Positive attitude I Le parti-pris de Thierry Jobard
– Article paru dans ORNORME n°43, SPLENDEURS –
Mes voisins sont des gens formidables. Moi, je les adore. Ils sont gentils, souriants, propres sur eux et votent sans doute écolo. Jamais un mot plus haut que l’autre, ils sont pleins de douceur et de bienveillance. Ils ont deux enfants, un garçon et une fille. Et ils font chier toute la rue…
C’est bien simple, leur emploi du temps, je le connais par cœur. Ou par oreille, si l’on veut bien me pardonner ce jeu de mot facile. En effet je n’ai pas besoin de voir pour savoir à quel moment ils sortent de chez eux, à quel moment ils rentrent chez eux. Invariablement, imperturbablement, irrémédiablement j’entends ces deux petits morveux gémir, pleurer, hurler dès qu’ils mettent leur trogne enchifrenée hors du logis. Je ne sais pas pourquoi, je ne sais pas comment que ça se fait, mais à chaque fois – je dis bien à chaque fois – qu’ils sont dehors, ils gueulent. D’où mes interrogations angoissées. Moi qui suis un être sensible et plein d’amour pour mon prochain, je me suis senti tenu d’investiguer. De ma fenêtre j’ai donc observé, encore et encore, quitte à me sentir, peu fier, dans la posture d’une mégère de banlieue. Quel ne fut pas mon étonnement de constater que, bien que les hurlements des lardons fussent inévitables, la quiétude de leurs parents demeurait inébranlable. Finis Poloniae !
Aux cœurs purs qui s’inquiéteraient de ces pleurs d’enfants, je m’empresse de préciser qu’ils ne s’agit pas de vrais pleurs. Ni vrais chagrins, ni peurs sérieuses dans tout cela, mais de ces agaçants geignements que les parents savent reconnaître, de ces plaintes feintes et forcées, chevrotements, jérémiades et lamentations en tous genres. Je n’ai pas une si grande expé- rience en matière d’éducation (d’ailleurs je devrais parler de parentalité puisque c’est le terme qui convient). Je me suis contenté de contribuer (mais avec conviction) à franchir le seuil de renouvellement des générations. Rien de plus, rien de moins non plus. Mais quand j’entends jouer lesdits loustics avec une sonnette de vélo (une belle grosse sonnette), dix fois, vingt fois, cinquante fois ; quand j’entends taper dans la porte du portail (une belle grosse porte en métal résonnant) un nombre de fois comparable sans que le brave papa présent ne bronche ni ne manifeste le moindre signe d’énervement, je me dis qu’il y a des coups de pompe dans le derche qui se perdent. Dans le derche du père évidemment. En lui suggérant par la présente d’exercer un minimum son autorité sur sa progéniture afin que celle-ci veuille bien consentir à cesser de nous emmieller. Avec cette question, taraudante : comment fait-il pour garder son calme (bordel) ?
Le plein développement de l’enfant, c’est un bel idéal, mais ça va nous faire un sacré boulot
Dans ces moments, je sens poindre au fond de moi, derrière le prompt agacement, une angoisse réelle. Car si ce papa-là parvient à ce degré de détachement, c’est qu’il est rompu aux toutes dernières techniques éducatives qui me renvoient, moi, dans l’Ancien Monde.
Ces techniques ce sont celles de la pédagogie positive. On serait bien en peine d’y échapper, pour peu qu’on soit parent, elles sont partout. Dans les livres, dans les magazines, dans les conférences, dans les formations, dans les vidéos du net, sur tous les sites dédiés. Jusque dans les textes officiels de l’Éducation Nationale dont les directives intègrent les termes d’« évaluation positive » et de « bienveillance ». Ça devient grave. Quant à savoir ce que cela recouvre exactement, le Conseil de l’Europe nous en informe doctement : la « “parentalité positive” se réfère à un comportement parental fondé sur l’intérêt supérieur de l’enfant, qui vise à l’élever et à le responsabiliser, qui est non violent et lui fournit reconnaissance et assistance, en établissant un ensemble de repères favorisant son plein développement ».
C’est beau, mais c’est haut. Le plein développement de l’enfant, c’est un bel idéal, mais ça va nous faire un sacré boulot. Développement physique, développement moral, développement intellectuel, développement spirituel, développement créatif, développement social….j’en oublie sans doute. Tout ça pour deux parents. Enfin, surtout un. Surtout une.
Plus précisément, comment faut-il faire pour s’approcher de l’idéal que postule le Conseil de l’Europe ? Car ce qu’attendent les parents, plus que des envolées certes admirables, mais bien trop générales, ce sont des méthodes, des conseils, des trucs et des astuces. Du concret tudieu, du concret ! Pour ce, ne mégotons pas. Le site petitecrapule.fr(1), m’informe des huit principes de l’éducation positive : « être bienveillant envers soi-même », « reconnaître les émotions de l’enfant » (il faut être dans l’empathie et savoir mettre des mots sur les émotions), « s’informer des progrès des neurosciences pour pratiquer une éducation positive », « changer ses formulations pour pratiquer une éducation positive et bienveillante » (donc « abandonner les tournures négatives » et « bannir le tu accusateur et culpabilisant »), « respecter le rythme des enfants », « responsabilisation et confiance au fondement de l’éducation positive », « établir des règles (pour éduquer avec bienveillance) (sic), enfin “encourager et motiver (autrement que par la récompense) au cœur d’une éducation bienveillante”.
« À force de défaire les collectifs dans nos sociétés, les individus apparaissent désormais comme des atomes s’agitant dans le vide. »
La bienveillance, il faut en mettre plusieurs couches, pour que ça imprègne bien …
Au cas où vous ne l’auriez pas saisi, la bienveillance c’est important, il faut en mettre plusieurs couches pour que ça imprègne bien. Une éducation positive, débordant de bienveillance, qui ne signerait des deux mains ? Ça a quand même plus de gueule qu’une éducation négative pleine de malveillance… Et puis, entre l’éducation à l’ancienne, violente, répressive, sclérosante, et le fameux laxisme qui lui répondît, la pédagogie positive a su trouver une place qui semble juste, toute faite de mesure et de bons sentiments. Il est bien entendu que jusqu’à maintenant les parents ne savaient pas éduquer leurs enfants. Il était temps de les remettre dans le droit chemin. Que retenir de ces nobles principes ? Que les vendeurs de vitamines vont faire fortune. Parce que pour tenir un tel programme il va en falloir à ces braves parents. On aura reconnu en filigrane les formulations habituelles du développement personnel et de la pensée positive, ce véritable flux alvin du XXIe siècle(2). Pédagogie positive, éducation positive, psychologie positive, la filiation est là. Pour mémoire, je rappellerai que le trait de génie de ce courant de la psychologie né au tout début du siècle consiste non plus à s’occuper de ceux qui vont mal, mais à faire en sorte que ceux qui vont bien aillent mieux.
Faut-il donc qu’ils soient perdus tous ces parents pour s’empêtrer dans une telle mélasse.
On retrouve donc logiquement les mêmes caractéristiques dans l’éducation positive. Tout d’abord le public auquel elles s’adressent toutes deux. Il n’est pas masculin, il n’est pas rural, il n’est pas dans la dèche. Dame il faut bien les aligner les 150 à 250€ pour une formation. Et puis il faut du temps pour mettre des mots sur les émotions et être bienveillant envers soi-même (c’est-à-dire s’accorder beaucoup d’importance et bien s’ausculter le nombril), de même que pour se tenir informé des progrès des neurosciences. Et avoir un minimum de diplômes pour bien les comprendre. Des gens qui vont bien donc, mais qui veulent aller encore mieux, toujours mieux pour toujours mieux faire. Ce qui, reconnaissons-le, est épuisant. Qu’à cela ne tienne puisque, ensuite, cette positivité-là repose sur l’idée selon laquelle nous posséderions tous un gentil petit moi, entravé par des pensées incapacitantes, qu’il s’agit de libérer pour qu’il laisse irradier une énergie sans fin. Il m’a déjà été donné de traiter de cela ailleurs, je n’y reviens donc pas. Je me permets simplement de résumer d’un mot la considération que j’éprouve pour cette conception de l’individu : foutaise.
Quant à la manie de revendiquer les apports des neurosciences afin de confirmer des directives incontestables (ah ben si c’est scientifique, c’est forcément que c’est vrai hein !), manie dont la psychologie positive elle-même fait montre à longueur de temps, elle en devient suspecte. En fait, à force de simplifications, d’approximations lexicales et de glissements sémantiques, on finit par leur faire dire ce qu’on veut aux neurosciences. Y compris que le cerveau reptilien existe, cette vieille fable pourtant démontée dès la fin des années 60.
Faut-il donc qu’ils soient perdus tous ces parents pour s’empêtrer dans une telle mélasse. Perdus car seuls. À force de défaire les collectifs dans nos sociétés, les individus apparaissent désormais comme des atomes s’agitant dans le vide. Quid des solidarités de naguère ? Car un enfant ce n’est pas seulement le trésor sublime de ses parents ; c’est aussi un futur citoyen. C’est très bien de laisser ses émo- tions s’exprimer. Encore faut-il savoir comment et avec qui. La pédagogie positive, à la maison comme à l’école, n’est-elle pas la pure mise en conformité qui guette chacun d’entre nous ? Ces petits qui doivent acquérir des compétences, qui vont être entraînés, motivés, coachés, challengés (les hauts le cœur me prennent à écrire ces mots-là), que ne fait-on sinon les préparer à la grande mise en concurrence qui les attend ? Seulement certains seront mieux préparés que d’autres. Seront-ils alors si bienveillants ? Ou bien ne joueront-ils pas à la perfection la partition de l’hypocrisie calculatrice, ne visant qu’à la satisfaction de leurs envies en instrumentalisant les autres ? Habitués qu’ils ont été, comme les deux chérubins susmentionnés, à ne jamais différer leur désir. On ne sait. Ce que je sais en revanche c’est que, quelle que soit la quantité d’apophtegmes lénifiants qu’on ânonnera, quel que soit le pouvoir qu’on attribue à la pensée magique d’un monde transformable selon une doucereuse volonté, ce monde n’est pas, mais vraiment pas, bienveillant.