Grand entretien // Stanislas Nordey, directeur du TNS

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Le directeur du TNS attaque la quatrième et dernière saison de son contrat à la tête du théâtre strasbourgeois. On sait qu’il postule pour continuer une aventure qui le passionne. Il est ici question de théâtre, bien sûr, mais aussi d’amour, de fraternité, de deuil, d’engagement. De la vie telle qu’elle est, tout simplement…

 

Or Norme : Parmi les gens qui ont compté pour vous, trois femmes ont joué un rôle important et ont contribué à éveiller puis nourrir chez vous cette immense passion pour le théâtre que les Strasbourgeois ont appris à connaître depuis trois ans que vous avez pris la direction du TNS…

– « C’est vrai. D’abord, ce fut ma grand-mère maternelle. Je vivais beaucoup avec elle, elle m’a d’ailleurs en partie élevé et en tous cas, elle a grandement contribué à mon instruction. Mon père était barré dans de drôles de trucs, il ne voulait pas que j’aille à l’école maternelle puis à l’école primaire. Ma grand-mère avait été institutrice, alors elle m’a appris à lire, écrire, compter, je me suis donc retrouvé un peu privilégié, j’avais comme un précepteur, j’avais finalement ce luxe incroyable d’avoir quelqu’un pour moi tout seul, qui m’a communiqué la passion pour l’écriture, la lecture. Oui, ma grand-mère a beaucoup compté pour moi. Plus tard, quand j’ai commencé à faire du théâtre, je n’avais pas un rond en poche : elle a été mon premier mécène en m’aidant à m’acheter mes bouquins… Plus tard encore, elle a été ma première spectatrice. Finalement, j’ai bénéficié d’une double éducation, en vivant avec ma mère qui s’était séparée assez vite de mon père (le cinéaste Jean-Pierre Mocky – ndlr) avec qui je vivais aussi. Une éducation post-68, assez libertaire, tout était permis, tout était possible. À la maison, on écoutait tout le temps Colette Magny, Léo Ferré… Mais chez ma grand-mère où j’étais chaque week-end et pour les vacances, c’était l’inverse, fallait se laver les mains avant d’aller à table, être poli. Bref, j’étais déjà acteur : chez elle, je jouais le petit garçon modèle et chez ma mère, je changeais complètement de rôle. Je mesure aujourd’hui combien cela m’a construit : chez ma grand-mère, j’ai réussi à être quelqu’un de structuré et chez ma mère, j’ai appris à être artiste, finalement. Récemment, en discutant de tout cela avec une amie proche à qui je racontais ces terribles dernières années où j’ai perdu non seulement ma grand-mère, mais aussi Véronique, ma mère, l’automne dernier et Valérie il y a cinq ans (Valérie Lang, la fille de l’ex-ministre qui partagea durant dix-huit ans la vie de Stanislas Nordey – ndlr), j’ai pu mesurer une nouvelle fois la chance qui fut la mienne. Je pense au livre de Marie NDiaye, Trois femmes puissantes : ma grand-mère, ma mère et Valérie ont été comme des relais pour moi…

Vous avez vécu avec votre mère une aventure filiale et professionnelle inouïe dans laquelle le théâtre joue évidemment le rôle central…

Quand elle a quitté mon père, ma mère a eu comme un violent rejet de tout le milieu des acteurs, du théâtre, du cinéma. Elle a rompu complètement avec tout ça et, pour elle, s’en est suivie une vie pas facile, jalonnée de petits boulots un peu partout : un vrai et sévère déclassement social. De mon côté, il y a là un moment-clé concernant le théâtre. Je devais avoir quinze ou seize ans, je pars en voyage scolaire en Angleterre. Et moi qui ne faisait alors pas de théâtre au lycée, qui ne me sentais pas spécialement proche de tout ça, je vis là-bas de beaux moments dans de petits ateliers de théâtre où je participais et je suis soudain subjugué par l’ambiance extraordinaire d’un vieux théâtre universitaire à Oxford, son odeur, ses décors. Je réalise que le théâtre est un lieu qui conserve la mémoire de ceux qui y ont joué. Enfant, j’allais assez souvent sur les tournages des films de mon père et quelque chose me gênait déjà dans le côté un rien factice du cinéma : dans les studios, une fois le tournage terminé, on démolit les décors et on fait table rase. Quand on tourne en extérieur, place nette est faite aussi à l’issue du tournage. Au théâtre, c’est bien différent : les odeurs des boiseries, des planches, celles des vieux rideaux nous font nous souvenir de celles et ceux qui ont fait vivre ce lieu. Ça m’a subjugué. En revenant à Paris, j’ai dit à ma mère : « C’est ça que je veux faire ! ». D’abord elle est stupéfaite, puis elle me dit « Non, c’est un métier de merde… » car elle est toujours dans sa période de rejet de ce monde-là. Puis elle voit que je m’accroche, et quand je lui demande où aller pour apprendre le théâtre, elle m’envoie chez Tania Balachova (une comédienne d’origine russe, une des plus grandes enseignantes françaises –ndlr) mais je sens assez vite que quelque chose me manque. Et je lui demande brusquement qu’elle me fasse elle-même travailler. Et elle se lance en créant son petit atelier de pédagogue. S’est alors ouverte pour elle une période au mois aussi intéressante que ce qu’elle avait vécu auparavant, l’enseignement du théâtre a été pour ma mère un deuxième souffle extraordinaire. Plus tard, alors que je commençais à travailler activement sur les planches, j’ai eu besoin d’une actrice plus âgée que toutes celles que je connaissais et pouvais solliciter. C’était pour Pilade, de Pasolini. Dans un premier temps, elle a formellement refusé. Mais au prix de je ne me rappelle plus quel chantage, je suis parvenu à la convaincre. Et elle n’a plus cessé alors de jouer… Pour moi, c’était formidable : je savais bien qu’avant son retrait, le théâtre était le feu, pour elle. Ma mère m’a tout donné en tant que pédagogue, c’est grâce à elle que je sais diriger des comédiens, c’est grâce à elle que je suis devenu le comédien que je suis et moi, ensuite, j’ai pu lui rendre quelque chose d’important dans ce domaine-là…

La dernière pièce dans laquelle elle a joué fut Affabulazione de Pasolini, là encore…

Oui, elle y jouait le rôle de la nécromancienne. Je l’avais habillée avec une très, très belle robe de soirée, malgré ses protestations car elle pensait que ce genre de robe ne lui allait pas du tout. Je me souviens d’un moment très particulier. C’était au théâtre de la Colline, pour la dernière de la pièce. Tout à la fin, face au public, elle fait un très grand geste du bras, se retourne et s’éloigne vers le lointain, comme pour un adieu. Elle n’était pas encore malade, pourtant, mais je me suis dit que c’était la dernière fois que je la voyais sur scène avec ce très beau geste d’une femme qui dit au revoir de la main et s’en va. Comme un pressentiment. C’est étrange la vie…

Aujourd’hui, vous êtes metteur en scène, comédien, directeur d’un théâtre national, directeur d’une école de théâtre… On sait que c’est la fabrication totale d’un univers qui vous intéresse, de la toute première idée jusqu’au moment magique où le rideau va se lever pour la première fois sur une pièce bien souvent inédite. Avec un plaisir permanent…

Dès mes tous premiers débuts, j’ai compris que le théâtre était un univers tellement vaste et que j’avais tellement faim de tout ça qu’à l’évidence je ne pourrais jamais me contenter de rester dans un seul rayon et que la seule envie que j’avais était de visiter le magasin de fond en comble. Et puis, j’ai toujours eu peur de me répéter, alors le fait d’avoir plusieurs casquettes ma permis de créer l’oxygène qu’il me fallait. Faire une mise en scène de théâtre, puis jouer, puis enseigner, faire une mise en scène d’opéra : on ne s’endort jamais car on se place soi-même dans un inconfort permanent. Il n’y a pas grand-chose qui me fait peur dans mon métier, mais la perspective de devenir un vieux con qui se répète m’épouvante… D’une certaine manière, quand j’ai pris la direction du TNS, j’étais dans une spirale très positive puisque toutes mes créations marchaient très bien. Je me suis dit qu’il me fallait cet aiguillon-là pour réactiver encore plus la machine. Tous ces métiers sont des métiers magnifiques et très vite, tu acquiers un vrai savoir-faire qui te permet, si tu as un peu de talent, de faire des choses très belles et très enthousiasmantes. C’est un vrai danger au fond… Pour le contrer ce danger-là, j’aime prendre des risques. Par exemple, je viens d’accepter de monter en juin 2021 Le soulier de satin de Claudel à l’Opéra-Bastille en relevant le défi de son directeur qui souhaite quelque chose qui « envahisse » son établissement et soit totalement inédit en matière de mise en scène. Je n’ai pas hésité une seule seconde pour dire banco… L’air de rien, depuis que je suis au TNS, je multiplie les commandes et donc, je prends les risques qui vont avec : Eric von Stroheim, Je suis Fassbinder l’an passé, Edouard Louis cette année et Marie NDiaye l’an prochain… Dans le théâtre, ce qui est beau c’est d’avoir peur ! Ça vaut pour tous les artistes… Depuis que j’ai démarré, j’ai cette chance incroyable de faire ce que je veux, avec qui je veux et là où je veux. Enfin, je parle chance, je n’oublie pas que c’est aussi un boulot démentiel, tout le temps.

Votre appétence pour les textes contemporains est bien connue. Vous attaquez votre quatrième saison à Strasbourg et depuis trois ans, le public est venu applaudir des œuvres de Hanke, Fassbinder, Falk Richter et autres Wajdi Mouawad, pour ne citer qu’eux. Quelle est votre perception de la réaction du public strasbourgeois à cette arrivée massive de textes contemporains sur les affiches du TNS ?

Très sincèrement, depuis trois ans, on n’a pas reçu une lettre d’un abonné mécontent nous disant : « Rendez-nous Molière ! ». Je m’y attendais pourtant… Je n’en suis pas plus surpris que ça. Je sais depuis longtemps que le contemporain peut rivaliser haut la main avec les grands classiques du répertoire. Quand tu vois Incendies de Wadji Mouawad ou Je suis Fassbinder, tu le réalises bien. Là aussi, c’est affaire de courage. Quand tu arrives au TNS avec 90% de contemporain dans ta programmation, tu te dis que ça va marcher mais au fond tu fais un peu le faraud en te disant que ça va marcher alors qu’au fond, tu n’en sais rien ! La première année, au-delà de l’effet de curiosité de mon arrivée, on a quand même fait la meilleure saison du TNS de tous les temps en terme de fréquentation. Pour les mois à venir, j’ai proposé à la Ville de Strasbourg et à l’Etat la possibilité de labelliser le TNS « Ecriture contemporaine », un peu comme le théâtre de la Colline à Paris avec la mission de travailler exclusivement sur le répertoire du début du XXème siècle jusqu’à aujourd’hui. Ce serait formidable pour Strasbourg, dans le paysage du théâtre français, d’être le deuxième théâtre national consacré aux écritures d’aujourd’hui… Le contexte est ici très privilégié en matière de culture, il faut donc enfoncer le clou… L’attention la curiosité, l’ouverture du public strasbourgeois font l’admiration des équipes de comédiens et de techniciens qui viennent régulièrement dans nos murs.

Pour poursuivre sur ce sujet, on est déjà nombreux à attendre dans la saison qui vient, l’adaptation du roman Qui a tué mon père, de cet incroyable écrivain qu’est Edouard Louis. Comment s’est faite la rencontre avec ce jeune homme plein de talent, d’audace et de détermination, aussi ?

Depuis toujours, je lis énormément. Son premier ouvrage Pour en finir avec Eddy Bellegueule m’avait interpellé mais j’avoue que son deuxième livre, Histoire de la violence m’a sidéré. On m’avait proposé de lire ce texte à la Maison de la Poésie à Paris mais la date ne collait pas pour moi. J’ai proposé en revanche que cette lecture ait lieu au TNS. Il était là, on a dîné ensemble ensuite, avec Falk Richter qui était d’ailleurs là lui aussi par pur hasard, juste pour s’apercevoir que quelque chose passait bien entre nous en matière de feeling, d’énergie et de sympathie. A la fin du repas, je lui ai dit que s’il avait un jour envie d’écrire pour le TNS, il ne fallait pas qu’il se gêne… Et au mois de décembre dernier, il m’a envoyé Qui a tué mon père. On va en effet présenter cette œuvre au public au cours de cette saison. Je pense que le théâtre se doit de dire des choses dans le contexte précis dans lequel nous sommes, dans l’Europe actuelle, dans la France d’aujourd’hui. Il y a des moments plus importants que d’autres, ceux que nous visons en font partie…

Pour terminer, Stanislas, on est à un an de votre possible reconduction à la tête du TNS pour un second mandat. Lors de la conférence de presse de présentation de saison, en juin dernier, vous n’avez pas caché votre enthousiasme dans cette perspective. Un enthousiasme sans réserve ?

Bonne question. Je me suis posé plusieurs questions avant de postuler pour un second mandat. Je me suis dit que finalement, en quatre ans, j’aurais accompli la mission qu’on m’avait confiée de remettre sur les rails un théâtre qui était un peu en souffrance et de le repositionner dans le flux de ce qui se passe dans ce domaine en France. La quasi-totalité, plus des trois-quarts disons, des objectifs que je m’étais fixés sont atteints. Après, j’ai réfléchi au contexte un peu compliqué dans lequel nous sommes : cette année, pour la première fois, une baisse significative des subventions de l’Etat a été constatée. Elle impacte directement nos créations alors que cette politique de création est une des infinies richesses du TNS. Sur ce point précis, d’ici ma postulation officielle, si je venais à apprendre qu’une nouvelle baisse des subventions était programmée, cela serait de nature à me faire reconsidérer ma position. Car à partir d’un certain stade, on ne peut plus rien faire. Voilà pour les deux seuls bémols. Parce que, pour le reste, c’est formidable de travailler ici : l’équipe de théâtre est vraiment superbe, tous les artistes français souhaitent venir travailler avec nous et il reste plein de choses à faire sur l’élargissement des publics car c’est un vrai travail de longue haleine. Enfin, et ce n’est pas accessoire, je me sens bien en tant que simple être humain à Strasbourg. J’adore cette ville : avant mon arrivée ici, j’avais plein de clichés dans la tête, pourtant. Et bien aujourd’hui, j’en suis au point que même si je n’étais pas renouvelé à Strasbourg, j’y resterais pour y vivre tant cette ville me plaît…

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