Sous les bombes, écrire les poèmes à venir
Chroniques D’UKRAINE
Article publié dans Or Norme N°57 (juin)
Bon sang , qu’il est loin ce temps où je prenais encore soin de préparer mes vêtements pour le lendemain. Une occupation presque méticuleuse : choisir la robe, le haut, le manteau qui s’accorderaient au mieux avec l’humeur, les projets personnels ou professionnels du moment ; avec la météorologie, aussi.
Aujourd’hui, mon costume est presque inlassablement le même : strict, d’affaires, avec pour rare fantaisie le port de talons hauts, même si une paire de tennis au logo crocodile rapportée de la rue des Hallebardes n’est jamais bien loin. Par attachement à mon récit personnel, par besoin, aussi, d’enfiler au plus vite des chaussures de course pour me réfugier dans l’abri le plus proche, si jamais la prochaine frappe m’en laissait le temps. L’ancien Premier ministre français Gabriel Attal, récemment en visite dans notre ville, a lui-même été le témoin de ma panoplie de Working Girl, édition Marathon Man. Simple, basique, chanterait Orelsan. Étonnant et joli, en y songeant, la place qu’a pris la France dans ma vie, même à 2500 km de distance, contraints par les vents mauvais que nous traversons ici.
Après cent jours de « règne », la « paix » de Trump et de son vice-président Vance a semble-t-il pris du plomb dans l’aile. Bien sûr, nous pourrions capituler, nous laisser tuer ou enfermer : leur plan initialement formulé, dont personne ne sait vraiment ce qu’il en est et qui vacille à mesure que vacillent leurs certitudes de deal makers, ce plan prévoyait de reconnaître l’annexion par la Russie de cinq oblasts (région) orientaux de l’Ukraine, dont le nôtre… pour un tiers encore sous contrôle ukrainien et qui me permet encore de vous écrire depuis sa capitale éponyme. Notre centrale nucléaire devait passer, elle, sous gestion américaine ; mon pays devait aussi obtenir un passage sans entrave le long du fleuve Dniepr et le contrôle de la flèche de Kinbourn. Nos terres rares, cela est déjà acté, resteraient notre propriété, au moins sur le papier. Question inabordée : quid de leur sort si nos régions passaient sous pavillon russe ? Quid de nos habitants « abandonnés », surtout… ?
« Je vous épargne les flaques de sang, les chairs à vif, les larmes. À quoi bon ajouter à ce que vous voyez chaque jour sur vos écrans télévisés ? »
Au cours des 365 derniers jours, les alertes aériennes ont retenti plus de deux mille fois à Zaporizhzhia ; sans interruption même durant même plus de 83 jours ; une maison sur quatre a déjà été partiellement détruite. Je vous épargne les flaques de sang, les chairs à vif, les larmes. À quoi bon ajouter à ce que vous voyez chaque jour sur vos écrans télévisés ? À ces images gravées à jamais, je préfère d’autres « graines », tout aussi réelles, comme inspirées de la chanson de Gaël Faye : 700 000 personnes encore en vie, près de 45 000 enfants qui poursuivent leur scolarité à l’abri de bunkers récemment bâtis. Côté adultes, près de 400 nouvelles entreprises qui ont ouvert leurs portes au cours de l’année écoulée ; des centrales solaires qui se construisent sur les toits des hôpitaux, tandis que des usines sidérurgiques produisent des centaines de tonnes d’acier destinées à l’exportation. Côté loisirs, des restaurants qui continuent de servir des chefs-d’œuvre culinaires. Des arts qui se refusent à lâcher leur public toujours présent à la Philharmonie ou à des forums littéraires. Des échanges, aussi, qui se renforcent avec des villes proches de Strasbourg, à commencer par Belfort avec laquelle nous sommes jumelés : post-formation de médecins dans des cliniques françaises, politiques de réhabilitation médicale pour nos « anciens » combattants ; accueil d’élèves francophones, d’artistes locaux et de jeunes musiciens ukrainiens en terre franc-comtoise ; aménagement de serres fleuries adaptées au climat de Zaporizhzhia, dans le cadre du projet Belfort Alley.
« C’est l’fracas dans la ville, la bravoure du civil ; Et la force vient de loin, de l’amour de la vie », chante Faye. « On affronte le destin (…), on riposte le regard vers demain ; Et l’espoir qui nous porte nous aide à tenir ; On écrit aujourd’hui les poèmes à venir ; Bien qu’on tombe constamment sous le feu de leurs haines ; S’ils nous enterrent, (nul doute), ils perdront car nous sommes des graines »
« Graines » : quel joli mot de la langue française. Après la tragédie de Tchernobyl, en 1986, nos aînés en ont aussi planté, dans la zone dévastée. C’étaient des fleurs de tournesol, un emblème national, un signe d’espoir, de résilience, de paix et de liberté. ←