Artiste – Auxiliaire de Vie

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« April is the cruellest month »
T.S. Eliot

Les chants d’oiseaux se bousculent dans l’air chargé de lumière. Et cette folle respiration de la verdure après l’orage d’hier soir, le bourdonnement des abeilles dans les buissons et les arbres en fleur… que de promesses d’aube que nos vies ont du mal à tenir la journée.
Une fois dans l’escalier de l’immeuble, Il essaie de ne pas faire de bruit en montant l’escalier en bois. Le samedi les gens dorment encore à cette heure-ci. Il y a deux mois, on lui a donné la clé pour qu’il puisse entrer seul pour lui faire sa toilette et l’aider à prendre le petit-déjeuner. Elle ne pouvait plus se lever facilement, mais s’accrochait à la décision de rester chez elle, jusqu’à la fin.
Comme ce papy aussi, pour qui Félix faisait la cuisine trois fois par semaine. Il le trouvait toujours dans la même position : assis sur sa chaise, le regard fixé sur un point de sortie vers l’inexistence. Il l’avait photographié, une façon de s’assurer de la réalité de son propre regard face à une situation sans témoin et sans issue. Ce boulot d’auxiliaire de vie n’était pas qu’alimentaire. C’était le contact avec l’inverse de lui-même (jeune, fort, artiste, promis au futur) qui lui donnait le sentiment de franchir une frontière, d’accéder à une sorte de Pôle Nord au cœur de la ville. Exploration, engagement…il avait besoin de se donner du sens, comme quand il faisait ses films et ses photos avec les sans domiciles fixes qui squattaient les friches où il graffait…

L’intérêt de leur travail ? La provoque ! Rentrer dans dans la peau de personnages qui interrogent le spectateur sur leur identité : femmes ou hommes ?

Ses affaires posées dans le couloir, Félix s’avance vers la chambre à coucher, il n’entend pas la voix de Rose qui, d’habitude, l’accueille avec un léger râle en guise de « Bonjour, mon garçon ! ». Le silence est pesant dans l’air enfermé comme un toit qui menace de s’effondrer à tout instant. Il sent l’odeur de l’absence planer au-dessus des draps rose pale, avant de la percevoir au milieu du grand lit nuptial. Elle ne porte sur elle qu’une couche. Ses mains ridées paraissent si petites couvrant le visage maigre. Un vieux bébé, décharné, en position fœtale. La peau sur les os est presque transparente. Il n’en reste plus que la coquille, évacuée. Il respire à peine, comme vidé de toute pensée, suspendu à son regard, médusé.

 Comment est-ce possible que nos vieux soient si isolés, comme sur une autre planète, triste et abandonnée ? Finirais-je aussi seul moi aussi ?

Ses dernières semaines Rose refusait de manger. Félix attendait patiemment que la cuillère s’approche de ses lèvres. Parfois elle accélérait un peu le mouvement comme si un vieux réflexe de vie s’en saisissait. « Manger seule…je n’ai plus de force ! Il n’y a plus que toi qui me voit manger…qui me voit, à part les aides-soignants, les infirmières et le docteur de temps à autre. Mais non, je ne veux pas que tu me nourrisses à la bouche. Ça me fait de la gymnastique, bouger mon bras… » Il pensait soudainement à sa grand-mère : « Pouvait-elle se sentir aussi seule et désespérée parfois ?Comment est-ce possible que nos vieux soient si isolés, comme sur une autre planète, triste et abandonnée ? Finirais-je aussi seul moi aussi ? »

Il n’y a plus rien à faire, ni la toilette, ni le petit déjeuner… Il se sent paralysé. Puis enfin une pensée… La photographier ? Il s’accroche très fort à cette idée pendant un instant, comme pour sortir de la stupeur et fait quelques pas jusqu’au couloir pour chercher son appareil photo. Quel mot étrange ! Il pense appareil, appareillée…
Mais à la moitié du chemin, il se réveille et s’arrête. Non, ça il n’a pas envie de le faire. Le mot « sacré » ne fait pas vraiment partie de son vocabulaire, mais là, il se voit seul pour la première fois, face à la mort. Comme si le bruit de l’appareil, son objectivité machinale, allait trahir cette intimité qui s’est soudainement imposée à lui, comme si l’absence de Rose demandait haut et fort à se faire respecter…Ce n’est pas comme s’il craignait un jugement moral des autres. L’art contemporain est au contraire tellement fasciné par la mort. On expose même des macchabées. Cette année il avait vu aussi le corps en cire d’une très vieille dame, toute nue, au Musée d’Art contemporain, la peau tamponnée de partout avec des logos de marques : Mc Donald’s, Nescafé, Ford, Bayer…
Comment faire la part des choses entre la critique engagée et le conformisme morbide de cet art officiel de la mondialisation ? À l’état brut, sans âme, la vieillesse paraissait plus violente que la mort. Comme une mort simulant le vivant… Comme tous ces gens qui écrivent dans les journaux que la fin du monde est imminente et qu’il n’y a rien à faire, juste gérer la fin… un article dans Libération, pas sur un site de complotistes avérés.

Non, ce n’est pas la mort, c’est bien la vie qui demande à se faire respecter, d’urgence, dans toute sa réalité, surréalité et puissance …
Félix se précipite sur les fenêtres, les ouvrant les unes après les autres pour faire entrer la lumière, l’air, le bruit de la rue… Il est saisi par un sentiment inconnu : un mélange concentré de peine et de bonheur qui se traduit dans un éveil des sens, une luminosité douloureuse à l’intérieur de soi. Comme si le regard de Rose le pénétrait de partout. Il l’avait photographiée il y a quelques semaines. Elle regardait la neige tomber par la fenêtre. Sa soupe avait refroidi. Dans ses yeux le soleil du janvier. Son visage ridé paraissait presque minéral. Il en avait fait une gravure à la pointe sèche qu’il pensait lui offrir. Une œuvre où la beauté s’aiguisait sous les griffes de la vieillesse. Il la porte aujourd’hui, dans sa sacoche, mais ne l’avait montré encore à personne. Et là, face à l’impassibilité de la mort, il ressent soudain l’impératif de bouger, saisi par une poussée d’énergie. Il les appellera une ou deux heures plus tard, les services sociaux.

Là il faut y aller… comme dans le temps, en course contre la montre pour réaliser un graffiti en catimini. Prendre la voiture et foncer vers le port du Rhin. Il a dans le coffre de sa voiture un mini atelier, en tout cas un pot de peinture de sous-couche, quelques bombes blanches et noires. Ça doit suffire.
Une demi-heure plus tard Félix est déjà sur place, sous les grands ponts, près des rails abandonnés du train. Face au mur, à la matière brute, vivant ! Il n’a pas le temps de faire une préparation et un quadrillage parfaits, tellement le désir est pressant de libérer le regard de Rose, le voir s’épanouir au milieu de la végétation, à l’état sauvage, près des rails, son visage comme une gare solitaire au bord d’une voie ferrée disparue des cartes.

Elle sortira enfin de ces longs mois de réclusion et d’hiver. Il plantera là son regard assoiffé de pluie, de vents et de saisons. Il est assailli par un étrange éblouissement qu’il n’avait ressenti depuis longtemps. Parcouru de frissons, il se rappelle la première fois, dans la maison abandonnée au coeur de la forêt… là où il avait décidé de peindre son premier graffiti. Il avait tout juste 14 ans. Avec ses parents, Félix habitait dans un ancien manège à chevaux, transformé en résidence d’artistes. Un monde à part, aux environs de Paris. Sa famille y partageait le quotidien de plein de gens de la Comédie-Française, de chanteurs comme Jacques Higelin et …Comme c’est bon ce goût de verdure et de liberté où il jouait avec ses potes en pleine forêt. Au milieu des herbes folles, il se réveillait pour une chasse aux miracles, arrachés de force au quotidien des adultes…
Tiens, sur le mur la peau de visage de Rose commence à ressembler à une peau d’animal, parcourue par des fils électriques, les énergies vitales se répandent sur le mur, pénètrent la terre, montent et descendent…
Les heures ont filé sans qu’il s’en aperçoive. Puis les jours, les mois…

***
Cet automne, tout va bien pour Félix. Il vient de terminer une commande pour la Ville, rue de la Fonderie, sur deux murs qui bordent un petit terrain de basket, abrité de la pluie, où des jeunes se rassemblent pour jouer tous les jours. C’était dans le cadre de l’anniversaire du MAMCS qui fête ses vingt ans, mais les gros sous sont allés à deux artistes américains, installés à Brooklyn à qui on a commandé une fresque de 1000m2, , des dessins sur la verrière de la gare et sur les trams : que du pop art aux influences des comic strips américains !

 

Puis on a distribué quelques restes de l’argent public aux artistes de la région, dont Félix pour décorer des murs en ville, ici et là. Le journal de la région, les DNA, a parlé de la « fresque du graffeur Félix Wysocki-Apaiz, sur les murs du terrain de street ball de la rue de la Fonderie. Fonderie qui fait, d’ailleurs, le thème de ce magnifique décor réalisé dans le cadre des vingt ans du Musée d’art moderne de Strasbourg. »
Un décor ? Félix avait hésité quant au thème. Il avait carte blanche, mais… Il a joué la carte du patrimoine. C’était pourtant une des rares fois où il n’avait pas pu utiliser une photo personnelle car il ne s’était jamais rendu lui-même dans une fonderie. Du coup, la force du dessin n’est pas la même. Il aurait aimé sentir la chaleur, percevoir les lumières, les bruits et le rythme des gestes d’une vraie Fonderie avant de la peindre… Tant pis. De toute façon de nos jours il ne faut pas trop pousser sur les exigences.
Tiens, aujourd’hui il a partagé sur sa page Facebook un article du Monde titré : “Débrouille et petits jobs : les artistes débutants entre coups de bol et ras-le-bol. Précarité, incertitude, tâtonnements…” On lisait plus loin : “C’est un milieu particulier que celui de l’art, un milieu où on est choisi plus qu’on ne choisit » Choisi, mais par quel critère ? L’article suggère la réponse en racontant l’histoire exceptionnelle d’Elsa et Johanna, deux photographes de 27 ans, qui, à peine deux ans après la sortie de l’Ecole nationale des arts décoratifs (Ensad) et de l’Ecole nationale supérieure des beaux-arts de Paris (ENSBA), ont le privilège d’exposer leur travail à la Galerie La Forest Divonne.
L’intérêt de leur travail ? La provoque ! Rentrer “dans dans la peau de personnages qui interrogent le spectateur sur leur identité : femmes ou hommes ? Déguisés ou travestis ?”… Certes, sa fresque rue de la Fonderie n’était rien de cela. Était-ce un manque de courage, de radicalité ? Était-ce de la vraie radicalité que de travailler sur des sujets à la mode comme la transsexualité ou d’autres genres de transgressions ? Félix n’avait pas non plus peint la mort, à la manière des deux pop artistes américains qui ont dessiné une sorte de Death army à gauche de l’entrée du MAMCS. Avec une petite fille accrochée au pantalon d’un de ces orques, macabres et menaçants, engagés dans une marche contre l’humanité, une humanité médusée, fascinée par leur gigantisme…
Qu’en pensera une petite fille qui viendra visiter le musée avec sa classe pour la première fois? C’est la fête du musée !? La fête de la mort qui écrase des petites filles, de la désensibilisation par l’horreur décorative, la fête de l’ambiguïté qui fait croire que tout est pour du faux ? “Les sabliers coulent dans le spectacle de la Mort”, écrivent ces artistes qui dénoncent le spectacle par le spectacle.

La mort… Félix vient de se rappeler le visage de Rose, toujours là, près des rails au Port du Rhin… Mais elle n’y est plus toute seule. Depuis deux ans, il a dessiné autour d’elle d’autres visages, d’autres corps, toujours en noir et blanc, des personnages de divers projets se sont réunis ici…
Pourtant, ce n’est plus pareil. Ils étaient nés d’une commande dans le cadre d’un projet financé par la ville de Schiltigheim et des promoteurs immobiliers…Il s’y était baladé il n’y a pas longtemps et avait ressenti une sorte de lassitude et de tristesse. Il n’arrivait plus à s’imaginer seul face au mur, face à la matière, source qui jaillit d’un pur désir créateur… « L’unique devient multiple », c’était encore une citation du “poème” associé au projet des artistes de Brooklyn. Oui, Walter Benjamin en avait déjà parlé en son temps…
Que faire alors ? Aujourd’hui, chaque fois qu’il se retrouve devant un mur, quelque part dans une zone abandonnée, à l’intérieur de lui une petite voix lui dit que son dessin sera peut-être remarqué par les institutions et on lui en commandera plus et plus grand… Ce serait fini avec la spontanéité et la gratuité du geste qui nourrissent l’inspiration ? Comment retrouver sa liberté dans un monde où elle aussi devient titre d’un projet subventionné ? C’est pour cela qu’il a osé dire non à la proposition de la mairie de Schiltigheim de conserver une de ses fresques dans le cadre de la reconversion urbaine de la friche Istra…

Dire non, sans monnayer ce geste, c’est parfois salutaire pour préserver quelques arbres de sa forêt vierge intérieure. C’est pour cela aussi qu’il continuera à faire des petits boulots même s’il a déjà gagné le prix de la SAAMS, exposé à START, ressenti le goût d’avoir été choisi… Il aime cette idée d’être artiste – auxiliaire de vie.