Trésor national, un livre formidable

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Cette diva absolue que l’on rêverait de connaître, cette femme sublime, merveilleuse, qui incarne « la liberté, la folie, l’indépendance mais aussi la force, la véhémence et la puissance féminines », celle dont tout le monde parle et que tout le monde reconnaît, dont on n’imagine même pas pouvoir un jour partager quelques instants d’intimité… pour Julya, c’est sa mère… !

Une mère peu ordinaire, une actrice adulée, le « Trésor national » du cinéma turc, qui continue à vivre dans son rêve, pour ses rôles, pour sa gloire, en dépit de la situation politique et des restrictions des libertés. Une mère qu’elle espérait ne plus revoir et qu’elle n’a de fait pas revu depuis plus d’une vingtaine d’années, en se réfugiant à Paris, dès ses 16 ans ! Mais une mère qui s’apprête à mourir et qui aimerait que la relation avec sa fille – étrangement rythmée et intrinséquement mêlée aux trois coups d’état militaires de son pays, comme les trois coups au théâtre – puisse être pacifiée.

Le putsch raté de juillet 2016 oblige Julya à se souvenir (Sedef Ecer fut elle-même une enfant star du cinéma turc dans les années soixante dix, avant qu’elle ne s’exile à Paris) : d’une enfance passée sur les plateaux, de la diva flamboyante qu’était sa mère, de la disparition de son père, de cette Turquie laïque qui n’est plus, ces années d’insouciance fracassées par trois coups d’Etat.

Les références à l’héritage classique et démocratique de l’Europe sont légion tout au long du roman. Comme dans la démocratie athénienne, la citoyenne ou le citoyen turc.que ou européen.ne, ne peut demeurer longtemps insensible à la vie politique qui régit sa vie. Qu’elle ou il décide de se battre ou de faire l’idiot.e (celle ou celui qui ne s’occupe que de ses affaires privées au sens grec, idiotevo) ou l’oublieux.se, comme au pays des Lothophages, comme les nomme Ecer, elle/il sait, qu’à un moment, il faudra rendre des comptes, à ses enfants, à ses semblables ou ne serait-ce qu’à sa conscience.

Les questions difficiles, Julya ne les élude pas : « qu’est-ce que ça me fait d’appartenir à la fois à une lignée de bourreaux et de victimes » ? Sa mère et avant elle sa grand-mère, devant tous les crimes politiques commis sous leurs yeux, ont-elles « préféré la cécité en s’adonnant entièrement à leur art » ? Était-ce le prix à payer pour continuer à vivre sans être arrêtées ? Attendaient-elles pour agir le moment opportun ?

Trésor national n’est pas pour autant un brûlot politique. C’est un merveilleux roman d’amour. De philia, entre une mère et sa fille, d’une fille pour son père, d’une femme pour deux hommes, d’une exilée pour le Bosphore, et tout cela non pas comme autant d’histoires d’amour morcelées, séparées les unes des autres, mais comme un grand amour pour la vie, l’art et l’humanité toute entière. Un amour tragique, où Antigone, Iphigénie, Clytemnestre, Médée, Lady Macbeth, autant de rôles interprétés par la grande actrice, dévoilent leur extraordinaire potentiel de significations et toute la puissance de l’approche féminine pour combattre les fanatismes et l’hétéronomie religieuse ou nationaliste. Mais c’est aussi un onguent prodigieux pour toutes celles et ceux qui ont souffert de la négation des crimes dont elles ou ils ont été victimes et de leurs blessures. La littérature, comme toute œuvre littéraire et de fiction, peut avoir aussi cette portée réparatrice des injustices et des abjections du monde et aider à surmonter les haines, les crimes, les cicatrices ouvertes et les malentendus.

Enfin, l’on dira pour aller vite que Sedef Ecer est une écrivaine turque vivant en France, utile, qui nous renseigne à la fois sur l’extraordinaire richesse de la création culturelle et artistique turque et aussi sur l’état de la résistance des siens à l’oppression. Comme elle l’écrit de son héroïne, Nilufer, « elle n’est pas dupe, elle sait qu’une orientale qui se sert d’un matériau politique est un cabinet de curiosités anthropologique à l’envers pour la scène culturelle européenne ». Alors il faut le dire, elle est tout autant une écrivaine française, férue de culture classique européenne. Je dirai même que c’est une écrivaine européenne d’origine franco-turque et ceci la définirait mieux, si besoin était, à mes yeux, que tout autre document officiel. Sedef Ecer agrandit de ses créations le paysage littéraire francophone et européen mais d’une façon qu’il faut bien qualifier de bien plus éloquente, courageuse et déterminante que ces écrivains de salon qui ne prennent jamais aucun risque en écrivant.

Les écrits de Sedef Ecer et sur Sedef Ecer, sont scrutés minutieusement. Comme elle le rappelle dans le roman, l’article 301 du code pénal est toujours en vigueur en Turquie. Le dénigrement public des valeurs de l’identité turque ou des valeurs religieuses est puni de six mois à deux ans d’emprisonnement. Si commise dans un pays étranger, la peine est alourdie d’un tiers. Et quand ce n’est pas les autorités de poursuite, ce sont les fanatiques religieux qui guettent et qui ne s’embarrassent eux, d’aucunes règles et procédures. Si l’on a peur pour elle, elle répond à la manière de Fassbinder : “fear easts the soul”.

Sedef Ecer ne souhaite pas que l’on parle de cela. Comme tout auteur, tout ce qu’elle souhaite c’est qu’on parle de son œuvre, qu’on la commente, qu’on la critique, que l’on exprime ses désaccords profonds, mais qu’on la partage.

C’est pour toutes les raisons évoquées ci-dessus, que je recommande vivement ce roman pour les prix européen du roman et le prix du roman d’amour de Strasbourg cette année.

Sedef Ecer © https://observatoireturquie.fr/