Racing Club de Strasbourg Alsace : Le roman de la décennie
Crédits photo : Cédric Joubert – Franck Kobi – Vincent Muller – Nicolas Rosès – DR
C’est un roman où tout est… vrai, de la première à la dernière ligne. Si nous parlons néanmoins de roman, c’est parce que l’aventure exceptionnelle vécue par le Racing Club de Strasbourg Alsace durant cette décennie incroyable tutoie ce romanesque absolu qui nous fait tant vibrer quand nous tournons les pages d’un livre. Ces pages-là resteront de toute éternité tant elles déroulent un long et incroyable scénario. Pour l’écrire, il nous fallait un homme « de l’intérieur ». Thierry Hubac, qui a longtemps travaillé auprès de Marc Keller à Monaco comme au Racing, a tout vécu de ces fantastiques moments. Il les raconte ici avec talent et enthousiasme…
DJ Nelson a débranché ses amplis, rangé ses platines et foncé au Molodoï, pour scratcher à l’abri des orages. Ciel noir, alerte orange, peur bleue : la Fête de la Musique 2012 n’aura pas lieu en plein air. Aux quatre coins de la ville, on démonte à la hâte les structures déjà battues par le vent, le déluge approche, comme si tous les nuages du monde, lourds de colère, s’étaient donné rendez-vous au-dessus de Strasbourg. Comme si l’été n’en finissait pas de se faire désirer, dans une métropole qui attend désespérément une autre éclaircie, celle qui redonnera vie et lumière à son club de football.
Depuis un an et le dépôt de bilan, triste épilogue d’un lustre fait d’intrigues, de trahisons et d’épisodes consternants, le Racing se débat en championnat de CFA2, soit la 5e division nationale. Sur le terrain, l’équipe a conquis la montée avec les moyens du bord. « J’avais passé l’intersaison précédente au téléphone pour trouver des joueurs, se souvient l’entraîneur François Keller. 59 heures d’appels sortants ! On avait même dû faire reporter le premier match, car nous n’étions pas assez nombreux ». Le Racing est promu, mais il risque de ne jamais connaître de lendemains. Car en coulisses l’heure est grave et l’horizon s’assombrit : en proie à mille tourments, miné par de récurrents problèmes financiers, le club, déshumanisé, est encore au bord du gouffre. À nouveau menacé de disparaître du paysage du football français, cette fois à jamais.
« Il fallait sauver le soldat Racing. Il était inconcevable de laisser mourir ce club emblématique, véritable étendard de notre ville et élément fédérateur de toute une région », explique Alain Fontanel (retrouvez son témoignage complet page 140). Les jours sont comptés, les nuits sont courtes : « Je n’en dormais pratiquement plus ». Missionné par le maire Roland Ries pour trouver un repreneur, l’adjoint aux Finances se démène depuis des mois. Il multiplie les rencontres, s’entretient avec un prince afghan, échange avec un milliardaire belge, déjeune avec Arsène Wenger, approche d’autres personnalités locales, s’enthousiasme à la moindre lueur d’espoir, déchante souvent. C’est l’impasse. Une fusion avec le FC Mulhouse est même envisagée. « Et puis un jour, j’ai reçu Patrick Adler, ancien sponsor puis administrateur du club. Au détour de la conversation, il m’a dit qu’il ne voyait qu’une seule personne capable de résoudre la situation. Il m’a glissé le nom de Marc Keller et ce fut comme une évidence ». Échaudé par sa dernière expérience de manager général au club, parti blessé et frustré en 2006, l’ancien attaquant international (167 matchs sous le maillot du Racing, six sélections), diplômé d’études supérieures, avait pourtant juré qu’on ne l’y reprendrait plus. Mais « Marco » a Strasbourg dans le coeur et le Racing dans le sang. Et Patrick Adler le connaît bien : « Comme tous les Alsaciens, il était profondément peiné par ce qui se passait. Et je savais que s’il avait l’assurance d’avoir la main pour travailler avec des gens de confiance, s’il obtenait la garantie que les collectivités locales le suivraient, il reviendrait ».
Rendez-vous est pris dans le bureau de Fontanel, en toute discrétion. « Marc m’a dit qu’il y allait juste pour écouter, sourit son épouse Sabryna. Mais je savais qu’il irait plus loin. Et si par hasard il avait hésité, je l’aurais moi-même poussé à le faire. C’était un risque, mais c’était son devoir, notre devoir. Même si nous savions que notre vie tout entière allait changer ».
Au fil de la discussion, l’harmonie s’établit entre les deux hommes : « Il y avait une confiance réciproque et une même volonté, une sorte de communauté de destins, raconte l’élu. Pour ce qu’il incarne, pour son parcours de joueur et de dirigeant, son amour pour le Racing et son attachement au territoire, je me suis dit que c’était une chance inouïe que Marc Keller puisse être intéressé par la reprise du club qu’il connaît si bien. C’est un personnage incarnant, avec beaucoup de charisme et d’expérience. Un homme d’équilibre, d’éthique et de consensus, honnête et rigoureux, humble et travailleur ». L’homme de la situation. Qui force le respect et inspire la confiance.
Dans un club qui allait bientôt faire de la patience son apanage, tout va alors aller très vite : « Finalement, je n’ai pas trop réfléchi, reconnaît Keller. Car au fond de moi, je n’imaginais pas un seul instant laisser tomber le Racing. Je l’ai fait parce que c’était ma responsabilité morale. Il n’était pas envisageable de voir mourir le club de toute une région, avec un tel passé, une telle histoire. Quand tu as peur de perdre ton enfant, tu fais tout pour le sauver. C’était un peu la même chose, car ce club est dans mon ADN ».
Les planètes s’alignent
C’est gagné : Keller sort du rendez-vous et dégaine son inséparable portable. Il appelle l’ancien Président Egon Gindorf, son mentor et ami : « Je lui ai dit que j’avais envie d’y aller, mais pas seul. Il m’a répondu sans hésiter : Marc, je te suis ! » En quelques jours, il réussit ainsi à fédérer autour de son nom un pool d’une dizaine d’investisseurs alsaciens amoureux du Racing, dont il prend la tête. On y retrouve Egon Gindorf et Patrick Adler, ses vieux compagnons de route, mais aussi le pilote automobile Sébastien Loeb, des acteurs économiques locaux (Thierry Hermann, Paul Adam, Thierry Wendling, Pierre-Emmanuel Weil), Pierre Schmidt, patron du groupe éponyme géant de l’industrie agroalimentaire (« Si ça avait été quelqu’un d’autre que Marc Keller, je n’y serais pas retourné »), Christophe Rempp, alors recruteur pour le VfB Stuttgart, qui met tout son bas de laine dans l’aventure, conquis par le projet et celui qui le mène (« Avant même de dire oui à Marc, je n’ai pas su lui dire non »), ou encore l’ancien footballeur et entraîneur Ivan Hašek, dont le toucher de balle a longtemps enchanté la Meinau (« J’ai tout de suite accepté, car j’ai toujours gardé un lien fort avec le Racing et parce que Marc représentait une garantie absolue de réussite »).
Les réunions se succèdent, une à une les planètes s’alignent et dans la soirée du 21 juin, le communiqué officiel parvient aux rédactions : « Je viens de signer un accord avec M. Frédéric Sitterlé, portant à la fois sur la SAS RCSA et sur la marque RCS. Il prévoit le rachat pour un euro à la fois de la SAS RCSA et de la marque Racing Club de Strasbourg. Avec cet accord, le club pourra garder son nom historique et la marque sera la propriété de l’association. Je lancerai dès demain une augmentation de capital afin de réunir les fonds nécessaires en vue de répondre aux exigences de la DNCG en matière de fonds propres et de garanties financières pour la saison à venir. Le groupe d’investisseurs qui m’entoure est déterminé à permettre au club de jouer en CFA la saison prochaine. Je tiens à remercier l’ensemble des collectivités et des différents partenaires du club qui ont contribué à la finalisation de cet accord ». Signé : Marc Keller. DJ Nelson peut lancer le sound : c’est l’été sur Strasbourg, le soleil est enfin de retour.
Et voilà qu’à l’aube de la saison nouvelle fleurissent les premiers bourgeons : les fonds sont réunis, le déficit est comblé et la DNCG donne sa bénédiction. Le Racing va bien évoluer en CFA. Et revivre. Objectif : « Changer de logiciel, repartir d’une feuille blanche et bâtir un club différent, explique Keller. Comment le faire renaître, le faire grandir et le pérenniser au plus haut niveau ? En s’appuyant sur trois piliers : une gouvernance stable, des finances saines et un fort ancrage territorial. La base de notre projet, c’est de réussir avec l’ensemble de notre écosystème ». L’effet Keller y contribue : tous s’unissent en une merveilleuse alchimie, politiques, actionnaires, instances, sponsors, partenaires, supporters. Ces derniers, qui un an plus tôt étaient venus armés de seaux, de chiffons et d’une foi indestructible nettoyer les sièges de la Meinau comme pour purifier leur stade des vieux démons et solder le passé, sont à nouveau nombreux pour le premier match de l’An I, à la maison face à Raon l’Étape.
La crainte d’avoir imaginé le club rayé de la carte va être le ciment d’une extraordinaire résilience. « On a pris conscience de la valeur du Racing au moment où on était sur le point de le perdre. Cela a décuplé notre volonté de le sauver et chacun s’est senti concerné par sa reconstruction », indique un jeune supporter. « En Alsace, le Racing est un phare. Et au bord du précipice, tout le monde a fait ce qu’il fallait pour que ce phare continue de briller, confirment en choeur Philippe Wolff et Grégory Walter, respectivement Président et Vice-président de la Fédération des Supporters. Marc Keller nous a laissé notre chance et nous, nous avons beaucoup bossé pour gagner en crédibilité. Les associations ont travaillé main dans la main et le club nous a permis de trouver notre place, dans un respect mutuel qui a permis la concertation et la coopération ». Ainsi, à l’occasion du déplacement chez le voisin mulhousien en novembre 2012, le Racing et ses fans imaginent ensemble une opération inédite : le « Train Bleu ». Un convoi spécialement affrété au départ de la gare Krimmeri-Meinau, pour acheminer près d’un millier de fans. Évidemment, Marc Keller est du voyage. « Il est passé dans chaque wagon pour saluer tout le monde, dire un mot gentil et poser pour des photos. C’était une atmosphère joyeuse et conviviale, le foot comme on l’aime », se remémore Romain Giraud, alors Secrétaire général. On coiffe « le Prez » du bonnet à pompon confectionné par les Ultras, on lui offre des bières, qu’il refuse poliment. Mais à l’arrivée, sous une pluie cinglante, c’est lui qui prend la tête du cortège en route vers le stade de l’Ill, donnant à ce derby de CFA des allures de Bundesliga. « On a arraché le nul, on a fini trempés, mais on avait marqué les esprits », résume Greg Walter dont la passion sans bornes l’amènera, seul puis avec sa femme et leurs deux jeunes enfants, à parcourir l’équivalent de neuf fois le tour de la terre pour suivre son club de coeur.
En attendant, c’est à Yzeure, au fin fond de l’Allier, que Strasbourg joue déjà gros, en ce 13 avril 2013. Trois jours plus tôt, en match en retard et par un froid de canard, il s’est fait étriller par Moulins à domicile (0-4). François Keller, convoqué le lendemain matin pour son examen de fin de première année de DEPF (qu’il réussira), n’en a pas dormi de la nuit : « Je l’ai passée assis sur mon lit, en sueur, à me demander comment tout cela allait tourner. On devait rejouer dans la foulée, l’infirmerie était pleine et on avait pris un sacré coup au moral… » Ça ne va pas fort, ni dans les jambes ni dans la tête… « En plein milieu du trajet, on s’est même rendu compte que deux joueurs avaient oublié leur sac sur le parking de la Meinau, confesse le Team Manager Guy Feigenbrugel, au club depuis 1998. J’ai dû appeler le concierge pour qu’il les récupère et les confie aux supporters qui devaient faire le déplacement. Ils nous les ont apportés le lendemain ! Quand j’y repense, on était vraiment dans le dur… » Pourtant, dans le coquet stade de Bellevue, coincé entre le Foyer de la Baigneuse et l’Auberge des Tuyaux d’poil, le Racing va se surpasser et remporter une courte (1-0), mais déterminante victoire. Celle de la résurrection, grâce à un but de la tête du jeune Robin Binder, 18 ans, Alsacien pur fruit made in Sessenheim. Aujourd’hui commercial pour une entreprise d’arrosage automatique, le héros du jour revit avec tendresse de son heure de gloire : « Après le match, j’ai reçu au moins une vingtaine de SMS. Tous mes copains de l’équipe B, avec laquelle je jouais habituellement, m’avaient envoyé un message pour me féliciter. Sur le coup, j’étais juste content d’avoir permis de prendre les points, mais aujourd’hui, des années plus tard, je mesure l’importance de ce but et je suis fier d’avoir posé ma modeste pierre à l’édifice ».
« La crainte d’avoir imaginé le club rayé de la carte va être le ciment d’une extraordinaire résilience. »
C’est le tournant de la saison, un acte fondateur. « Pour la première fois depuis longtemps, la pièce retombait du bon côté », image François Keller. Sa formation enchaîne une spectaculaire série de succès. Le coach ne quitte plus sa doudoune fétiche et le quart de virage de la Meinau, en ces temps mémorables où joueurs et supporters rentraient parfois chez eux dans le même tram et déployaient une banderole dont le message, « Vous n’êtes pas onze, mais des milliers », deviendra un slogan indissociable du club. « Après Moulins, on ne donnait pas cher de notre peau, rappelle l’attaquant David Ledy. Mais on a joué chaque match comme si c’était le dernier, en y laissant nos tripes et sans jamais baisser les bras ». Il manque une victoire pour monter. Lors de la dernière journée à Raon l’Étape, concurrent direct, pour qui un nul suffit. Une véritable finale, une de plus. L’engouement des supporters est tel que la rencontre s’avère impossible à envisager dans le petit stade Paul-Gasser, pour d’évidentes raisons de sécurité publique. Raon se pose en victime, le Racing bétonne son dossier. Et obtient légitimement gain de cause. Au terme d’un feuilleton à rebondissements qui reporte d’une semaine la tenue du match, le verdict tombe : il se jouera à Épinal.
Le reste appartient à la légende : devant des milliers de fans qui exultent déjà, Strasbourg, tout de rouge vêtu, mène 3 à 0 à une minute de la fin, par une chaleur accablante. « C’est la seule fois de ma vie où je me suis dit que c’était plié. Je peux t’assurer que ça n’arrivera plus jamais », avoue François Keller. Car Raon marque deux fois en l’espace de quelques secondes. Et le temps additionnel semble durer une éternité. « On avait la pression, c’était panique à bord ! » : Ledy, auteur du troisième but, en frémit encore aujourd’hui. C’est terminé : 3-2, la foule est en liesse, le Racing monte en National, après n’avoir été leader du championnat que lors des 48 dernières minutes de la saison. « Tout est bien qui finit bien », titreront le lendemain les Dernières Nouvelles d’Alsace. « Oui, mais quelle terrible souffrance, souffle le coach. Comme si c’était écrit, comme s’il fallait qu’on arrive toujours au bord du précipice pour avoir le droit au bonheur. Cette saison-là, finalement, c’était un condensé de notre histoire ». De la sueur, du courage et des larmes, de joie comme de peine, pour un dénouement déjà « so Racing ». Et une consécration pour cette joyeuse bande de copains dont David Ledy, seul titulaire à être resté fidèle après le dépôt de bilan, est le symbole : « Je ne suis peut-être pas le Dieu du football (le Fussballgott), comme me surnommaient affectueusement les supporters, mais j’ai connu les pires heures du club et j’ai tout donné pour l’aider à s’en sortir. Toujours se battre et savoir se relever : c’est ça, l’esprit Racing ».
« Quand on regarde le chemin parcouru ces dix dernières années, on a l’impression que tout est allé vite et que tout a été simple, mais quand on est dedans, c’est différent. » Marc Keller
Trois ans en enfer
C’est long, trois ans. Et c’est dur, le National. « Quand on regarde le chemin parcouru ces dix dernières années, on a l’impression que tout est allé vite et que tout a été simple, mais quand on est dedans, c’est différent », insiste aujourd’hui Marc Keller. Le Racing avance, un pas après l’autre, comme on réapprend à marcher, avec ses petits doutes et ses grandes conquêtes, le nez au vent, les pieds sur terre et les mains dans le cambouis. « Non, ça n’a pas été un long fleuve tranquille comme on pourrait l’imaginer, poursuit le Président. On n’arrive jamais quelque part de manière linéaire. C’est beaucoup de travail et de responsabilités, ne jamais se reposer sur ses lauriers. C’est une éternelle remise en question, une exigence et une pression de chaque instant ». Avec, inévitablement, des moments pénibles à affronter. Comme ce jour de mars 2014, où le Président Marc doit se résoudre à limoger l’entraîneur François, son jeune frère, lâché par une partie du vestiaire après une série de sept défaites. Sabryna Keller n’a pas oublié : « J’ai vu Marc pleurer ce soir-là. C’était une décision très difficile à prendre, mais il l’a prise, parce qu’ici, l’institution est plus forte que les hommes ». François Keller, formateur dans l’âme, prend les commandes de ce qui est devenue la Racing Mutest Académie, pilier du projet de développement global du club et véritable école de la vie, d’où sont issus les Dacourt, Schneiderlin, Grimm, Simakan, Gameiro, Caci et où oeuvrent au quotidien plusieurs anciens joueurs (Djetou, Lacour, Nogueira…), garants d’une certaine philosophie. Jacky Duguépéroux, qui a tout connu et presque tout gagné en bleu et blanc, prend alors la succession, avec pour objectif le maintien. Mais malgré tous ses efforts, le « vieux lion » n’y parvient pas : Strasbourg, relégué sportivement, ne doit son salut qu’aux déboires de Carquefou et Luzenac et au terme d’un mois et demi d’insoutenable suspense, se voit repêché administrativement. Un grand soulagement, une délivrance. Dans le bureau présidentiel, Marc Keller et Romain Giraud s’étreignent longuement, puis les deux hommes filent vers les vestiaires, pour annoncer la nouvelle aux joueurs, qui viennent de terminer l’entraînement. Giraud en sourit encore : « Quand Dim Liénard, qui nous attendait sur le pas de la porte, a vu le Président avec les pouces levés, il s’est mis à sauter dans tous les sens en poussant des cris de joie. On aurait dit qu’il venait de gagner la Coupe du monde ».
La deuxième année, Strasbourg échoue au pied du podium. Le dernier match de la saison, contre Colomiers, se joue le jour de la Sainte Rita, patronne des causes désespérées. Mais les 26 724 fans en fusion (le club bat son propre record d’affluence pour une rencontre de National) y croient quand même, un oeil sur le terrain (il faut gagner) et l’autre sur le web, guettant un faux pas du Paris FC ou de Bourg, concurrents directs pour la montée.
Pas besoin de les attiser : « Ils étaient chauds patate, comme d’hab’ ! », rigole Jean-Luc Filser, la « voix de la Meinau » depuis 1997. « Avant Marc Keller on avait des spectateurs, depuis Marc Keller on a des supporters ». À deux reprises, le speaker au timbre inimitable y va de son tonitruant « Buuuuuuuut pour le Racing ! », suivi d’un « Jé-ré-my Bla-yac » scandé trois fois. Puis il déclenche ces sensationnels moments de complicité avec le public : l’annonce du score (« Racing… ! »… contre toujours zéro pour l’adversaire !) et le célèbre « Merci, de rien ! » importé du Bayern de Munich, qui sont devenus des marques de fabrique du Racing.
Le populaire « BlaBla », auteur du doublé de la victoire, entend bientôt dans les travées la rumeur devenir clameur : « Je me suis dit qu’il y avait eu un but sur un autre terrain et que c’était bon pour nous. Je me suis tourné vers le coach pour avoir confirmation, il m’a engueulé et il m’a dit : on s’en fout des autres, concentre-toi sur ton match ! ». Et puis le stade s’est tu : le miracle n’aura pas lieu, il manque un tout petit point. « Ce soir, les Dieux du foot nous ont abandonnés », assène Marc Keller. Mais il annonce aussitôt la couleur, plus déterminé que jamais : « On va persévérer et tout faire pour que la saison prochaine, la montée soit inéluctable ». Un an plus tard, à l’heure de recevoir Amiens, tout est donc prêt pour la bamboche. Un nul suffit, ça devrait le faire. Mais le Racing reste le Racing : à trois secondes de la fin Aboubakar Kamara, fatal Picard, surgit entre Oukidja et la défense centrale et marque du bout du pied. Un but improbable, une « clim » monumentale, façon Kostadinov, qui glace la Meinau. Jérémy Grimm est sonné : « On était tous incrédules, on avait l’impression que la Terre s’arrêtait de tourner. Mais au fond, c’était une bonne leçon. Dans le football comme dans la vie, il faut savoir traverser des périodes compliquées pour se forger, apprendre, se construire ». Les joueurs doivent reprendre leurs esprits, évacuer la déception, se remobiliser. En zone mixte, le message est unanime : « Ce soir on a la tête basse, mais on va vite la relever ».
Promesse tenue : la montée arrive quinze jours plus tard, à Belfort, au terme d’un pâle 0-0 qui arrange tout le monde. « Ce n’était pas le match du siècle, mais bon, on s’en contentait », concède Romain Giraud. Qu’importe le flacon, pourvu qu’on ait l’ivresse. Alors on envahit le terrain, on craque des fumis, on fait sauter les bouchons. Joueurs, dirigeants et supporters communient longuement. Dans le vestiaire, joignant le geste à la parole, Jérémy Grimm lance la ritournelle empruntée au folklore de son village : « Les pouces en avant, les coudes en arrière, les genoux pliés, les fesses en l’air et tchic et tchac et tchic et tchac ! ». Le Président Keller finit tout habillé sous la douche, le smartphone de Blayac au fond d’une piscine et Dimitri Liénard (le « régional de l’étape », sorti sur blessure dès la troisième minute) se déhanche en béquilles sur le dancefloor du « Rétro » : c’est fait, le Racing Club de Strasbourg Alsace est de retour dans le monde professionnel, six ans après l’avoir quitté. C’est le triomphe d’un groupe formidable, uni sur le terrain comme en dehors. « Je n’ai jamais plus connu un tel état d’esprit, une telle fraternité dans un vestiaire, souligne l’international camerounais Stéphane Bahoken. Je n’oublierai jamais le Racing : je lui dois d’être devenu un bon footballeur et un homme meilleur ».
« Dans le football comme dans la vie, il faut savoir traverser des périodes compliquées pour se forger, apprendre, se construire. » Jérémy Grimm
Et c’est aussi la fin d’une époque. Celle des défaites à Luçon et des sandwichs au saucisson ; celle des barbecues à Eschau, des hôtels en chantier et des interminables voyages, ces longues heures de route et ces nuits blanches passées à refaire le match, l’équipe ou le monde. Celle, aussi, d’une certaine idée du football. La fin d’une époque, oui, mais dont il ne restera pas rien. Au contraire. « Ce fut une belle aventure humaine. Elle nous a donné ce petit supplément d’âme qui est aujourd’hui le nôtre », retrace l’actionnaire Christian Rothacker. « L’émotion ne dépend pas de la Division, poursuit Marc Keller, désormais membre du Comité exécutif de la Fédération Française de Football. Je garderai toujours un merveilleux souvenir de ce passage dans le monde amateur, avec lequel nous partageons tant de valeurs, l’humilité, le travail, la solidarité, le sacrifice. Nous y avons croisé des gens exceptionnels, authentiques et passionnés. Mes rencontres avec les dirigeants de Chambly ou d’Avranches, notamment, ont été riches d’enseignements ». Et d’ajouter, avec le recul : « Toutes ces années et toutes ces personnes nous ont beaucoup appris. Elles ont constitué le socle de notre réussite ».
Une page se tourne également pour Duguépéroux, qui s’en va tête haute, avec le sentiment du devoir accompli : « Aujourd’hui l’objectif est atteint et je suis honoré d’avoir permis à Strasbourg de retrouver le monde pro. J’y ai vécu mes plus belles années, en tant que joueur et entraîneur. Je suis très fier de mes joueurs aussi et je remercie Marc de m’avoir fait confiance », énoncet- il, ému, lors de sa conférence d’adieu. Le Président lui rend un hommage appuyé et à l’occasion du dernier rendez-vous à domicile contre Dunkerque, qui sacre le Racing champion de National, « Dugué » salue la foule qui scande à l’unisson un vibrant « Merci Jacky ! ».
Le long bail à succès de Thierry Laurey
Sur le banc s’installe un autre entraîneur d’expérience : Thierry Laurey, qui a offert deux montées consécutives au Gazélec Ajaccio. Un technicien réputé pour son intransigeance et son perfectionnisme, son sens tactique et son aptitude à toujours tirer le meilleur de son effectif. Un grand connaisseur du football aussi. Et un mordu de sport, capable de mettre son réveil en pleine nuit pour regarder du pentathlon moderne ou du curling féminin. « Le Racing ? Je connaissais : jeune joueur, j’étais venu y faire un essai, mais je n’avais pas été retenu ! », sourit le nouveau coach. Thierry Laurey était également à Épinal en 2013, pour the match : « Je travaillais pour le Montpellier- Hérault, j’étais venu superviser des joueurs de Raon. J’avais été frappé par la ferveur des Strasbourgeois, la fantastique atmosphère qu’ils mettaient dans le stade ». Il va avoir rapidement l’occasion de les retrouver, puissance dix. Cet été-là, en effet, mature dans l’esprit de Greg Walter une vieille idée : déplacer le « Kop » du quart de virage Nord-Ouest, où il était désormais trop à l’étroit, pour migrer en Ouest haute, derrière le but. « L’objectif était de créer une grande tribune populaire. Nous sommes allés voir Marc Keller, qui a accueilli le projet comme une évidence et nous a dit tout de suite “On le fait !” Nous avons également convaincu les associations de supporters et le résultat est allé au-delà de nos espérances : ça a pris comme une traînée de poudre et toute la tribune nous a immédiatement suivis ».
Aujourd’hui, l’impressionnant « Mur bleu » de 4 000 places debout, ses chants incessants et son incomparable ambiance, font référence en France et en Europe. « Un véritable douzième homme, qui fait souvent la différence, décuple tes forces et te donne constamment envie de te surpasser », apprécie Liénard.
Pour le promu, la mission est maintenant simple : se maintenir en Ligue 2. « Être ambitieux, mais réalistes », « Faire le mieux possible, continuer à progresser », « Ne pas oublier d’où l’on vient » : Marc Keller déroule avec sagesse ses éléments de langage. « Le projet, c’était de remonter en Ligue 1 dans les trois ans. Et puis, au fur et à mesure, on s’est dit qu’il y avait peut-être un coup à jouer », confie Laurey. Le Racing fait son bonhomme de chemin, reste en embuscade. Au printemps, le voilà sur le podium. Il défend chèrement sa place, souvent avec talent, toujours avec bravoure, parfois avec malice. À Reims, dans le duel au sommet de la 32e journée, le score est de 1-1 à la dernière minute, lorsque les Champenois obtiennent un pénalty. Felipe Saad, le défenseur brésilien buteur ce soir-là, raconte la suite : « C’est le jeune Kyei, entré en jeu une demi-heure avant, qui a pris le ballon pour le tirer. Alors je me suis approché de lui, je me suis baissé pour faire mine de refaire mes lacets et j’ai défait les siens ! Puis je lui ai dit que je ne le sentais pas très en confiance, qu’il allait certainement rater son péno ». Et il l’a raté…
Deux autres résultats nuls, à Lens (dans un colossal « choc des Racing »), puis à Niort offrent au RCSA une possible apothéose lors de la dernière journée à la Meinau, contre Bourg-en-Bresse. Mais la marge d’erreur est microscopique : avec son petit point d’avance et son « gruppetto » resserré de poursuivants, Strasbourg peut tout aussi bien terminer champion que… sixième ! « C’était une finale. Et plus que la jouer, il fallait la gagner » : en bon capitaine, Kader Mangane donne à la fois le ton et, d’un magistral coup de boule, l’avantage au Racing. Celui qui est aujourd’hui coordinateur sportif du club évoque cette rencontre avec émotion : « À l’échauffement, j’avais réuni l’équipe et j’avais dit : messieurs, regardez autour de vous, écoutez ces gens, on n’a pas le droit de les décevoir ». 27 503 fans déchaînés (record de la saison) ont pris d’assaut la Meinau, 10 000 autres ont investi le Zénith, où un écran géant a été dressé pour l’occasion. Tout est prêt pour faire la fête. Et pourtant, une fois encore, le Racing va jouer avec le feu : à 2-0, Loïc Damour, un ex, réduit la marque pour Bourg. Il reste un gros quart d’heure. « Ils poussaient, ils poussaient, c’était infernal, se rappelle Liénard, mi-amusé mi-effrayé. Je me suis dit purée, on va s’en prendre un autre ! Je me souviens avoir crié à Jason Berthommier, un gars de chez eux : hé, ho, faites-pas les cons, hein ! ». « Kadou » sent que l’inquiétude s’installe, alors il endosse son costume de « grand frère » et passe de l’un à l’autre : « Pour transmettre ma sérénité et ma confiance, relayer le message : du calme les gars, du calme, restez concentrés ! On mène : si on ne peut plus marquer, alors on ne prend pas de but. Et nous sommes restés solides jusqu’au bout ».
Le coup de sifflet final libère tout un peuple, la pelouse de la vénérable Meinau n’est bientôt plus qu’un parterre de bonheur. Certains y cueillent quelques touffes d’herbe en guise de souvenir, chacun y chante son orgueil et son amour. Jovial, Jérémy Grimm, s’agenouille devant la tribune d’Honneur, enlève son maillot et, sous les bouquets irisés d’un feu d’artifice, dévoile un message à l’attention de sa fiancée : « Cathy, veux-tu m’épouser ? ». « On avait préparé le T-shirt la veille au soir pendant la mise au vert avec Dim, en faisant bien attention de ne pas faire de faute d’orthographe », se marre « Grimlins ». Cathy dira oui, Thierry Laurey brandira le premier trophée de sa carrière, la fête se poursuivra à La Salamandre et le Président, réjoui, répétera devant chaque micro son adjectif préféré : « Incroyable ! » Mais vrai : cinq petites années seulement après la reprise du club par Marc Keller en CFA, le Racing est champion de France de Ligue 2 et s’apprête à retrouver le plus haut échelon du football. Un monde que les moins de dix ans n’ont pas connu.
Football’s coming home : Strasbourg, capitale européenne, redevient donc une place forte du football. Et le Racing est plus que jamais l’ambassadeur de toute l’Alsace, terre de ballon et de passion, un moteur de dynamisme économique, un vecteur d’attractivité et de notoriété, un créateur de lien social. « Il nous ressemble et nous rassemble », dit joliment Alain Fontanel. C’est la « hype » de l’été : la chaîne beIn Sports choisit de suivre le Racing sur l’ensemble de la saison à travers un feuilleton de dix épisodes ; le Baromètre d’image des clubs, édité chaque année par la LFP, indique un capital sympathie en nette hausse et les grands médias nationaux et internationaux se penchent sur la fabuleuse success-story de ce Phénix du football, qui a su renaître de ses cendres par la magie d’un homme providentiel. « Marc : le prénom est devenu culte à Strasbourg. L’homme n’est pas seulement un sauveur, il est le boss de demain, déjà consacré Meilleur dirigeant 2017 par l’hebdomadaire France Football, écrit Étienne Labrunie dans Le Monde. Mais Keller, le « discret efficace » (copyright AFP), n’a jamais aimé être ainsi mis en avant et lorsqu’il évoque l’épopée du Racing, il préfère parler d’une « oeuvre collective », à laquelle chacun apporte son écot. « Celui qui passe par le Racing, sur le terrain ou dans les bureaux, qu’il y reste un an, dix ans ou une vie, doit savoir rester à sa place et toujours donner le meilleur de lui-même », confirme Filser.
Dans un courrier adressé aux abonnés à l’orée de la saison 2017-2018 (ils seront plus de 15 000 pour célébrer les retrouvailles avec la Ligue 1 et 19 000 la saison suivante), les mots du Président vont droit au coeur : « Ce que nous avons vécu ces dernières années est extraordinaire. Nous sommes partis de rien ou presque avec, devant nous, une montagne à gravir. Nous l’avons franchie pas à pas, avec courage et détermination, avec patience, constance et enthousiasme. Notre réussite est le fruit d’un travail d’équipe sur le plan sportif, professionnel et humain. Un travail basé sur la confiance et l’estime réciproques, sur une vision positive et constructive. Le succès d’aujourd’hui, c’est le succès d’un club, d’une ville et d’une région tout entière. Car le Racing est bien plus qu’un club, il symbolise une histoire, une tradition, une identité. Un état d’esprit aussi, une philosophie de vie ». « Une grande et vraie famille, complète Léonard Specht, champion de France 1979, Président de l’Association et chef de file des anciens joueurs du Racing. Ça ne fait peut-être pas gagner des matchs, mais ça permet d’être plus fort quand on en perd ».
Et le Racing va en perdre quelques-uns, il le sait, lui qui doit « réapprendre la Ligue 1 », comme le martèle à tous les médias un Marc Keller « raisonnablement ambitieux ». Mais l’euphorie est encore dans toutes les têtes à l’heure du premier rendez-vous, programmé au Groupama Stadium de Lyon, où des milliers de supporters strasbourgeois ont fait le déplacement. Pas simple, comme baptême. Thierry Laurey le sait, il met en garde : « J’avais demandé à mes joueurs d’être bien concentrés sur leur tâche, de ne pas se laisser conditionner par l’environnement. Et qu’est-ce qu’ils ont fait quand ils sont allés reconnaître la pelouse en avantmatch ? Des selfies ! Je me suis dit que ça risquait de partir en sucette ». Résultat : une cuisante fessée en guise de bienvenue (4-0) et une prise de conscience immédiate : « Le plus haut niveau requiert davantage d’exigence, ça nous a aidés à le comprendre rapidement », reconnaîtra Yoann Salmier, qui découvrait l’élite. Une semaine plus tard, dans une Meinau incandescente et devant un Marcelo Bielsa scotché sur sa glacière, le Racing éparpille le LOSC (3-0) et lance sa saison. Le jour se lève à peine et lentement, avec mille précautions, la grue dépose l’Algeco sur le bitume de la rue de l’Extenwoerth : la boutique officielle du Racing Club de Strasbourg Alsace descend du ciel, sous le regard attendri de Serge Hammer, « l’homme aux clés d’or », concierge de la Meinau depuis plus de trente ans. Un deuxième store ouvrira bientôt en centre-ville. Quelques mètres plus loin se montent deux autres structures modulables : une salle de musculation pour les joueurs et un nouveau chapiteau pour les VIP (le club compte désormais près de 500 entreprises partenaires, ravies d’associer leur image à celle d’un club aussi réputé), tandis qu’en quart de virage on installe deux écrans géants qui surplomberont bientôt une nouvelle pelouse hybride, dans laquelle le Racing va investir un million d’euros. Piloté en mode start-up, le Racing grandit encore et toujours, se structure à tous les étages. Le budget augmente, l’équipe administrative se renforce (elle aussi !), la politique de RSE se développe sous l’impulsion de l’association Femmes de Foot créée par Sabryna Keller, l’Académie reçoit le label le plus élevé, les Féminines décollent…
Le futur est en marche
Pour accompagner cette croissance, il faut pousser les murs, inventer de nouveaux espaces. « On est au taquet, on essaye d’optimiser chaque centimètre carré disponible, justifie Marc Keller. Mais ça ne pourra pas durer éternellement. La rénovation du stade devient un enjeu majeur pour conserver notre dynamique, pérenniser le club et garantir son avenir ». Le projet est sur la table. Et comme toujours avec Keller, ça va vite et bien se passer. « Marc a ce don inné de rassurer tout le monde », dit de lui Albert Gemmrich, autre glorieux champion de 79, aujourd’hui Président de la Ligue du Grand Est de football. « Il a toujours eu cette capacité à prendre les bonnes décisions au bon moment », ajoute son frère François. « Keller ? C’est un winner ! », synthétise Dimitri Liénard. « MK » confie le dossier « Infrastructures » à celui qui deviendra le Directeur Général Adjoint, Alain Plet, expert en la matière, et une fois de plus, il réussit avec ses équipes à convaincre et rassembler l’ensemble des collectivités. Déjà présentes dans les moments difficiles, elles le sont à nouveau pour préparer l’avenir. Les partenaires suivent aussi.
Le futur est en marche : bientôt, les Pros disposeront d’un centre de performance, le Racing Soprema Parc, dont les installations figureront parmi les plus abouties de France. Et début 2026, année du 120e anniversaire du Racing, se dressera sous une légère peau de toile blanche une Meinau de 32 000 places totalement relookée, somptueux écrin d’un amour infini où chaque match est une fête. « Un stade qui offrira des conditions d’accueil optimales, tout en gardant son essence populaire. Le stade de demain avec l’ambiance d’aujourd’hui », tel que le rêve le Président Keller.
En attendant, ce soir, c’est Racing ! Comme il est de coutume, les portes ouvrent deux heures et demie avant le coup d’envoi. On afflue des quatre coins d’Alsace et même d’Allemagne, en famille ou entre amis, pour profiter des animations en toute convivialité, poser avec Storcki, la cigogne-mascotte, partager une bière, des knacks ou une bonne tarte flambée. L’hiver au pied des gradins, on y sert un chaud breuvage de pois cassés, la « soupe d’Egon », rituel initié par l’ancien Président décédé fin 2020 (« Un immense chagrin », pour Marc et Sabryna Keller), homme affable et généreux, si proche des gens. Et comme il est également de coutume pour chaque rencontre à domicile – superstition, quand tu nous tiens ! – Marc Keller est passé chez le coiffeur, puis il est monté dans les coursives pour déguster une saucisse (blanche), adressant un mot gentil à tous ceux qui le saluent avec déférence : « Nous avons réussi le mélange harmonieux d’un public fidèle et enthousiaste et d’une ambiance festive, où chacun trouve sa place, hommes, femmes et enfants, se félicite-t-il. C’est cette fameuse “Génération Racing”, qui a grandi avec nous et qui nous accompagne au fil de l’aventure ».
« Le Racing est champion de France de Ligue 2 et s’apprête à retrouver le plus haut échelon du football. Un monde que les moins de dix ans n’ont pas connu »
L’heure approche, l’effervescence monte. La Meinau, « l’autre cathédrale de la ville », bruisse des premiers chants. Sur le parvis, les supporters se mêlent dans un océan de bleu et de blanc. On y croise Greg et Philippe bien sûr, mais aussi « Pépito » et « Chonchon », figures des UB90 ; Peter et Philipp, voisins d’Outre-Rhin, qui préfèrent Strassburg à Freiburg ; Sarah et son fils Maël, 10 ans, « L’enfant des victoires, qui n’a connu que des montées » ; « Danny la Uhme », de Colmar, incollable sur l’histoire du Racing ; Simone, Michèle et Jacqueline, venues en Kop’In (la tribune 100 % féminine mise en place par Femmes de Foot, une initiative unique en France) ; les Detape et leurs deux gamins, habitués de la tribune Familles ; Denis, André, Jean-Michel, Jacky, Patrick, Jean-Paul et Christian, ces mordus qui, quel que soit le temps, ne loupent ni un stage ni un entraînement ; et puis Fred, Carole, Nicolas, Morgane et les autres, des dizaines, des centaines, des milliers de coeurs ensemble. « Un match à Strasbourg, c’est exactement l’idée que chacun devrait se faire du football », résume Thierry Laurey. Un seul amour et pour toujours : ici, on vient pour encourager son équipe, pas pour voir l’adversaire. Pourtant cette fois, on se frotte quand même un peu plus les yeux. Parce que ce soir, c’est le Paris Saint-Germain qui débarque. Le grand PSG, invaincu depuis 25 rencontres, en route pour défier le Bayern en Ligue des champions et riche de sa ribambelle de stars. « C’était la Dream Team ! Un album Panini ! Des mecs que je regardais encore à la télé deux ans avant, avec mon apéro et ma pizza, bien calé dans mon canapé », plaisante Liénard.
Au salon « Le Village », trois heures avant le match, Olivier Guez dédicace un exemplaire de son dernier roman pour un ami : « En souvenir de la première défaite du PSG », rédige-t-il convaincu sur la page blanche. D’un pas pressé, le Prix Renaudot 2017 longe à présent la ligne médiane vers le rond central. Fan inconditionnel du Racing depuis son plus jeune âge, « Quand la Meinau sentait encore le chocolat » (référence à l’usine Suchard qui jouxtait autrefois le stade), l’écrivain a été invité à donner le coup d’envoi fictif : « C’était un rêve de gosse et j’aurais aimé le vivre au ralenti. Moi, j’avais juste envie de m’arrêter pour papoter un peu avec Cavani, Neymar ou Mbappé, leur dire qu’ils allaient voir ce qu’ils allaient voir. Mais il fallait hélas que je me dépêche : tout était minuté et le stade entier attendait que je sorte du terrain pour que ça commence. C’était bouillant ! »
La veille, en conférence de presse, Thierry Laurey avait déjà allumé une mèche. À la question de savoir si Strasbourg pouvait battre Paris, il avait rétorqué, goguenard : « Si tu leur payes un vin chaud demain et qu’ils sont tous torchés, peut-être qu’on peut y arriver ». La galerie s’en était amusée, mais au-delà de sa « punchline », le coach avait sa petite idée : « Contre des formations pareilles, il est important de prendre le score car si tu mènes, ça te permet de jouer avec plus de sérénité et de mettre plus d’agressivité ».
« Le succès d’aujourd’hui, c’est le succès d’un club, d’une ville et d’une région tout entière. Car le Racing est bien plus qu’un club, il symbolise une histoire, une tradition, une identité. Un état d’esprit aussi, une philosophie de vie. » Marc Keller
Alors c’est simple : le Racing va mener. Deux fois. D’abord sur un coup de casque de Nuno Da Costa, minot d’Aubagne ; puis, après l’égalisation de Kylian Mbappé, sur une frappe de Stéphane Bahoken, qui fait chavirer la Meinau. Le plan Laurey fonctionne à merveille : Paris s’agace, déjoue, balance, met la semelle. Liénard, survolté, se chauffe avec Neymar : « Il se plaignait tout le temps. À un moment donné, il m’a légèrement poussé, je me suis affalé en faisant des roulades. Ça a fait le buzz ! » Il reste quatre minutes, Thierry Laurey lance Jérémy Grimm dans la marmite : « Il m’a dit : allez, c’est à toi : tiens la baraque, comble les intervalles. Va à droite, va à gauche, va partout ». Dim et Grimm, les deux « paysans du coin », comme ils aiment eux-mêmes se définir, les deux compères amis pour la vie, emblèmes d’une équipe solidaire et généreuse, qui sait d’où elle vient et qui ne lâche jamais rien. Même par vent contraire. L’arbitre assistant affiche neuf minutes de temps additionnel (« Personne ne saura jamais où il est allé les chercher ! », s’étonne encore aujourd’hui Bahoken), le public gronde, la bataille fait rage, les cartons pleuvent. D’une prodigieuse claquette, Oukidja, entré à la place de Kamara blessé, va chercher sous la barre une tête à bout portant de Cavani ; l’horloge tourne, chaque seconde dure des heures. À bout de forces, Liénard apostrophe l’arbitre : « Hé, monsieur Buquet, vous rigolez ou quoi ? Il faut siffler là, c’est fini ! » Yes, c’est fini. Et c’est énorme : le Racing a vaincu l’invincible PSG. Exactement comme l’avait prédit Olivier Guez. Et comme l’avait secrètement espéré toute une région, dans ses songes les plus fous. L’exploit a un retentissement considérable (1,2 million de téléspectateurs en Prime Time, 1 900 reportages dans les médias, 139 000 discussions sur les réseaux sociaux), on parle de Strasbourg aux quatre points du globe jusqu’en Chine, mais Laurey garde la tête sur les épaules et ne perd pas de vue la réelle priorité : « C’est une victoire de prestige et nous sommes évidemment contents. Cependant, si nous ne nous maintenons pas en fin de saison, elle n’aura servi à rien ».
90 + 4
Onzième à la trêve avec cinq points d’avance sur le barragiste, propulsé par une dynamique positive, le Racing peut légitimement y croire. Mais tout va se compliquer au printemps. Un revers à Rennes début mai ponctue tristement une série de onze rencontres sans victoire, le spectre de la relégation se profile, l’étau se resserre, la situation se tend. Le vol de retour de Bretagne, comme un symbole, est secoué par des vents turbulents. « La semaine n’a pas été facile, avoue Kader Mangane. Les cadres se sont réunis, les joueurs ont parlé entre eux, puis nous sommes allés voir le coach ». L’union sacrée est décrétée. Il reste deux matchs et trois points à prendre. Et voilà l’Olympique Lyonnais, en course pour la Ligue des Champions, qui se présente conquérant à la Meinau. Devant les journalistes, le capitaine du Racing, visage grave, mais déterminé, résume sobrement l’affaire : « C’est maintenant ! » Oui, Kadou : « Jetzt geht’s los ! ».
« Toute ma vie, j’ai rêvé sans trop y croire de ressentir un niveau d’émotions aussi intense que celui du barrage retour D2/D1 contre Rennes, en 1992 », confie Grégory Walter, qui revoit la frappe magistrale de Stephen Keshi envoyer Strasbourg au Paradis.
En arrivant à la Meinau ce samedi 12 mai 2018, il est loin d’imaginer ce qui l’attend. Et pourtant… « On a tout de suite senti qu’il y avait quelque chose de particulier dans l’air, quelque chose de puissant, de phénoménal, se souvient Anthony Gonçalves. Le stade était électrique, nos supporters chantaient plus fort que jamais, ça donnait une fantastique énergie ». Le vacarme est assourdissant : le Racing ne veut pas mourir, ça s’entend et ça se voit. Ça crie, ça court, ça tacle, ça s’arrache. Mais surtout, ça joue. Bahoken ouvre le score, puis d’une « bicyclette », Corgnet trouve la transversale. Mangane lui-même se retrouve aux avant-postes, à deux orteils de faire le break… Mais au retour des vestiaires, un pénalty de l’habile Fékir puis un intérieur du droit d’Aouar mettent Lyon devant. Plus le choix : le temps file, il faut marquer. Ça passe ou ça casse. Alors Thierry Laurey appelle Nuno Da Costa. « Il m’a pris par les épaules et m’a glissé à l’oreille : allez garçon, provoque, bouge, créé du danger. Tu vas voir : tu vas en mettre un ». La prophétie de Laurey, astrologue d’un soir, ne tarde pas à se concrétiser : sur un centre de Foulquier, l’attaquant international cap-verdien coupe la trajectoire et, d’une tête croisée, trompe Gorgelin à deux minutes de la fi n. « Ça leur a mis un coup au moral et nous, ça nous a galvanisés ». Insaisissable, Nuno virevolte et vibrionne dans la défense lyonnaise. Le temps additionnel est déjà bien entamé. Enrhumé par un énième crochet, Mouctar Diakhaby n’a d’autre solution que de déséquilibrer Da Costa à l’entrée de la surface de réparation. Coup franc. « Dans ces cas-là, droitier ou gaucher, il n’y a pas de consignes, explique Thierry Laurey. C’est une histoire de joueurs, c’est à celui qui le sent le mieux ». Kenny Lala a pris le ballon : « Je voulais tirer, mais je n’avais pas d’idée précise en tête, j’ai demandé à Dim comment il voyait les choses, il m’a répondu : moi, si je frappe, je mets un pétard côté ouvert ». Mais Liénard n’a plus grand-chose dans les chaussettes : « J’avais tout donné, j’étais carbo ». Alors les « vieux grognards » sont montés au créneau. « Je suis allé voir Dim, raconte Kader Mangane, et je lui ai parlé calmement : écoute-moi, c’est le moment de montrer à la France entière que tu as le meilleur pied gauche de Ligue 1. Tu es capable de le faire. Regarde-moi, pense à ta famille, pense au public, pense à tout le club. Fais-le ». Anthony Gonçalves, alias « Gonz », mâchoire serrée et regard de braise, s’approche aussi du tireur : « J’ai pris sa tête dans mes mains, j’ai collé mon front contre le sien et j’ai dit allez, gros, c’est pour toi : mets-moi ça au fond et après, on part en vacances ! ».
Il est 22h51, Dimitri Liénard, ancien magasinier, maçon et coursier, au Racing depuis la première année de National, pose au pied du « Kop » le ballon du maintien de Strasbourg en Ligue 1. « Et là, tout s’arrête, je n’entends plus un bruit. La seule chose qui me gêne dans mon champ de vision, c’est monsieur Turpin, je lui demande de se pousser. Il siffle, je fais mes deux petits sauts de cabri et je m’élance ». Le stade retient son souffle, le temps suspend son vol. Le ballon s’élève, dessine dans la nuit bleue une exquise parabole et va se loger pleine lucarne. But. « Il l’a fait, ce couillon ! Un buzzer beater digne de LeBron James », s’amuse Nuno Da Costa, fan de basket. La folie s’empare de la Meinau, qui bascule dans l’irrationnel. Un volcan en éruption, une extase collective, une grâce divine. « Ces moments d’exception pour lesquels tu aimes être sur terre et jouer au football », commente Kader Mangane.
Jean-Luc Filser se casse la voix, « Lucho » Dréosto, vieux suiveur du Racing, s’égosille au micro de France Bleu Alsace : « Ouiiiiiiiiiiiii !!! Subliiiiiiiiime !!! » et Twitter s’enflamme : « Liénard Ballon d’Or ! ». Au coup de sifflet final, Marc Keller serre les poings (« Cette victoire, c’est l’équivalent d’un titre »), Gonçalves ne peut retenir ses larmes (« La carapace s’est brisée, l’homme a pris le dessus sur le guerrier »), Jonas Martin, sorti sur blessure, bondit sur la pelouse à cloche-pied. Et « Dimitri le magnifique », ivre de joie, juché sur la barre transversale micro en main, entre dans l’Histoire du Racing Club de Strasbourg Alsace par la grande porte, avec son coup franc de légende, son âme d’enfant et son coeur immense. La collection de t-shirts qu’il parrainera, célébrant cette minute d’éternité (« 90+4 »), reversera ses bénéfices au profit de jeunes handicapés. Le maintien en Ligue 1 est assuré : encore un pari gagné. Le lendemain, Pierre Schmidt, Président du Conseil de surveillance, ira déposer une fleur sur la tombe de son père, l’ancien boucher-charcutier de la Grand-Rue, qui lui avait transmis l’amour du Racing : « Voilà papa, on l’a fait ».
Un drame et une coupe
Cet été-là, tandis que tout le pays arrose le titre de Champion du monde remporté par l’équipe de France en Russie, Dim le chouchou est le plus applaudi par les 6 000 supporters présents au « Fan’s Day », le traditionnel rendez-vous de pré-saison organisé par le Racing, avec le soutien de la Fédération des Supporters. « Un moment convivial et familial, où toutes les composantes du club se côtoient dans une atmosphère bon enfant » (Greg Walter). On y présente les nouveaux maillots, les joueurs, les nouvelles recrues. Parmi elles, un gaillard réunionnais d’un double mètre ou presque, Ludovic Ajorque, en provenance du Clermont-Foot. Une bonne pioche, une de plus. « Ludo, on a dû le voir jouer au moins trente fois avant de le faire venir, dit Loïc Désiré, le responsable de la cellule recrutement. Au départ, il ne nous avait pas forcément tapé dans l’oeil, mais plus on le voyait, plus il nous séduisait. C’est non seulement un excellent joueur, mais aussi un super mec. Le facteur humain, l’éducation et la mentalité comptent beaucoup pour signer à Strasbourg ». Collaborateur du club depuis 2014, le discret et très estimé Désiré est aujourd’hui à la tête d’une équipe de sept personnes qui, sur le terrain et en vidéo, visionnent au total près de 4 000 matchs par an. Et qui se trompent rarement dans leur casting.
Et puis soudain il a fait froid. Les lumières du grand sapin se sont éteintes, les chalets du marché de Noël ont baissé leur rideau, des ombres glissaient lentement dans les rues silencieuses : Strasbourg vient d’être frappée par un attentat meurtrier et la flamme d’une myriade de bougies vacille maintenant dans la nuit sans étoiles. Au stade de la Meinau, pendant deux jours d’angoisse, le groupe s’est entraîné sous haute surveillance. Et l’arbre de Noël, qui réunit chaque année joueurs, staffs, salariés et leurs familles, a été annulé. « Personne n’avait la tête à la fête, ni au club, ni ailleurs », murmure Dominique Fischer, l’assistante du Président. À Reims, quatre jours après le drame, les joueurs arborent un maillot portant simplement l’inscription « Strasbourg mon amour ». Devant le parcage, recueil lis, ils communient avec les supporters dans un poignant hommage rendu aux victimes du terroriste. Et la semaine suivante face à Nice, la Meinau se drape de noir et observe une bouleversante minute de silence. Mais puisque la vie doit continuer, puisqu’il faudra encore et toujours se relever, aller chercher des raisons d’être et de rendre heureux, la ville va aussi les trouver dans son équipe de football. Son refuge. « Le Racing me permet de vivre ma vie d’adulte avec mes yeux d’enfant », exprime Philippe Wolff dans un élan de reconnaissance.
Si en Championnat le Racing atteint son double objectif (se maintenir et faire mieux que la saison précédente, en se classant onzième), si en Coupe de France l’aventure s’arrête prématurément au Parc des Princes (avec un Neymar blessé qui en rajoutera des tonnes, déclenchant une inutile polémique), c’est cette fois la Coupe de la Ligue qui va offrir aux amoureux du Racing un nouveau bouquet d’allégresse. « Elle n’était pas un objectif au départ, et encore moins quand on voyait les tirages au sort successifs », admet Marc Keller. C’est d’abord Lille, battu sans coup férir un soir d’octobre à la Meinau, puis l’OM au Vélodrome, écarté aux tirs au but. À peine le temps de savourer que se profile déjà à l’horizon une autre difficile mission : « On sort du vestiaire à Marseille, on apprend le tirage au sort et bim : il faudra aller à Lyon ! Décidément, rien ne nous était épargné », se souvient Jonas Martin. Qu’à cela ne tienne : les hommes de Laurey y réalisent une partie appliquée et s’en reviennent avec la qualification en poche. Et le 30 janvier 2019, tandis que l’on commémore le centenaire du nom « Racing » (adopté un siècle plus tôt, une fois l’Alsace redevenue française), Strasbourg s’offre son ticket pour la finale en dominant Bordeaux 3-2, avec un doublé du Sud-africain Lebo Mothiba, tout sourire. « Ce match a probablement été le moment le plus fort, révèle le Président. Une communion intense avec nos supporters ».
Direction Lille, pour la finale contre Guingamp. Par la route, par le rail, par les airs, c’est la grande migration du peuple bleu et blanc. Ils sont près de 40 000, venus d’Alsace, de Paris, de France et de Navarre et même de New York. Sur la célèbre Grand Place, baignée par un soleil radieux, ils chantent leur plaisir d’être là et magnifient l’un des plus beaux atours du football : le sens de la fête. Plus tard, pour se rendre au stade Pierre-Mauroy, 9 000 personnes s’assembleront en une procession pacifique et festive pour former le plus imposant cortège de supporters jamais vu en France. Marc Keller leur rend hommage (« Sans leur soutien, rien n’aurait été possible »), puis au moment de s’installer en loge officielle aux côtés de Noël Le Graët, il jette un dernier regard dans le rétro et mesure le chemin parcouru : l’ancien « Marseille de l’Est », jadis moqué pour ses frasques, est devenu sous sa direction un club sérieux, apaisé et respecté, un modèle de réussite régulièrement cité en exemple. « Si on nous avait dit ça il y a sept ans, on ne l’aurait sans doute pas cru. Rien n’était programmé, mais tout était écrit. Notre histoire est une histoire d’amour et de passion. Ces dernières années, nous avons réussi à reconstruire quelque chose tous ensemble, avec patience et constance, sans jamais déroger à nos principes, à nos valeurs. Le Racing a vécu des moments incroyables et beaucoup d’émotions. Il est à nouveau la fierté de toute une ville et de toute une région. Et cette finale de la Coupe de la Ligue est pour nous tous une magnifique récompense. Alors maintenant, on veut la gagner ! »
C’est parti. Sur une pelouse calamiteuse, repeinte à la hâte en vert pour tenter de masquer la misère, la rencontre, âpre et cadenassée, s’étire lentement jusqu’en prolongation. À la 115e minute, suite à un duel aérien avec Alexandre Mendy, Stefan Mitrović retombe lourdement au sol, face contre terre, et reste groggy. Ses coéquipiers le placent en position latérale de sécurité, le stade se tait, le médecin accourt, on craint la commotion cérébrale. Mais le capitaine serbe du Racing se relève, fait signe que tout va bien, insiste pour rester sur le terrain : « J’avais toute ma famille dans les tribunes ; beaucoup d’entre eux ont connu les horreurs de la guerre en ex-Yougoslavie et moi, j’allais quitter mon équipe pour un petit coup sur le crâne ? Hors de question ! » Le voilà debout. En véritable taulier, il exhorte la foule puis, au moment des tirs au but, encourage chacun de ceux qui s’avancent. Sanjin Prcić et Adrien Thomasson ont transformé le leur. Et quand vient le tour de Liénard, qui est entré à trois minutes de la fin à la place de Sissoko, « Mitro » apprend que « Dim Dim » a prévu de faire un coup à sa façon. Il en tremble encore aujourd’hui : « Je n’osais pas y croire ».
Le long de la ligne de touche, Jonas Martin, privé de finale par sa longue blessure, se tourne vers le staff : « Regardez bien : s’il a les cojones, vous allez voir ce qu’il va faire ». La veille au soir, au cours de l’habituelle partie de cartes à l’hôtel, Liénard avait prévenu ses camarades de belote, Martin, Grimm et Thomasson : « Les gars, demain si ça va aux tirs au but, je vous jure, je fais une Panenka ». Et il explique : « Mon idole a toujours été Zinedine Zidane. Quand il a mis son pénalty de cette façon en finale de la Coupe du monde 2006, j’ai dit à ma famille : moi aussi, un jour, je ferai ça dans un match important ». Et il l’a fait, admirablement. De sa patte gauche en rupture, d’un piqué subtilement dosé, empreint de son insolente insouciance. « Pas un truc pourri, hein t’as vu ça ? Presque une oeuvre d’art ! » « Il est fou », lâche Laurent Paganelli au micro de Canal, bluffé par tant d’audace et de talent. Moins d’un an après son coup-franc inoubliable contre Lyon, Dimitri Liénard, encore lui, écrit une nouvelle page de l’anthologie du Racing : « Je dois avoir là-haut une petite étoile qui veille sur moi ». Derrière, Bingourou Kamara puis Lionel Carole font le job et Stefan Mitrović, tête dure et coeur vaillant, monte chercher le trophée doré. La Coupe danse au bout des doigts, la France passe à l’heure d’été et le Racing entre dans une nouvelle dimension. Et tandis que les joueurs s’offrent un tour d’honneur bien mérité, le public entonne à gorge déployée : « Laisse-moi kiffer l’Europe avec mes potes ! ».
Seul club français à avoir été champion dans toutes les divisions et à avoir remporté toutes les Coupes nationales, le Racing ajoute une ligne à son riche palmarès. Dès le lendemain, les traits tirés par une courte nuit, mais le sourire triomphal, les héros sont reçus à l’Hôtel de Ville de Strasbourg, félicités par le maire Roland Ries (« J’ai versé une larme après le dernier tir au but »), puis accueillis place Kléber par la foule en délire, au son de l’incontournable We are the champions. C’est l’ovation. « On avait la sensation d’avoir accompli quelque chose de bien, quelque chose qui allait rendre des milliers de gens heureux pendant très longtemps », dit Thierry Laurey, touchant et touché. Plus tard, après avoir convié les salariés du club au café Broglie pour un pot improvisé et participé à une émission spéciale de France 3, Marc Keller, fourbu, mais ravi, s’en retournera enfin chez lui à la nuit tombante, seul dans sa voiture avec la coupe de la Ligue comme seule passagère…
Il faut dormir un peu, car d’autres prestigieuses échéances se profilent déjà à l’horizon : avec son succès à Lille, le Racing Club de Strasbourg Alsace s’est en effet ouvert les portes des tours qualificatifs de l’Europa League. Une scène continentale qu’il avait quitté un soir de mars 2006 au terme d’un match nul contre le FC Bâle et dont les fragrances reviennent envoûter son été. Dans sa chronique hebdomadaire sur le site officiel, Jean-Marc Butterlin laisse glisser sa plume délicate : « Ainsi nous voici plongés dans ces duels à double face où tous les buts comptent, ceux qu’on marque et ceux qu’on ne doit pas encaisser, surtout à domicile. C’est un autre monde, le monde où les allers manqués peuvent être sans retour. Alors, oui, vous tous, les anciens, les jeunes, les gars, les filles, il faudra pousser. Fort, très fort. J’ai envie de dire comme toujours. Mais peut-être plus encore en cet instant si précieux d’un parfum revenu, celui des jeux sans frontières. Nous sommes en juillet, seulement. Et déjà un peu de fièvre nous gagne dans la canicule annoncée ». C’est sûr et certain : l’été sera show. Sur le tarmac brûlant de l’aéroport d’Entzheim, l’avion attend la délégation du Racing, pour l’emmener en terre promise. Un bel oiseau blanc au fuselage d’argent, que Dimitri Liénard regarde émerveillé : « Dire qu’il y a trois ans, on tirait à chifoumi pour savoir lequel d’entre nous ferait la vaisselle et maintenant, on voyage dans un salon volant ! ». C’est la Coupe d’Europe, bébé ! Malgré ses deux buts d’avance acquis à la Meinau (3-1), les hommes de Thierry Laurey savent qu’en Israël, le Maccabi Haïfa les attend de pied ferme dans la fournaise du stade Sammy-Ofer. Ils s’en tireront de justesse, avec une courte défaite (1-2), mais une qualification pour le second tour, contre le Lokomotiv Plovdiv. À l’aller en Bulgarie, les fans du « Loko » viennent tirer un feu d’artifice en pleine nuit devant l’hôtel des visiteurs. Mais le Racing ne se laisse pas perturber et passe, grâce à deux victoires sur le même score (1-0). Place au tirage au sort du tour préliminaire : à Nyon, siège de l’UEFA, les boules sortent l’une après l’autre du bocal. Il ne reste bientôt plus que celles de Strasbourg et de l’Eintracht Francfort, récent demi-finaliste de la Ligue des Champions contre Chelsea. Du costaud. « Le pire adversaire possible », se désole Mitrović, qui n’a pourtant peur de rien ni de personne.
Août s’achève et le Racing embarque avec son maigre viatique (1-0 à l’aller) pour le court déplacement en Allemagne. Pas vraiment rassuré, « Dim » se mord un peu les doigts : « À la fin du match, j’avais gentiment chambré l’ancien Rennais Gelson Fernandes. Il m’a dit, hé Liénard, tu fais le malin, mais tu vas voir au retour chez nous ce que c’est que l’enfer ! Il n’a pas menti ». Dans un stade chauffé à blanc, hostile et intimidant, les choses se gâtent quand « Mitro » marque contre son camp, mais la partie s’équilibre et l’expulsion du buteur croate de l’Eintracht, Ante Rebić, peut laisser espérer une suite favorable. Dans le vestiaire à la mi-temps, Thierry Laurey est tendu (« J’ai vu et entendu des choses scandaleuses dans le couloir, qui n’avaient rien à voir avec le football »), mais néanmoins confiant. « Le coach nous a dit qu’il y avait la place, qu’on aurait des occases, qu’il fallait se montrer patients, poursuit Dimitri Liénard. Et surtout, il nous a demandé de rester disciplinés et de ne pas tomber dans le piège de la provocation ». Il baisse les yeux : « Et devine qui est tombé dedans ? Moi, évidemment. » Sévèrement taclé à la 55e minute, Dim se rebiffe, bouscule son adversaire et prend un rouge. « Alors c’est devenu mission impossible : Francfort a marqué deux fois et moi j’ai eu l’impression d’avoir trahi mes partenaires. Je l’ai pris comme un échec personnel. Cette élimination, elle est de ma faute. C’est le plus mauvais souvenir de ma carrière ».
Une Meinau vide
Éprouvé par une reprise précoce et exigeante, le Racing entame le Championnat 2019-2020 sans savoir qu’il n’ira pas à son terme. Car un voile sombre s’abat sur la planète au sortir de l’hiver, le monde se fige soudain, puis avance masqué, chancelant et apeuré. « On consolide nos fonds propres, ce qui nous évite d’être dépendants et d’avoir la possibilité́ de traverser une mauvaise passe avec sérénité́ » : quand dans une interview donnée aux DNA en août 2018, Marc Keller énonçait les principes d’une gestion saine, il était loin de se douter, comme quiconque, du double cataclysme qui allait bientôt dynamiter le football français : la pandémie de Covid-19 et la défection du nouveau diffuseur officiel de la Ligue 1, Mediapro. Compétitions interrompues, matchs annulés, « jaugés » ou à huis clos (« Une Meinau vide, c’était une tristesse absolue. L’antithèse de notre projet depuis dix ans », déplore le Président), droits TV en berne, recettes amputées de moitié : même pour un club aussi bien gouverné que le Racing, qui avait intelligemment constitué quelques réserves, le manque à gagner, évalué à plusieurs dizaines de millions d’euros, est conséquent.
Pour ne rien arranger, la saison suivante s’avère tumultueuse et s’achève aux portes de la relégation, évitée de justesse lors de la dernière journée. « On en est tous sortis rincés », admet Liénard. Il est temps de reprendre la plume, pour rédiger un autre chapitre du grand roman du Racing, formidable saga des temps modernes. Thierry Laurey fait ses valises, après cinq saisons et 1 454 jours sur le banc, une montée, quatre maintiens, un titre de Champion de Ligue 2, une Coupe de la Ligue et une qualification européenne. Voici venu Julien Stéphan, jeune homme de bonne famille, chemise impeccable et verbe élégant. Il n’a que deux ans d’expérience au plus haut niveau, mais il a conduit le Stade Rennais en Coupe d’Europe et jouit d’une flatteuse réputation. Strasbourg et le Racing lui ouvrent grand les bras. Il leur sourit. D’instinct, Stéphan a compris que cette ville, ce club et ces gens vous attrapent un jour par le coeur et ne vous quittent plus jamais.
« Et dans l’esprit de celles et ceux qui l’ont connu résonne encore cette phrase, que Patrick Dreyfuss se plaisait tant à répéter : “Nous sommes tous de passage, mais le Racing, lui, est éternel”. »
Samedi 29 mai 2021, stade de la Meinau. Bientôt le retour des beaux jours. Sagement assis sur l’estrade pour sa présentation à la presse, le nouvel entraîneur regarde passer devant lui un homme au visage émacié, que Marc Keller salue d’une voix douce. Patrick Dreyfuss, bien que malade et déjà très affaibli, n’aurait pour rien au monde manqué cette transmission de témoin, cette jolie promesse d’avenir. Alors il est là, comme toujours. Avec ses bons mots, avec son infinie bienveillance, parangon de gentillesse et de dévouement. Il a voulu apporter à son Racing, dont il est devenu l’un des actionnaires, le brin de forces qu’il lui reste. Et peut-être aussi en prendre un peu, dans quelques regards, avant l’ultime voyage. Le grand « Paterique », dirigeant passionné, ami des premières heures et de tous les combats, s’est éteint deux semaines plus tard. Mais rien n’est plus vivant qu’un souvenir. Et dans l’esprit de celles et ceux qui l’ont connu résonne encore cette phrase, qu’il se plaisait tant à répéter : « Nous sommes tous de passage, mais le Racing, lui, est éternel ».