Visitez l’exposition Edward Hopper de la Fondation Beyeler… depuis votre canapé
On ne dira jamais assez à quel point la Fondation Beyeler nous comble d’année en année avec ses expositions-événements à nulles autres pareilles. En ce début de troisième décennie du XXIème siècle, Sam Keller, le directeur de la Fondation, frappe très fort en accrochant les landscapes du peintre américain Edward Hopper. L’exposition, réalisée en collaboration avec le Withney Museum of American Art de New York, réunit 65 œuvres datant des années 1909 à 1965 et présente en première mondiale un film en 3D de 15 minutes réalisé par Wim Wenders qui permet de comprendre ce que le cinéma doit à Edward Hopper et à quel point également, Hopper a été influencé par le cinéma…
Débutée fin janvier, l’exposition devait à l’origine se terminer en mai : Ô, frustration ! Malgré le monde qui s’y est pressé, en effet beaucoup n’avaient pas encore planifié leur venue. Cette semaine, c’est donc deux bonnes nouvelles qui nous sont parvenues : l’exposition, en plus d’être prolongée jusqu’au 26 juillet ( la Fondation réouvrant ses portes le 11 mai) va également pouvoir être découverte… depuis chez vous !
Réjouissance des perspectives offertes par le digital, la Fondation Beyeler propose en effet cette semaine des visitées guidées de l’exposition, via Youtube Stream. Rendez-vous mercredi 6 mai à 19h pour une visite en anglais, et vendredi 8 mai à 19h également pour la version française !
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Site de la fondation Beyeler
En attendant, on a de quoi vous faire patienter ; c’est pour nous le moment de vous faire (re)découvrir en ligne nos articles consacrés à l’exposition, parus début mars dans Or Norme N°36…
Gas, un instantané de l’Amérique de ces années-là…
C’est une petite route de la campagne américaine. Le soleil a disparu depuis un bon moment derrière la cime des arbres, on est entre chien et loup, le soir tombe… Le pompiste va bientôt fermer sa station, il vérifie le litrage écoulé durant cette journée qui s’en va…
Bien sûr, ce sont les années quarante : le design des trois pompes ne trompe pas… Mais, à bien y regarder, Gas est l’un des archétypes du style et des partis pris d’Hopper. À bien y regarder, il y a cette lumière à la fois dure et douce de cette scène emblématique. Une merveilleuse lumière, où celle des embrasements du crépuscule déclinant dans le ciel se mélange si formidablement avec celle, artificielle, des néons de la station.
Au fond, la route disparaît déjà dans la nuit de la forêt… On est dans une clairière de l’Amérique de ces années-là : c’est une étape quelconque d’un road-movie forcément génial…
À bien y regarder, on est bien à une autre époque : la route est étroite, aucune peinture au sol ne la délimite. La terre du remblai, de l’autre côté de la route, à gauche, a été battue à la pelle. Entre le bitume et la station, les herbes folles ont la rousseur de l’été indien. Et le sol de la station est en terre battue, lui aussi…
À bien y regarder, l’enseigne lumineuse Mobilgas a dû arriver directement de la très grande ville du coin, son poteau également : mais c’est à coup sûr un ferronnier traditionnel qui a fabriqué son support. Un ami du pompiste ? Peut-être, tout le monde se connaissait dans les petits countys de l’Amérique de ces années-là…
À bien y regarder aussi, ce pompiste, qui relève peut-être les compteurs journaliers de sa station, vient juste de se dévêtir de son bleu de travail, il a revêtu de nouveau sa belle chemise du matin et a déjà renfilé son gilet middle class… Dans deux minutes, il fermera tout à double tour, éteindra les lumières, démarrera au volant d’une Chevy flambant neuve garée derrière la station-service et s’engouffrera dans le noir de la forêt pour retrouver sa petite famille au village un peu plus loin. Seule l’enseigne lumineuse restera éclairée, diffusant son halo sur les arbres tout proches. Les pinceaux des phares des rares véhicules qui passeront zèbreront une clairière soudain rétrécie. Ce sera alors sans doute le seul point lumineux à des kilomètres à la ronde. Dans les années cinquante, les boîtes à chaussures alignées à la queue leu leu dans les zones commerciales n’existaient pas…
À bien y regarder, à bien écouter, on entend presque le son de la country music qui bave d’un transistor aux grandes touches de bakélite. On devine que dans quelques années, il crachera sans prévenir l’étrange son de la rythmique de Bill Haley : ce « Rock around the clock » rendra alors le pompiste un poil furieux, lui qui préférait largement la country music d’avant…
Gas est un instantané de l’Amérique de ces années-là, une toile aussi précieuse que la photo de nos parents, tout jeunes, qu’on redécouvre aujourd’hui dans une vieille pochette après la disparition du dernier d’entre eux. Gas nous raconte d’où nous venons… Cette toile résume merveilleusement le talent de Hopper, ce grand d’Amérique : la pseudo banalité d’une scène si habituelle dans un paysage de bord de route, un moment figé. Les lumières sont paisibles : mais, le trou noir nous attend au bout de la route, et qu’y a-t-il au-delà ?.. Et puis, c’est une scène trop calme, cet homme est seul, terriblement seul dans un environnement isolé, ce n’est pas possible, il va se passer forcément quelque chose de terrible : qu’est-ce qui va surgir de la forêt ?
Edward Hopper était un peintre qui adorait la littérature. Dans son portefeuille, se trouvait en permanence une citation de Goethe, soigneusement recopiée sur une feuille de carnet pliée en quatre : « Le début et la fin de toute activité littéraire est la reproduction du monde qui m’entoure afin de signifier le monde qui est en moi, toutes les choses devant être saisies, reprises, recréés, assimilées et reconstruites dans une forme personnelle et avec des moyens originaux. » Pas difficile de deviner que l’ami américain avait adopté la même démarche pour peindre son œuvre…
Des œuvres jamais vues jusqu’alors en Europe…
Bridle Path – 1939
C’est une toile aux dimensions relativement modestes (107 X 72 cm). Elle met en scène trois cavaliers de l’upper class new-yorkaise des années trente qui galopent de concert au cœur de Central Park.
Toutes les symboliques de Hopper sont dans cette toile méconnue. Notre regard, forcément guidé par le mouvement général des cavaliers et le cadrage précis de la scène, cherche irrésistiblement le danger qui se tapit au cœur de la béance sombre du tunnel. Des trois chevaux en plein effort, c’est évidemment le cheval blanc (la seule tache vraiment claire du tableau) qui a perçu ce danger et qui se cabre déjà, l’œil noir exorbité… On ne voit rien qu’une scène somme toute banale mais on ressent intensément le potentiel drame sur le point, peut-être, de survenir.
Mais, pour notre regard contemporain, l’angoisse est également ailleurs… Celles et ceux qui connaissent bien New York savent que nous sommes sur le flanc ouest de Central Park car ils ont reconnu l’architecture très particulière du Dakota Building dont on aperçoit le 1er étage, au coin nord-ouest de la 72ᵉ rue et de Central Park West.
C’est à cet endroit très précis que le plus illustre des résidents de cet immeuble, John Lennon, a été assassiné par Mark David Chapman le 8 décembre 1980, à son retour d’une session d’enregistrement aux Record Plant Studios en compagnie de son épouse, Yoko Ono.
Alors, le danger imminent deviné par le cheval blanc sur la toile d’Hopper peinte en 1939 ?.. Rien évidemment à voir avec les faits de la disparition du célèbre compositeur des Beatles survenue 41 ans plus tard. Mais le trouble reste réel quand on réalise aussi que ce tunnel-là n’existe pas dans la réalité, à cet endroit-là du moins. Au pied du Dakota Building, à l’endroit précis où galopent les cavaliers de Hopper, il n’y a pas d’allée en contrebas, seulement une très belle pelouse au niveau de l’avenue voisine. Le premier tunnel de ce type est à deux cent mètres au moins, à l’intérieur du parc…
Hopper n’est plus là pour nous dire le pourquoi de cette mise en scène. Il s’est éteint le 15 mai 1967 à l’âge de 84 ans, treize avant John Lennon…
Road and Rocks – 1962
Ce fusain de petites dimensions (56 X 38 cm) fait partie d’une très belle série de dessins présentés par la Fondation Beyeler. Il ne possède aucune histoire particulière connue mais on peut y admirer l’incroyable dextérité graphique d’Edward Hopper qu’on imagine juché sur une moto lancée à pleine vitesse sur cette petite route sinueuse de Californie, entre forêts et rocailles. La sensation de vitesse habite ce dessin qui recèle lui aussi cette part de mystère omniprésente dans une immense majorité des œuvres du peintre : l’accident et sa violence inéluctable ne va-t-il pas se produire à la sortie de ce virage négocié si vite, trop vite ?..
Railroad Sunset – 1929
« Hopper a inventé l’Amérique” nous a joliment confié Wim Wenders lors de sa venue à l’expo Hopper à Bâle. Pour qui a déjà roulé au crépuscule sur une route californienne, baigné par les lumières et les couleurs si particulières des couchers de soleil de là-bas, cette toile est comme un long travelling infini, énième plan d’un film américain. Les alignements géométriques horizontaux (rails, horizon, strates des lambeaux de nuages) et verticaux (poste de contrôle, poteau) habitent l’évident format Cinémascope. Mais il y aussi la seule ligne courbe de la toile, cette somptueuse ondulation verte qui souligne le paysage et donne toute son intensité au tableau. On « entre dans l’image » avec délectation…