Sauver l’école ou la changer ? Le Or Champ de Lev Fraenckel

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Plus de trois mille postes d’enseignants non pourvus en 2023. Depuis plus de dix ans, l’Éducation nationale est en crise : de moins en moins de candidats se présentent aux concours et on enregistre de plus en plus de démissions dans le corps enseignant. Autour de moi les collègues qui cherchent à se reconvertir sont de plus en plus nombreux alors même qu’ils ont rêvé d’enseigner depuis leur adolescence. Et pourtant, l’enseignement de la philosophie n’est jamais un métier choisi au hasard, c’est une vocation, une passion qui nous anime au plus profond de nous même.

Pour expliquer cette baisse d’attrait pour l’un des plus beaux métiers du monde, le chercheur et professeur des écoles Frédéric Grimaud n’hésite pas à parler de prolétarisation des enseignants, mais aussi de taylorisation du système éducatif(1).

Pour comprendre la genèse de ce processus d’industrialisation du savoir, il est important de remonter un peu dans le temps. Le système scolaire tel que nous le connaissons n’a pas toujours existé et sous l’ancien régime seule une petite minorité d’élèves avaient la possibilité de s’instruire dans des écoles. Avec l’industrialisation de l’économie, il a fallu créer toute une administration capable d’encadrer les ouvriers, il devenait impératif économiquement d’alphabétiser les masses. Industrialiser l’artisanat et l’agriculture entraînait mécaniquement l’industrialisation de l’enseignement. Mais le problème de l’industrialisation, c’est précisément qu’elle a tendance à mathématiser le réel à l’ « arraisonner » pour pour qu’il se plie aux exigences de rentabilité. Si le sol ne produit pas assez, on le remplira d’engrais chimiques et de pesticides, si les plantes ou les animaux ne se plient pas suffisamment à nos exigences comptables, nous les modifions génétiquement et finalement si les humains eux-mêmes résistent, nous finissons par les transformer en machines. C’est valable pour les ouvriers, mais c’est aussi le cas des profs et des élèves : le plus important n’est pas de savoir si une étincelle s’est allumée dans l’oeil d’un élève tout au long de sa journée d’école, mais de savoir si le programme a bien été achevé dans les temps prévus par l’administration.

Alors, faut-il envisager comme Ivan Illich dans les années 70 « une société sans école » ? Ivan Illich imaginait une déprofessionnalisation de l’éducation. Il avait pensé, bien avant l’avènement d’internet, une plateforme de mise en relation des individus qui souhaitent partager leurs connaissances librement. La révolution d’extrême gauche n’a pas eu lieu et les idées d’Illich sont tombées aux oubliettes de l’histoire comme tous les idéaux utopiques de cette époque révolutionnaire. Et pourtant, sublime ironie de l’histoire, quelques décennies plus tard le capitalisme a accouché du rêve d’Illich : des plateformes de création de contenu où chacun peut s’inscrire, quel que soit son âge, sa condition sociale ou son niveau d’étude et transmettre sa passion gratuitement. Le savoir et l’enseignement font à nouveau rêver la jeunesse, mais dans un espace créatif où le savoir s’échange librement et où les meilleurs peuvent même espérer en vivre. Alors, faut-il remplacer le système scolaire par YouTube et Tiktok ? Loin de moi une telle idée, mais je crois que l’éducation nationale a tout intérêt à prendre la mesure du phénomène sociétal et intégrer au plus vite cette nouvelle forme d’éducation populaire et alternative qui a le mérite de décloisonner le savoir et le rendre plus attractif que jamais.
« Là où croît le péril, croît aussi ce qui sauve » affirmait le poète Hölderlin, si la technologie représente un péril, alors utilisons là pour nous sauver.

(1) Enseignants, les nouveaux prolétaires :Le taylorisme en marche, ESF

Par Lev Fraenckel, professeur de philosophie à l’Université de Strasbourg et créateur de contenu sur YouTube et Tiktok avec 300 000 abonnés

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Lev Fraenckel ©Alban Hefti