Seconde main : La frip’ c’est chic
– Article paru dans ORNORME n°43, SPLENDEURS –
En 2021, la ville de Strasbourg compte 1166 magasins de vêtements. Parmi eux, une dizaine de chantres de la seconde main se dressent contre l’envahissante fast fashion. Et les clients accourent. En 2019, 40% de Français auraient acheté un article déjà utilisé selon l’Institut Français de la Mode. Entre convictions personnelles et industrie inclusive, partez à la découverte de l’univers des friperies strasbourgeoises…
Dans la Cour du Brochet, entre deux repos bien mérités, Guinness vérifie le bon port du masque à l’entrée d’OK BOOMERS pendant que sa maîtresse et patronne Anne s’affaire derrière le comptoir à trier les derniers arrivages. Depuis près de deux ans, la boutique propose des vêtements portés à l’époque par les baby-boomers. Ou pas. Entre les années 1980 et 1990, entre DDP et Levi’s, entre veste de survêtement et joli chemisier, il y en a pour tous les goûts. Plus brocante sédentaire que magasin de vêtement traditionnel, on vient seul ou entre amis passer du bon temps. On fouille, on fouine et on découvre des pièces uniques. Certains s’y sentent si bien qu’il n’est pas rare de voir les clients prendre possession de l’enceinte et partager leur playlist à tout le magasin pendant leurs emplettes. Même si le slogan est déjà pris par une célèbre marque de restauration rapide, Anne n’en démord pas. « Ici, venez comme vous êtes. »
Se démarquer à petit prix
Cette friperie solidaire et non binaire a vu le jour grâce à l’envie de deux associés de mêler entrepreneuriat et foi personnelle. Anne l’assure, en ouvrant leur friperie, c’est un bout de leur personnalité qu’elles dévoilent. Dans une démarche écologique et éco responsable, elles veulent faire prendre conscience aux visiteurs qu’il ne sert à rien de se précipiter vers les grandes enseignes de prêt-à-porter, synonyme de fast fashion, pour trouver son bonheur. Il ne faut pas oublier la qualité des modèles anciens, bien meilleurs qu’aujourd’hui, et la possibilité de se démarquer à petit prix. Pourtant, rien ne les prédestinait à ouvrir ce genre de boutique…
En 2019, Anne et Vic’ acquièrent un local industriel en plein milieu de la Krutenau. Mais quoi faire ? Un café culturel ? Un espace de danse ? La première, venant de Lille, possède la culture de la friperie. Elles tentent ce pari d’un commerce de vêtements de seconde main. Pendant plusieurs semaines, Anne part chiner dans tout ce que la France compte d’Emmaüs entre Strasbourg et Lille. Elle ramène des cartons entiers remplissant son magasin pour le jour de l’ouverture. Guinness, son fidèle destrier, s’accapare la boutique à la fausse allure d’un loft. À l’aube de 2020, OK BOOMERS ouvre ses portes et trouve rapidement son public. Deux confinements et des kilogrammes de fringues vendues plus tard, l’essai est transformé.
Désormais, plus besoin de courir partout pour trouver les plus belles pièces. Elles se fournissent dans des usines de recyclage textiles comme beaucoup de friperies. Le principe est simple. Des conteneurs sont entreposés un peu partout en France. Les personnes désirant se débarrasser de leurs vieilles pièces les déposent dans ces grands bacs. Ces dernières arrivent dans un entrepôt. Elles sont triées en fonction de critères précis comme la qualité du tissu ou l’année de fabrication et vendues au poids. Ensuite, ces pièces sont empaquetées dans des gros cartons direction OK BOOMERS. Un dernier tri est opéré par Anne. Et une fois lavées et repassées, elles sont entreposées en magasin.
Chaque friperie possède son fournisseur. Vous ne connaîtrez jamais leur nom. C’est un secret bien gardé par chaque boutique. Plusieurs entreprises se partagent le marché en France. En l’occurrence, celle-ci participe à la réinsertion de personnes précaires. Et les vêtements ne transitant pas vers des friperies trouvent toujours preneurs. Les pièces de bonne qualité sont données à des associations caritatives. Et le reste est transformé en chiffons ou, plus étonnant, rentre dans la composition d’isolant thermique pour la construction. À mesure que le temps passe, Anne se professionnalise même si elle préfère ne pas le dire. Elle confesse avoir encore à apprendre. Comme lorsqu’elle vend une chemise à 10€ cotée à 100€… Mais alors, comment devient-on une professionnelle du vêtement de seconde main ?
Les moeurs ont évolué …
Karine, la patronne de TROC MODE, a la réponse. Il faut beaucoup travailler, toujours se démarquer de la concurrence et rester honnête. Sa boutique pour femme située rue du Jeu-des-Enfants est devenue, en 40 ans d’existence, une institution dans la capitale alsacienne. Ici, on y achète du Gucci, du Zadig et Voltaire, du Saint-Laurent ou du Maje. Tous les jours, Karine assiste à un défilé de mode.
Pionnière du genre, elle rejette le terme de friperie. Karine préfère se considérer comme gérante d’un dépôt-vente de luxe. Si les mots changent, le principe reste le même. Aucun article neuf. Seulement de la seconde main. Et pour cette raison, elle était décriée à ses débuts. Personne ne la saluait dans la rue. Elle reconnaît avoir souffert d’être le vilain petit canard. Vendre des vêtements n’était pas à la mode à cette époque. Les mœurs ont évolué. L’entrée dans le nouveau millénaire a été un déclic. L’expérience ? Le début d’une conscience éco responsable ? Ou simplement un besoin de changement dans la garde-robe ? Karine ne peut l’expliquer. Et la piétonnisation de la rue en 2017 a élargi son horizon.
Comme ce lundi 16 mars 2020. À quelques heures de l’allocution d’Emmanuel Macron, les clientes se ruent au dépôt-vente de luxe. Bilan ? Une vingtaine de sacs à main vendus. Karine n’en démord pas : « Ici, on vient pour faire plaisir. »
Existe-t-il un point commun entre Karine et Anne ? Oui. Leur indifférence à l’égard de Vinted et d’internet en général. Rentrer dans une friperie demeure une expérience. On n’y va pas forcément dans le but d’acheter. On échange. On apprend. On découvre. On touche. On essaye. On se regarde dans le miroir. On se dit pour- quoi pas. Et bien souvent, on repart avec un nouveau sac dans la main…
La mode en chiffres
1,2 milliard
C’est le nombre de tonnes de gazà effet de serre émis chaque année par le secteur du textile. Un impact plus important que les vols internationaux et le trafic maritime réunis.
130 milliards
C’est le nombre de vêtements produits chaque année dans le monde.
56 millions de tonnes
C’est la quantité de vêtements vendus chaque année dans le monde.
65 000
C’est le nombre de nouvelles pièces imaginées et conçues par an chez Zara