Raymond Thomas : « C’est un cocon, mais c’est aussi une prison »⎢Mais quelle place donnons-nous à nos aînés ?

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– Article publié dans Or norme n°41 –

Dans sa chambre d’Ehpad, Raymond Thomas a le cafard. Il en veut à ses jambes qui ne le portent plus comme avant, il regrette d’être coupé de la marche du monde. Son esprit, lui, cavale à toute allure, et, tel un boomerang, lui rapporte des bribes des années joyeuses.

Raymond Thomas est trop grand pour sa petite chambre. Physiquement déjà, sa stature d’ancien sportif accompli se contorsionne un peu pour s’adapter au mobilier. Et puis, cela fait presque 92 ans que sa vie va à 100 à l’heure, qu’il accumule anecdotes et aventures. Alors lui demander de ranger tout ça dans le quotidien d’une maison de retraite, même si elle est confortable et accueillante, forcément, ça coince un peu. 

« Ici, c’est un lieu très convenable, le personnel est très bien. Ça se sent que les gens travaillent là par conviction. Mais bon, avant j’étais bien chez moi, j’étais bien marié, j’avais un bel appartement… Ce n’est pas la même chose ici. Et puis il n’y a qu’une trentaine de personnes avec qui on peut discuter, la majorité est quand même très malade », explique-t-il.

Difficile de savoir par quel bout commencer pour raconter sa vie, tant la pelote semble avoir de fils à tirer. Ce sont ses exploits sportifs qui auront gain de cause. Au mur de sa chambre, ses médailles et trophées lui renvoient des images de compétitions heureuses. « Je suis encore champion de France de handball, en division nationale, avec l’équipe de l’ASS (Association sportive de Strasbourg -ndlr) parce que quand on a gagné le titre, c’était la dernière année où la Fédération autorisait le handball à 11…, informe-t-il fièrement. On payait beaucoup de notre poche à l’époque pour les équipements, et quand on se déplaçait à Lille, à Bordeaux ou à Marseille, on voulait les trains de nuit pour ne pas prendre sur nos congés. Ce n’était pas comme les joueurs de foot aujourd’hui ! » Raymond a aussi fait de l’athlétisme, ainsi que du tennis. « J’ai joué jusqu’en 2003 ! »

Mais dans le sport, point de carrière possible. « Je me serais retrouvé sans rien à 34 ans, ça aurait été idiot », explique-t-il. C’est dans le cuir qu’il se fera une place. « J’étais commercial pour Costil Tanneries de France. J’allais à la Semaine du cuir, et là-bas j’ai rencontré le monsieur qui était dans les finances de l’Etat, sous De Gaulle : Pinay… Il travaillait encore quand il était centenaire. Bon, moi je n’étais pas technicien du cuir. Je participais aux réunions du comité de la mode, deux fois dans l’année, avec les couturiers, mais il y avait aussi les marques de chaussures. On me demandait d’apporter des échantillons de tannage, de coloris, qu’on avait mis au point, pour savoir ce qui allait être retenu. C’était intéressant ! Quand une de vos peaux était retenue, les fabricants de chaussures s’y intéressaient, il fallait tout de suite leur envoyer des échantillonnages pour qu’ils fassent des essais… Ouf ! J’avais du boulot ! » Les souvenirs sont convoqués dans son esprit plus vite que les phrases ne peuvent se former dans sa bouche. 

Un livre sur sa vie

On ne peut qu’entrevoir la richesse de ce parcours, qui l’a amené à travailler dans le Sud-Ouest, à Limoges et à Bordeaux, et qui l’a envoyé en voyages d’affaires dans les pays soviétiques, à Berlin-Est, en Autriche, en Norvège ou encore en Finlande. Pour garder une trace de tout cela, il a écrit un livre, en 2008. Plus de 200 pages, « écrites en fantaisie », qui déroulent son histoire. « On m’avait proposé de le faire éditer, mais j’aurais dû changer les noms des personnages, etc. et je n’ai pas voulu. » Quelques exemplaires circulent donc parmi ses proches. « C’est quand même assez triste, avec tout ce qu’on a fait, tous les amis qu’on avait, et qui sont tous morts maintenant », commente-t-il en regardant d’anciennes photos de vacances. 

Père de deux filles, grand-père et même arrière-grand-père, Raymond se sent aujourd’hui un peu coupé de tout ce monde. « Ils sont bien contents de nous flanquer ici », suppose-t-il amèrement. Il est arrivé à l’Ehpad Saint-Joseph en 2018, après le décès de son épouse en 2015. « Elle avait du diabète, j’ai beaucoup travaillé avec elle pour la soigner. On était toujours très occupés, ça ne m’étonne pas qu’elle ait fini par tomber malade… » 

Par petites touches, son épouse est présente partout dans sa chambre : des photos au mur, des objets sur lesquels elle a peint des motifs, des coupures de presse du temps où elle était reine de beauté. Pudique, il préfère se taire et donner à lire la dernière page de son livre. Son paragraphe de clôture est une belle déclaration d’amour et un hommage à Jacqueline, « épouse parfaite » au « sourire si lumineux, si attachant ».

On comprend qu’avec elle, c’est une bonne partie de sa vie d’avant qui est partie. « Et puis l’an dernier, en avril, j’ai eu le Covid. Depuis ce temps-là, je me sens tout le temps fatigué, je n’ai pas retrouvé le goût et l’odorat, j’ai un peu de mal à parler et mes jambes, qui étaient déjà atteintes par une neuropathie, sont encore moins sûres », décrit-il. 

Les restrictions sanitaires sapent encore un peu plus son moral. « Cet Ehpad est un des meilleurs dans la région, mais en fait, c’est une prison. Je suis dans un cocon ici, mais je m’éloigne trop de la vie courante, estime Raymond Thomas. Malgré mon âge, le Covid ne m’a pas eu, mais finalement… si, quand même. » 

Abdesslam Mirdass.©

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