cette ligne-là comme toute la majorité présidentielle de ces années-là. Et d’ailleurs, pour être franc, j’avais moi-même voté Sarkozy en 2007. Bon, à un certain moment, il faut bien tirer un bilan. Qu’est-ce qui a marché ou non, qu’avons-nous gagné ou perdu ? Les chiffres que vous citez sont éloquents, à cet égard. Et si effectivement on vient tout juste de revenir au même niveau d’effectifs, il est évident qu’entretemps, en quinze ans, la population française a augmenté…»
Et, dans le même temps, la société a changé aussi. Dans le livre, vous vous demandez noir sur blanc comment, en cinq ans seulement, depuis 2015 et les attentats de Charlie hebdo et du Bataclan, « est-on passé des applaudissements admiratifs à la défiance extrême envers la Police » ? Et vous y répondez aussitôt. « En 2015 » écrivez-vous, « la mission des policiers était la protection de la population face au terrorisme. Aujourd’hui, on a le sentiment qu’ils protègent surtout le pouvoir en gérant la crise sociale que ni les politiques ni les syndicats ne parviennent à endiguer… » Ce sont des mots qu’on entend rarement venant de la bouche d’un policier, ce sont des mots très forts, non ?..
«Ce que je veux dire, c’est que depuis cinq ans, on a énormément de manifestations dans les rues. Et si nous avons toutes ces manifestations, c’est bien parce que, de façon, générale, syndicats et politiques ne parviennent pas à s’entendre sur des textes de lois, notamment concernant le niveau de vie des citoyens. Et c’est bien ça qui est à l’origine de cette situation, ça dure maintenant depuis des années et des années, ça ne date pas du quinquennat en cours.»
Ce que vous évoquez là, ce changement brutal de paradigme depuis six ans, fait irrésistiblement penser à la longue séquence des Gilets jaunes…
«Pour ce qui me concerne, je remonterais même au mouvement Nuit debouts. Jusque là, nous avions une police de maintien de l’ordre faisant essentiellement appel aux CRS et aux gendarmes mobiles qui agissaient avec une sorte de discernement distancié : tant que ce n’était que des dégâts matériels, on laissait plus ou moins faire parce qu’on sait très bien que si on va au contact de ces personnes, on risque à coup sûr d’avoir des blessés, des deux côtés. Après les manifestations contre la Loi travail, on a brusquement changé de conception du maintien de l’ordre, peut-être parce que l’opinion commençait sérieusement à en avoir marre de ces manifestations récurrentes chaque semaine dans toutes les grandes villes du pays. En tout cas, depuis, la Police est incitée à aller beaucoup plus vite et beaucoup plus fréquemment au contact. Je n’ai aucune certitude sur le bien-fondé de cette nouvelle méthode : mais tout ce que je constate, c’est qu’on traduit très rarement en justice les véritables meneurs de ces casseurs, on n’attrape quasiment que ceux qui courent le moins vite…»
Il y a aussi le cas du comportement de certains de vos collègues qui outrepassent largement les réglements de votre profession et même, la loi. Vous ne pouvez pas nier que ces comportements existent…
«Bien sûr que non, c’est évident. Ce point est très documenté. Ce qui a changé par rapport à deux décennies en arrière, c’est que ces dérapages sont aujourd’hui filmés. Je pense par exemple à une manifestation à Bordeaux où un collègue tire un coup de flash-ball dans le dos d’un pompier qui ne menace en rien l’ordre public, qui n’est qu’un simple manifestant. On doit être très vigilant, il faut absolument punir les collègues auteurs de ces dérapages car c’est de là que découlent toutes les généralisations : on se dit que si les policiers auteurs de ces faits ne sont pas sanctionnés, c’est un véritable blanc-seing que l’on signe en faveur de tous les autres…
Pierre Joxer, qui fut un grand ministre de l’Intérieur et qui signe la préface de mon livre, avait écrit un jour un édito dans une revue qui s’appelait Avant-Première : « Derrière chaque bavure policière » écrivait-il, « se cache la responsabilité de l’institution ou du pouvoir politique ». Je trouve cette remarque très juste. Cela ne veut pas dire qu’il ne faut pas rechercher la responsabilité individuelle des policiers qui ont fauté. Cela veut dire qu’à un moment donné, il faut surtout se demander qu’est ce qui fait que le policier a été mis dans la situation de commettre cette bavure. Nous parlions tout à l’heure des policiers pas toujours formés pour maintenir l’ordre : comment cela se fait-il qu’un policier de la BAC, qui n’a reçu aucune formation dans le registre du maintien de l’ordre, se retrouve dans la situation de tirer avec le LBD ?»
Autre grave problème que vous abordez frontalement dans votre livre : le mal être des policiers. Un chiffre que vous citez le traduit de manière très brutale : en 2019, 59 suicides ont été comptabilisés dans les rangs policiers. Plus d’un par semaine. Le taux de suicide dans la Police nationale est supérieur de 41% à celui de la population active de notre pays…
«Le mal être est un terme qu’on entend désormais en permanence dès qu’on parle des policiers. Les métiers de l’investigation ont tiré la sonnette d’alarme il y a déjà plus de dix ans de cela. C’étaient des policiers qui n’en pouvaient plus de voir le nombre de dossiers s’accumuler, avec des procédures de plus en plus complexes et techniques et tout cela avec des effectifs qui diminuaient. Peu à peu, ce mal être a fini par gagner toute l’instiution. Depuisle début du présent quiquennat, trois ministres de l’Intérieur se sont succédé, tous ont promis de traiter la question du suicide dans la police. Mais rien n’a été fait et le sujet ne figure même pas à l’ordre du jour du Beauvau de la sécurité.»
Enfin, je voudrais vous poser clairement la question du racisme au sein de la police. Dans votre livre, vous en parlez ouvertement en évoquant la mort de Georges Floyd aux Etats-Unis ou celle de Amada Traoré en France. La question est simple : y a-t-il du racisme chez certains de vos collègues ?
«Je ne l’ai jamais constaté personnellement en situation de police mais oui, c’est certain, ça existe comme dans toute la société mais à la différence près que quand on est fonctionnaire, que ce soit policier, magistrat ou encore enseignant, on n’a pas le droit d’être raciste. C’est là encore à l’institution de faire le ménage et de renvoyer devant les institutions administratives et judiciaires celles et ceux qui ont ces comportements déviants. C’est aussi à chaque niveau hiérarchique de faire remonter les problèmes au lieu de tenter de les enterrer. Mais là encore, nous sommes face aux échecs cumulés des gouvernements successifs. Echec des politiques d’urbanisme, d’intégration mais aussi de la politique d’éducation. Je voudrais répéter quelque chose de fondamental : ce n’est pas la police qui réglera seule les maux de la société. Par définition, elle n’intervient qu’à la fin de parcours, lorsque les conséquences des décisions politiques se révèlent, comme c’est le cas par exemple dans les quartiers populaires… »