Souvenirs strasbourgeois ITémoignages
– article publié dans Or Norme N°41 dans le cadre du dossier Les 343 courageuses –
Roselyne et Liane, alors étudiantes à Strasbourg, se souviennent de cette époque en pleine effervescence dans laquelle la jeunesse post soixante-huitarde rêvait d’une autre société et du manifeste rédigé par Simone de Beauvoir, publié en une du Nouvel Observateur, qui allait marquer un tournant dans l’histoire de la dépénalisation de l’avortement en France…
Entrée en fac en 1968, Roselyne n’a rien oublié de cette période d’effervescence et de libéralisation, y compris sexuelle. Mais « la majorité était à 21 ans. Or la pilule n’était accessible qu’à la majorité et les médecins qui n’avaient pas envie de la prescrire n’y étaient pas obligés. Si tu avais le bon médecin tu pouvais te faire accompagner par tes parents, ta mère en général, qui pouvait dire : j’autorise ma fille à prendre la pilule. Mais c’était assez rare. D’autant plus qu’on ne parlait pas de sexualité avec nos parents ». Et même entre étudiants « ce n’était pas encore une discussion franche et ouverte ». Malgré tout, Roselyne a pu prendre la pilule avant ses 21 ans, et sans être accompagnée par sa mère, grâce à un médecin à Strasbourg qui acceptait de la prescrire aux filles mineures.
Le tabou était levé…
Pourtant, parmi les camarades de Roselyne, certaines sont tombées enceintes. Une situation particulièrement difficile pour les étudiantes venues étudier à Strasbourg et qui ne connaissaient pas la ville. Par désespoir elles allaient voir des gynécologues au hasard, mais ils ne voulaient pas prendre le risque de pratiquer un geste qui était à l’époque sévèrement pénalisé.
Il n’y avait alors que deux solutions : devenir mère à 20 ans, comme certaines camarades de Roselyne, ou « en parler discrètement à la fac » et par le bouche-à-oreille trouver le nom du seul gynéco de Strasbourg qui pratiquait des avortements clandestins. « Tu pouvais aller voir ce médecin, tu lui expliquais ta situation et il procédait à l’avortement dans son cabinet ». Un geste payant mais à un tarif tout à fait raisonnable se souvient Roselyne. « Ensuite les filles rentraient chez elles. Soit ça se passait bien, l’embryon était expulsé, soit ça se passait mal et elles allaient à l’hôpital. Là elles disaient qu’elles faisaient une fausse couche mais les médecins n’étaient pas dupes évidemment ». Dans ce climat de non-dit, les femmes se faisaient plus ou moins bien recevoir par les soignants de l’hôpital. « Ce n’était jamais très amical (…) Tu étais hors la loi et ça se sentait ».
Alors quand le Manifeste des 343 est paru à la une du Nouvel Observateur le 5 avril 1971 « ce fut comme une espèce de respiration immense. On sentait que ça allait faire évoluer les choses (…) Ce fut un moment très fort, incroyable » raconte Roselyne. La parole s’est tout d’un coup libérée, « tout le monde s’est mis à en parler ». Le sujet jusque-là abordé dans l’intimité devenait possible en société. Le tabou était levé.
On s’aidait mutuellement…
Un moment historique dont l’écho se fit entendre jusqu’au Brésil où vivait alors Liane : « On en parlait, même avec la dictature militaire. On n’en parlait pas dans la presse mais entre nous. Ça se savait ». Quand Liane arrive à Strasbourg en 1976 pour poursuivre ses études d’architecture, elle a 22 ans, la loi Veil est passée, l’avortement est dépénalisé, mais les choses ne sont pas pour autant réglées.
Très vite, Liane prend contact avec les latino-américains exilés à Strasbourg. « On a commencé à faire un travail politique (…) C’était le début du mouvement syndical au Brésil. On était tous plus ou moins militants, hommes et femmes (…) Un jour j’ai trouvé la Librairie des femmes place du marché Gayot et j’y ai acheté Notre corps, nous même (Albin Michel, 1977), la Bible des femmes (…) C’était génial, tout était expliqué par chapitre : le corps, les règles, la contraception ». Une vraie découverte pour Liane qui se rapproche alors des groupes féministes strasbourgeois. À cette époque l’avortement avait beau être dépénalisé il n’était pas remboursé par la sécurité sociale et difficile d’accès : « Il y avait encore beaucoup de femmes qui se faisaient avorter clandestinement parce qu’elles n’avaient pas les moyens ou parce que leur mari n’était pas d’accord ». « Sans compter la clause de conscience exigée par certains médecins qui voyaient dans l’avortement un acte de barbarie » rappelle Roselyne. Sensibles à cette situation, Liane et quelques amies décident de créer le Groupe Femmes Santé : « Notre groupe traitait de tout ce qui était relatif au corps et à la santé des femmes », avortement compris. En particulier sa démédicalisation à travers les expériences du MLAC (Mouvement pour la liberté de l’avortement et de la contraception). Lequel, avant 1975, pratiquait des avortements illégaux selon la méthode Karman (Voir encadré). Une pratique très contestée dans les milieux féministes de l’époque, notamment par celles qui, comme Gisèle Halimi ou Liane, pensaient qu’elle desservait la cause.
Parmi les autres actions menées par Le Groupe Femmes Santé, le « Self Help » : « On ne connaissait pas notre corps (…) Or pour nous la question de l’avortement commençait par une appropriation de son corps ». Le « Self Help » consistait en des réunions au cours desquelles les femmes découvraient leur intimité, guidée par une médecin invitée pour l’occasion. « On s’installait sur des coussins et chacune mettait son speculum en plastique transparent — acheté par correspondance au Pays-Bas grâce à un réseau féministe — On regardait comment étaient faites les autres. Tiens, il y a des cols qui sont bien fermés, elle a déjà accouché, le col est plus ouvert, etc. L’idée c’était aussi de se libérer du regard de l’autre. Et si on n’y arrivait pas, on s’aidait mutuellement ».
Des femmes enfin entendues et écoutées…
Connaitre son corps pour mieux le comprendre et se le réapproprier. « Là on touche à un grand débat de l’époque, intervient Roselyne. Autour de la pilule, de la libération sexuelle et de l’avortement s’est jouée non seulement la question d’une sexualité qui ne serait pas liée à la reproduction, mais aussi le fait que la femme puisse disposer de son corps, qu’elle puisse décider de ce qui va se passer dans son corps. Ce qui n’était pas tout à fait évident jusque-là ».
Pour Roselyne, le débat public qu’a suscité la question de l’avortement, au-delà de sa nécessité tant pour la santé des femmes que pour leur liberté, marque un tournant pour le statut de la femme au sein de la société : « Quand ces 343 femmes ont pris la parole, c’était une façon de dire : stop, on arrête de se cacher, maintenant on a voix au chapitre et pas seulement sur l’avortement ». Les choses allaient changer, les femmes allaient enfin être entendues et surtout écoutées.
Malgré tout Liane souligne le fait que rien n’est jamais acquis : « L’avortement est toujours interdit au Brésil. Jusque-là il était possible en cas de viol, en cas de problème pour la santé de la femme et en cas de fœtus anencéphalique. Aujourd’hui Bolsonaro a décidé d’enlever le droit à l’avortement en cas de viol en disant « je veux aider les femmes violées ». Autrement dit, elles gardent l’enfant du viol et reçoivent de l’argent. « On appelle ça la bourse viol (…) ça se passe dans un pays développé, où les mouvements féministes étaient très avancés (…) Quand je suis arrivée en France, un pays où je croyais que la question de l’avortement était résolue, j’ai découvert qu’elle ne l’était pas (…) Qui nous dit qu’après la crise du Covid une politique nataliste ne viendra pas remettre en question le droit à l’avortement ? (…) Les lois ne suffisent pas, on doit toujours aller un peu plus loin, faire évoluer le droit ». Rappelons que même si l’avortement est légal en France depuis 1975, il a fallu attendre 2017 pour que soit reconnu le délit d’entrave à l’IVG.
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