Coachemar I Le parti-pris de Thierry Jobard

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Ne nous le cachons pas, le capitalisme a mauvaise presse. On l’accuse de tous les maux : exploitation des hommes et des milieux, destruction de l’environnement, avilissement de tous les rapports humains par l’argent. Et pourquoi pas le réchauffement climatique ? Fort heureusement, une solution a été trouvée. Elle est belle, elle est noble, elle consiste à réconcilier capitalisme et humanisme.

Ce n’était pourtant pas si compliqué. D’ailleurs on approchait déjà de la résolution du problème lorsque l’on s’est avisé que les employés étaient des ressources humaines. Car là est le salut : placer l’humain au centre. Et il se trouve que c’est exactement le sens d’un métier en plein essor : le coaching. Et il ne s’agit pas là d’un effet de mode. Disons-le tout net : le coaching c’est l’avenir. Vous trouverez un coach pour tout : un coach scolaire, un coach parental, un coach de couple, un coach de carrière, un coach post-burnout, un coach de vie (également dénommé accompagnateur de vie ou facilitateur ou tout autre terme si plaisamment connoté). Ne manque plus en somme qu’un coach de mort et la boucle sera bouclée. Nous retrouverions les enseignements de l’antique ars moriendi, et nous ouvririons les veines dans des bains parfumés en écoutant Tristan und Isolde 1. À chaque étape de la vie, nous serions ainsi coachés.
Et, voyez comme la vie est bien faite, la population de coach ne cesse de s’agrandir, prête à répondre à nos besoins. Aux besoins de ceux qui ne sont pas dans le besoin, s’entend. Que de coachs, que de coachs… On soulève une pierre il en sort trois, c’en est une véritable invasion.
Mais qu’est-ce que le coaching ? La réponse n’est pas si aisée. D’ailleurs certains coachs eux-mêmes seraient bien en peine d’en donner une définition valide. Mais je me suis renseigné. Selon la Société Française de Coaching, fondée en 1996, « le coaching professionnel est l’accompagnement de personnes ou d’équipes pour le développement de leurs potentiels et de leurs savoirfaire dans le cadre d’objectifs professionnels » . Sir John Whitmore, grand ponte du coaching écrit lui : « Le but du coaching est de libérer le potentiel des gens pour maximiser leur niveau de performance » .

Ceux qui ont l’odorat affiné auront reconnu l’odeur des principes de développement personnel, à savoir la croyance en une ressource entravée en chacun de nous qu’il s’agit de libérer afin de pouvoir l’exploiter et ainsi se réaliser soi-même, amen. C’est toute une conception de l’humain sur laquelle repose le coaching.

LA DS, LE GIGOT DU DIMANCHE ET LES INTÉRIEURS LOUIS XIII, C’EST FINI !

Comme beaucoup de choses bonnes pour la santé, le coaching nous vient des États- Unis. Le monde de l’entreprise adore les termes anglo-américains, ça fait cool et flou à la fois. Les choses commencent en France avec Mai 68, et une génération de jeunes gens qui rejettent le capitalisme à la papa. La DS, le gigot du dimanche et les intérieurs Louis XIII, c’est fini ! Il faut mettre l’imagination au pouvoir. Peu après, Lacan, interrompu par quelques agités lors d’un séminaire à Vincennes aura ce mot : « Ce à quoi vous aspirez comme révolutionnaires, c’est à un maître. Vous l’aurez ». Il leur parlait déjà depuis leur avenir.
Je ne reviendrai pas sur la couillonnade que représenta cette ruse de la raison consistant à intégrer la critique du système pour le rendre d’autant plus performant.  Cela tient du chef d’oeuvre. Fini l’exploitation, vive l’expression (de soi) ; fini la lutte des classes, vive la lutte pour les places. Et le chacun pour sa gueule. Voilà comment on enrôle et désamorce une contreculture prônant la libération des individus. Plusieurs facteurs ont concouru à cela. Tout d’abord une psychologisation des rapports sociaux et professionnels. La psychanalyse y a contribué et les termes de complexe, fantasme ou refoulement sont entrés dans le vocabulaire courant. À cela s’ajoute l’idée, aujourd’hui à ce point ancrée qu’elle en devient inaperçue, que notre histoire personnelle, en particulier notre enfance, nous façonne et que notre vie psychique est en grande partie indue. On peut ajouter à cela la désaffiliation dès longtemps entamée vis-à-vis de l’Église, de la famille traditionnelle, des partis, des syndicats… et qui accrédite l’idée selon laquelle l’individu est seul maître de son destin.
Cette idée s’est amplement épanouie dans le monde professionnel dans lequel les parcours sont de plus en plus personnalisés (avec par exemple les entretiens individuels d’évaluation) et les réussites, comme les échecs, imputables au seul salarié. Ce sont donc ces mêmes salariés qu’on adressera aux coachs afin de rester utiles aux yeux des employeurs. À la fois par leurs compétences et par leur savoir-être, susdite notion aux contours plus qu’incertains, mais qui empiète largement sur la subjectivité du salarié.

INTRODUIRE LES PRÉCEPTES DU DÉVELOPPEMENT PERSONNEL DANS L’ENTREPRISE

Aux États-Unis, dans les années 1980, les cabinets de conseil ont intégré les enseignements des thérapies humanistes des années 1940-60, du « mouvement du potentiel humain » (avec la fameuse pyramide de Maslow), de la PNL (Programmation Neuro-Linguistique) ou de la Gestalt-thérapie. Ce sont ces méthodes qui vont être importées en France dans les années 1970 par les psychothérapeutes du Centre de développement du potentiel humain (CDPH) 5.
Et c’est là que l’on trouve les premiers coachs français qui s’appuieront, et s’appuient encore, sur ces théories. Ils sont fils de dirigeants, de cadres, d’ingénieurs, mais arrivent sur le marché du travail au mauvais moment, soit quand la crise pétrolière sonne le glas du plein emploi. Nombre d’entre eux, soit en n’achevant pas leurs études de psychologie soit dans la crainte d’un déclassement social par rapport à leurs pères, se détournent de la psychothérapie pour s’orienter vers le conseil en management. Et introduisent ainsi dans l’entreprise les préceptes du développement personnel : « Bénéficiant de la revalorisation symbolique de l’entreprise dans la société des années 1980, ces acteurs prennent alors leur revanche sur leur sentiment de déclassement, grâce à une position qui leur permet de tenir ensemble expression d’une critique artiste et réussite économique » 6.
Pour autant, la justification même de leur présence dans l’entreprise ne coule pas de source. Car qu’est-ce qu’un coach sinon quelqu’un qui veut vous apprendre comment travailler tout en ne connaissant pas votre métier ? C’est la question que se sont posée les chefs d’entreprises et les managers en voyant arriver d’un oeil circonspect les premiers coachs. Ni experts, ni consultants, ni quoi que ce soit de connu alors, le coaching risque également de faire passer celui qui y a recourt pour un professionnel défaillant. D’autres craintes se font jour comme la peur d’être manipulés pour les salariés, ou bien de mélanger les sphères professionnelle et privée, ou bien encore celle d’une trop grande proximité entre coach et coaché pour l’entreprise. On a fait du progrès depuis…
Les premiers coachs joueront alors une partition inédite, mais appelée à un brillant avenir, celle du mystère, de l’aura, du charisme. Le coach est un homme, ou une femme, qui a en moyenne 51 ans et cultive l’image d’un être de grande expérience, voire de sagesse (tant qu’à faire, ce qui d’ailleurs permet d’exclure les plus jeunes de la concurrence). Et qui prononce, le regard portant au loin : « On ne devient pas coach, on est fait pour cela… » 7. Hé ouais, ça rigole pas. Parce que le coaching, c’est un art. Ça voudrait bien être une science, mais vraiment ça, ça ne prend pas. Ce n’est pourtant pas faute de se servir de moult outils : la grille RPBDC, le modèle GROW, la grille OSBD, les deux cercles, les cinq carrés. Ne manquent plus que les trois petits cochons.

EXPLOITE-TOI TOI-MÊME, PETITE ENTREPRISE QUE TU ES

Mais tout cela au service d’une noble cause. Remettre l’humain au centre… Le coach permet à la fois au salarié de seréaliser en le révélant à lui-même, de renforcer son employabilité et à l’entreprise de compter dans ses rangs des employés épanouis. C’est une relation gagnant-gagnant- gagnant. On n’avait pas vu ça depuis la multiplication des pains du petit Jésus.
Bien entendu, la terre est peuplée de malfaisants et autres affabulateurs jaloux qui vont récriminant. Les ingrats… Jamais on n’aura autant poussé l’amour du travail. Avant on était des gagne-petit, on se contentait d’être bon. Maintenant il faut viser l’excellence ! Laquelle ? On ne sait pas, mais c’est pas grave. Avant il fallait être un manager maintenant il faut devenir un leader ! Avant on avait des idées, maintenant on a une vision ! Comme Bernadette Soubirous dans la grotte. La plupart du temps cependant, c’est moins le salarié que la boîte qui décide de la démarche et qui reste, in fine, le client, donc le payeur. Mais c’est bien le salarié qui doit s’autodiscipliner, se surveiller, se conformer à l’image de lui qu’on lui impose. Bref d’entretenir une « hygiène psychique » permanente au service de son entreprise. D’ailleurs a-t-il le choix ? Peut-on refuser de se faire coacher ? Au moins montre-t-on qu’on joue encore le jeu. On sauve la face parce qu’on ne reste pas inactif en période de crise. Et l’organisation gère ainsi la frustration de ceux qui n’auront pas les carrières les plus brillantes. Car tout doit être exploité, pardon, tout doit être une opportunité. La fatigue, le doute, l’angoisse, oui, à condition de rebondir, d’être agile et résilient. Exploite-toi toi-même, petite entreprise que tu es. Sinon tu n’es qu’une pauvre merde. Inadaptée et inadaptable. Je ne crois pas que les psychologues du travail me démentiront sur ce point.

Et le plus drôle dans tout cela, c’est qu’on se croit libre en consentant gaiement à ce qu’on attend de nous. Des caves quoi. C’est étrange, ça me fait penser à un jeune gars qui s’appelait Étienne. Étienne de la Boétie. Vous connaissez ?

Références :

1. « Attention, on entaille les veines dans le sens de la longueur, c’est plus efficace ! », nous rappellerait charitablement le
coach de mort. Mais, à une époque où triomphe la novlangue aseptisée, la formule peut sembler un poil abrupte.
Coach de délivrance, ça sonne mieux non ?

2. www.sfcoach.org/coaching-pro consulté le 02/02/2022. Je souligne l’adjectif professionnel, on a affaire ici à des gens sérieux et toujours plus ou moins en quête de reconnaissance.

3. Le guide du coaching au service de la performance, Sir John Whitmore, Maxima, 5e édition

4. Voir là-dessus, incontournable, Le nouvel esprit du capitalisme, de Boltanski et Chiapello

5. Je m’appuie ici sur l’excellent livre  de Scarlett Salman : Aux bons soins du capitalisme, le coaching en entreprise, qui vient de paraître aux Presses de Sciences Po

6. ibid. P. 54

7. Pierre Blanc-Sahnou

8. n, L’art de coacher, Interéditions p.6