Parlement européen : Je suis venu te dire que je m’en vais…

Partager

-article publié dans Or Norme N°39 en décembre 2020 –

 

Notre interlocuteur, qui a souhaité conservé l’anonymat, est un connaisseur de premier plan puisqu’il commencé sa carrière européenne au service de l’Etat au tout début des années 2000. Il a depuis servi quatre présidents de la République, six ministres des Affaires européennes dans le cadre du ministère des Affaires étrangères dont trois premiers ministres dans le cadre du Secrétariat Général des Affaires européennes, la structure interministérielle qui coordonne les stratégies françaises au Quai d’Orsay.  « Mes fonctions ont toujours tourné autour de l’influence française dans les Institutions européennes et les relations françaises avec ces instances » nous raconte-t-il. « Evidemment, la question du siège du Parlement à Strasbourg fait partie de ce périmètre et il y a beaucoup à dire sur ce dossier… ».

 Il a beaucoup dit, comme vous allez le lire ici…

Quand on lui demande de briser la doxa sur la question du siège du Parlement européen à Strasbourg, il accepte de nous livrer le dessous des cartes et précise qu’ « il faut rappeler qu’on s’est enfoncé depuis toujours dans une posture défensive inextricable sur cette question du siège. Cette posture repose sur des présupposés qui sont entièrement faux. On s’est toujours contenté de riposter aux attaques régulières dont le siège de Strasbourg était l’objet mais jamais on a mis en place une riposte plus offensive et plus vive pour faire vivre le siège et son écosystème d’une façon plus dynamique. Cette riposte a vite trouvé ses limites, y compris devant la Cour de Justice de l’Union européenne. Je faisais partie de l’équipe qui a plaidé il y a trois ans à Luxembourg dans l’affaire du calendrier des sessions ; le réquisitoire de l’Avocat général a certes littéralement étrillé le Parlement européen mais on en a déduit aussitôt qu’on était intouchable, alors qu’en fait, on venait juste de gagner qu’un peu de temps… Cette approche très défensive repose depuis toujours aussi sur des présupposés faux car la classe politique française et la haute fonction publique d’Etat à Paris, de même que les élus locaux et régionaux à Strasbourg, sont dans un déni incroyable : personne n’accepte de voir la réalité en face, tout le monde s’abrite derrière une approche complètement folle qui consiste en fait à tuer le débat en ne mentionnant que le traité. « On est protégé par le traité, il n’y a donc pas de sujet ». Mais il faut expliquer aux gens que ça, penser qu’il ne faut surtout pas l’ouvrir, c’est de la pure folie. Et je dois reconnaître qu’à chaque fois que j’ai essayé de changer ce paradigme, je me suis cassé les dents. Les portes sont restées fermées. Et pourtant, on voit bien que ça ne tient pas et comme la situation s’est très significativement détériorée depuis des années, ça n’ira pas loin. Attention : ce n’est pas la Covid qui va tuer le siège de Strasbourg, ce n’est pas vrai ; Le siège est incroyablement fragilisé depuis très longtemps, la Covid ne sera juste que le petit truc en plus qui va tout faire basculer.

Ce qu’il faut que les gens comprennent vraiment, c’est que le traité ne nous prémunit en rien. Un traité, ça se change, ça évolue tout le temps. En France, dès qu’on a un problème, on fait évoluer la Constitution, donc faire évoluer le droit primaire n’est pas un problème. En fait, seriner l’idée qu’il faut l’unanimité des états membres pour changer le traité et que la France dira non et que donc il n’y a pas de problème, c’est raisonner d’une façon extrêmement pauvre. Ça ne pourra pas suffire… »

 © Nicolas Roses

« Ça s’appelle un enchainement fatal… »

Au bout de cette longue introduction, quand on demande à cet expert des questions européennes ce qui aurait pu être mis en œuvre pour  éviter de se retrouver acculé dans une telle impasse, la réponse fuse, et elle est cinglante : « Ce que j’ai dit à certains de mes interlocuteurs, et même à des ministres, c’est : posez-vous donc la question de ce qu’aurait fait l’Allemagne si le Parlement européen avait été installé à Düsseldorf ou à Stuttgart… Je suis absolument certains que les Allemands auraient transformé toute la ville-siège en une véritable machine de guerre pour servir leurs intérêts, en créant des convergences entre le monde économique, le monde culturel, le monde associatif, celui de la presse et des médias et bien sûr le microcosme politique local, pour que ce siège tourne à plein régime. J’exagère à peine. Regardez ce qu’ils ont fait autour de la Banque Centrale Européenne à Francfort, alors que le potentiel de la BCE est cent fois moindre que celui du Parlement. Pour moi, je ne comprends pas, et depuis toujours, pourquoi on n’a pas pratiqué ainsi… Je me souviens qu’à une époque, on avait listé tous les lieux prestigieux de Strasbourg, et il y en a une quantité phénoménale tant la ville est d’une richesse stupéfiante… On s’est vite aperçu d’une forme d’apathie de la part des élus locaux : comment se fait-il qu’ils n’ont jamais su faire pression sur l’Opéra du Rhin pour qu’il aligne sa programmation sur les dates des sessions pleinières du Parlement ? On m’a expliqué dix fois la raison : cette programmation court sur deux autres sites, Colmar et Mulhouse… Multipliez ce genre d’arguments par le nombre de tous les lieux culturels, multipliez par toutes les opportunités d’offrir des occasions de sorties à tous les parlementaires et leurs assistants, parce qu’il ne faut pas se mentir, ce sont aussi l’avis des assistants sur la vie à Strasbourg qui tue le siège à petit feu, et bien l’écosystème strasbourgeois a perdu beaucoup d’opportunités de profiter de la présence du Parlement chaque semaine mensuelle de session. Peu à peu, il s’est dit qu’il ne se passait plus rien à Strasbourg, alors plus personne n’a eu envie de se déplacer ici. Ça s’appelle un enchainement fatal, une prophétie auto-réalisatrice. Depuis 2002, j’ai travaillé brièvement dans le privé, mais dans le même périmètre européen. A chaque fois que j’essayais de monter une opération de lobbying avec les parlementaires européens, je proposais toujours Strasbourg parce que j’étais, et je reste, attaché à la cause de la ville. Et bien, immanquablement, on me disait non, il ne se passe plus rien à Strasbourg et donc, on choisissait Bruxelles… Alors, dans ces conditions, pourquoi insister sur Strasbourg alors que vous savez très bien que la Ville va vous emmerder pour vous prêter le Palais de Rohan ou que, de toute façon, il n’y a rien à tenter à la résidence du représentant permanent de la France auprès du Conseil de l’Europe parce que ça serait se lancer dans des mois de négociation avec le Quai d’Orsay… A un moment, vous vous dites que finalement, tout est tellement plus facile à Bruxelles… Parce que c’est vrai qu’à Strasbourg, on y croise toujours moins de monde. Cette idée-là, finalement, s’est enracinée et le capital relationnel de Strasbourg s’en est trouvé considérablement affecté. Il est affreusement compliqué de remonter cette pente-là. » 

La cérémonie de signature  du dernier plan triennal. De gauche à droite : Roland Ries, alors maire de Strasbourg, Jean Rottner, Président de la Région Grand Est, Emmanuel Macron, Président de la République,  Jean Luc Marx, alors Préfet du Grand Est.  © Nicolas Roses

« Petite médiocrité après petite médiocrité … »

« Je suis pour ma part convaincu que les élus locaux ont une part de responsabilité considérable dans cet état de fait et qu’ils auraient mieux fait de créer des synergies plutôt que de marteler à leurs citoyens que l’Etat était le seul responsable. Leur obsession, c’était le fameux plan triennal. Mais de quoi parle-t-on ! J’ai participé à trois des quatre dernières négociations sur le triennal… Ça relève du pathétique, cette idée qu’on se met autour de la table, le cabinet du premier ministre, tous les ministères contributeurs et l’ensemble des collectivités locales concernées pour essayer d’imaginer tout ce qui pourrait être projeté à l’échelle locale afin de l’empiler dans le plan triennal. Le but est que la participation de l’Etat soit la plus conséquente possible afin d’éviter que les élus locaux se répandent dans la presse locale pour nous expliquer que la participation de l’Etat serait à la baisse de zéro et quelques pour cent par rapport au triennal précédent. Sincèrement, vous croyez que ça émeut qui, au Parlement européen, ça ? Une année, on a dépensé 850 000 € pour soutenir le Festival international des marionnettes du Bas-Rhin… Sincèrement, vous croyez que les parlementaires vont se dire : cher collègues, on va arrêter un peu plus tôt la réunion de notre commission parce qu’il faut absolument qu’on aille tous à l’ouverture du Festival international des marionnettes du Bas-Rhin ? C’est comme ça qu’on organise le déploiement du potentiel international d’une Collectivité ? Bon, tout le monde savait bien depuis longtemps que tout ça était pathétique mais ça n’a pas empêché qu’ils s’enferment dans ces vieux schémas de relation entre l’Etat et les Collectivités, les préfets jouant parfois double-jeu, ce qui est leur vie quotidienne, au fond… 

Le truc le plus intelligent jamais fait, ce sont les OSP, les obligations de service public pour l’aérien. Ce fut très compliqué, très onéreux et ça a mobilisé des ressources considérables de la part de la puissance publique. L’Aéroport de Strasbourg a d’ailleurs très bien joué le jeu mais c’est quand même très compliqué quand vous mobilisez le Quai d’Orsay, la Représentation permanente, la Préfecture de Région, le ministère des Transports, le administrations régulatrices de l’aérien, les services déconcentrés de l’Etat et j’en passe… pour dénicher cinq ou six petites entreprises de l’aérien capables de desservir Strasbourg les lundi et jeudi de séances pleinières du Parlement et qu’à la fin de ce marathon, les Collectivités locales vous disent qu’elles sont incapables de mettre 80 000 € pour renouveler la concession de l’accueil VIP de leur aéroport… Il faut savoir qu’à leur arrivée à Bruxelles, les parlementaires sont traités comme des rois…

Nicolas Sarkozy, président de la République de 2007 à 2012 © Nicolas Roses

Petite médiocrité après petite médiocrité -et il y en a eu !-, on n’a jamais été capable d’envisager cet objectif avec suffisamment de grandeur. Et le secrétariat général du Parlement en a toujours été très conscient : il a toujours perçu ce manque d’envie, ce manque de moyens attribués, ces maladresses dans les actions menées. Sincèrement, pour prendre un exemple qui pourrait paraître avoir été caricatural mais qui s’est cependant bel et bien avéré vrai : ça coûtait quoi de conserver le dîner aux asperges à Hoerdt, offert chaque printemps par la Ville de Strasbourg ? Franchement ? Ça faisait passer une agréable soirée aux parlementaires chaque année en mars, et ça permettait de valoriser le patrimoine gastronomique régional… On a supprimé tout ça. Je ne dis pas que ça aurait changé le sens de l’histoire mais c’est cet entassement de micro-symboles qui, mis bout à bout, ont donné légitimement à l’administration du Parlement européen le sentiment qu’on ne tenait pas tant que ça à ce que le siège reste à Strasbourg… Et du coup, il y a ce gigantesque décalage entre la France qui s’en vient pilonner le Parlement devant la Cour de Justice européenne à Luxembourg et cette même France qui, sur des micro-sujets de protocole, de prestige ou de diplomatie parlementaire a tout ramené vers le bas parce que l’Etat et les Collectivités locales sont au cœur d’un jeu totalement pourri…» 

On fait alors remarquer à notre expert des questions européennes que, même si elles sont amplement justifiées, évoquer les seules responsabilités des élus locaux pour expliquer la situation actuelle très précaire du maintien du siège du Parlement européen à Strasbourg nous parait largement insuffisant. Et quand on lui suggère qu’aucun président de la République, garant constitutionnellement du respect des traités, n’a jamais tapé le point sur la table, il ne se fait pas prier pour acquiescer : « J’adhère à 100% à ce que vous me faites remarquer là. Jamais, en effet, un président de la République ne l’a fait. Il aurait suffi d’un mot venu de la bouche d’un président français pour que la donne change dans l’instant. C’est évident. En 2008, Sarkozy, lors de la présidence française du Conseil de l’Union, 

a déployé une machine de guerre française qui, à l’époque, a impressionné toute l’Europe. Il est venu au moins cinq fois à Strasbourg en faisant un numéro de charme incroyable au Parlement, ce qui lui a fait bénéficier d’une couverture presse insensée et dans toute l’Europe, de plus. Je me souviens très bien des innombrables échanges avec son cabinet : le président avait une idée extrêmement claire et brillante des enjeux. Il pensait que dans le système européen tel qu’il était, la France accusait un retard conséquent en matière d’influence au Parlement, il souhaitait inverser cette tendance en profitant du créneau de la présidence française. J’entends encore ses mots : « J’y prendrai toute ma part ». Sincèrement, sur ce sujet, on avait enfin « un avion de chasse ». Et ça a fonctionné au-delà du raisonnable, on a capitalisé sur les bénéfices de ça pendant des années. Sauf que, mystérieusement, il n’a jamais inclus Strasbourg dans sa brillante stratégie ! Et pourtant, on lui a destiné note sur note à ce sujet. Moi-même, j’ai discuté d’arrache-pied avec ses collaborateurs les plus proches en leur disant qu’il suffirait de pousser à fond notre avantage pour qu’on règle définitivement la question du siège, que c’était le moment ou jamais après que toute l’énergie dégagée nous ait donné le vent en poupe… Ce fut un véritable refus d’obstacle, au sens équestre du terme et je n’ai jamais réellement compris pourquoi. Je pense qu’il a lui aussi été atteint par cette approche très conservatrice : le traité, tout le traité, rien que le traité… Il ne lui manquait que de dire quelques mots, il ne l’a jamais fait… Son successeur, François Hollande, s’est totalement désintéressé de cette question-là, il n’en avait rien à faire. Quant aux différents ministres qui se sont succédés, tous ont adopté le même raisonnement, « de toute façon, ce truc est perdu et avec un peu de chance, ce ne sera pas sous mon mandat. Je ne vais pas cramer une cartouche sur le maintien du siège à Strasbourg alors que nous sommes protégés par le traité et que je dois absolument convaincre mes homologues européens sur d’autres enjeux très importants… »

François Hollande, président de la République de 2012 à 2017 © Nicolas Roses

Et maintenant ?

Quand on le pousse à imaginer ce qui peut se passer à court terme, même si c’est une question d’années, sur la présence du Parlement européen à Strasbourg, notre interlocuteur n’est pas très optimiste : « Je pense que c’est foutu » dit-il clairement. « Les temps ont changé. L’argument du traité ne pèse plus rien devant l’argument budgétaire. On vient de se prendre 200 milliards d’euros de dette budgétaire supplémentaire, alors ça va vite devenir intenable de persister à expliquer aux gens qu’il faut continuer à gaspiller l’argent public dans l’existence d’un double siège. De même avec cette obsession environnementale et le gaspillage carbone induit par les transferts mensuels de toute la logistique matérielle et humaine à Strasbourg. Ce sont de lourdes tendances de fond qui expliquent qu’on s’achemine vers une issue fatale. Entre des parlementaires qui veulent de plus en plus majoritairement tout rapatrier à Bruxelles et une opinion publique qui n’est pas sensible au sujet, comment voulez-vous qu’il en soit autrement ? 

De plus, le seul pays qui nous soutenait était l’Allemagne. Mais le soutien allemand est en train de s’effilocher et de façon très nette. Ils envoient des ballons-sondes de plus en plus nombreux dans ce sens. Moi, j’ai le souvenir que quand un ministre allemand des affaires européennes, au Bundestag, avait un simple mot qui n’était pas totalement encourageant pour Strasbourg, dans les 48 heures qui suivaient, l’ambassadeur français en Allemagne obtenait un entretien à la Chancellerie et l’ambassadeur allemand en France était convoqué au Quai d’Orsay. Aujourd’hui, vous avez celle qui se pensait la successeur putative d’Angela Merkel qui a ouvert de façon incroyable toutes les vannes et ce, dans l’indifférence générale de la France qui n’a même pas répondu ! Vous savez comme moi le poids écrasant de l’Allemagne au Conseil : et bien si les Allemands continuent à envoyer des signes aussi forts sur le fait qu’ils ne nous soutiendront pas au moment où ça va barder sur le sujet du maintien du siège du Parlement à Strasbourg, tout le reste des pays européens va se déchainer. Les Pays-Bas détestent que le siège soit à Strasbourg car, là-bas, cette question est comme un marqueur de ce qu’ils estiment être la gabegie financière de l’Europe, la fameuse ligne 5 du budget de la Communauté qui fixe le niveau des dépenses de fonctionnement des Institutions. Et je ne parle même pas des nouveaux pays de l’Est, eux qui n’ont le siège d’aucune institution européenne sur leurs territoires. Non, c’est certain, ça finira mal… »

Emmanuel Macron président de la République depuis 2017 © Nicolas Roses

Pour conclure, nous avons bien sûr poussé cet interlocuteur de premier plan à se hasarder sur la prospective politique française à court terme, en évoquant un éventuel second mandat du président actuel durant lequel il pourrait peut-être enfin s’emparer à bras-le-corps de l’ensemble de cette problématique, y compris une sorte de plan B de compensation économique si le départ de Strasbourg du Parlement européen venait à être définitivement acté. Là aussi, ses réponses ont été limpides : « Pourquoi pas, car ça reste de toute façon une question de volonté politique. Vous n’êtes pas le premier à évoquer avec moi cette question de second mandat, d’autres l’ont fait, quelquefois des proches du président Hollande par exemple. J’ai le souvenir de ce qu’ils disaient : « C’est un très bon sujet pour un deuxième mandat, quand le président n’a plus rien à perdre puisqu’il ne peut plus être candidat. Et peut-être en effet faut-il se pencher sur ce que veulent réellement les Strasbourgeois, du moins le monde de la restauration, de l’hôtellerie et de l’événementiel. Veulent-ils absolument que le Parlement reste, en tant qu’institution la plus démocratique de l’Union ou, plus prosaïquement, veulent-ils que cette vache à lait subsiste dans leur ville ? Pardon pour ce langage direct mais il faut peut-être se rendre compte que son impact est quand même assez limité, car le Parlement est là en fait deux nuits par mois puisque tout le monde s’en va le mercredi, les sessions du jeudi étant notoirement désertées… Peut-être faut-il en fait s’asseoir sur la question du prestige puisqu’il n’est pas possible d’avoir mieux en la matière que le siège du Parlement dans une démocratie. C’est peut-être le prix politique à payer. Mais en revanche, si la question est de préserver l’égo français et le tissu économique local, alors là je pense qu’il y a plein de choses à réaliser. S’il faut lancer une négociation, il faut le faire au moment où on est fort. Alors peut-être faut-il s’adresser aux autres pays : « Ecoutez chers collègues, je ne suis pas totalement hostile à l’idée qu’on puisse renégocier à la marge les traités en modifiant le protocole sur les sièges des institutions. Mais avant ça, je veux qu’on mandate la Cour des comptes européennes et la Commission du contrôle budgétaire du Parlement européen pour qu’elle réalise un rapport sur les surcoûts liés à la présence de toutes les institutions et tous les organes dans tous les lieux européens où ils œuvrent aujourd’hui. Quel est le coût de la location mensuel d’un palais des Habsbourg à Vienne pour l’hébergement de l’Agence des Droits fondamentaux, dont personne n’a compris ce qu’elle faisait de ses journées ? Quel est le coût carbone du fonctionnement des 41 agences exécutives dont celles qui sont à Vilnius ou d’autres villes improbables ? Les exemples sont très nombreux et ça, il va bien falloir qu’on en parle également. Ça permettrait de se rendre compte que le Parlement européen de Strasbourg est loin d’être l’institution qui dépense l’argent de façon la plus scandaleuse et qu’en tous cas, ce n’est certainement pas à Strasbourg que les coûts carbone sont les plus délirants. Donc ça signifiera que tout le monde doit se calmer car la gabegie financière est partout, puisqu’on a voulu servir à peu près tout le monde, ce qui n’était pas historiquement une mauvaise idée d’ailleurs mais du coup, on a engagé d’un bout à l’autre de l’Union et pas seulement à Strasbourg, des coûts de fonctionnement énormes. Reste que le coût du fonctionnement du Parlement européen à Strasbourg, c’est quand même l’arbre qui cache la forêt ! Tous les chiffres existent, il serait simple de les faire agréger par un cabinet d’audit indépendant et en trois mois, la question serait réglée.  Du coup, tout serait remis d’équerre et on pourra alors négocier avec moins de pression sur les épaules… La première question est celle des bâtiments existants : pas question que le site de Strasbourg et ses 285 000 m2 deviennent une friche industrielle. Il faut donc lui accorder un nouvel usage et pas seulement trois jours par mois. Et sur ce sujet, il faudrait s’adresser aux parlementaires : c’est vous qui voulez partir, alors la France attend de votre part une offre acceptable pour que puisse s’ouvrir une négociation. Quant à la destination de ces bâtiments… Barroso (l’ex-président de la Commission européenne – ndlr) avait un temps évoqué comme un MIT européen (Massachusetts Institute of Technology, un institut de recherche américain doublé d’une université, spécialisés dans les domaines de la science et de la technologie. Le MIT est considéré comme la première université mondiale en la matière – ndlr). Pour le coup, si on vient à imaginer une communauté de chercheurs, d’étudiants, d’enseignants et les innombrables événements internationaux venant à s’agréger à tout ça, vous auriez un bâtiment et une institution européenne de premier plan qui vivraient tous les jours de l’année. Je ne dis pas que c’est une idée géniale, je dis juste qu’il y aurait des alternatives intéressantes à examiner…  

Ce serait en fait une nouvelle histoire à écrire » proclame sans ambage notre expert. « Strasbourg peut rester dans une vision très franco-française de son titre de capitale européenne parce qu’elle est le siège d’une institution politique majeure, mais cette ville peut aussi prendre le terme de capitale au sens bien plus large, c’est-à-dire un lieu symbolique qui concentre quelque chose de très fort. Je ne dis pas que c’est simple mais si on décide demain de concentrer les ressources de la puissance publique pour que Strasbourg devienne la capitale universitaire de l’Europe, on n’y perdra peut-être pas au change par rapport à la situation d’aujourd’hui avec tous ces coups de boutoir, tous ces alliés qui nous lâchent, toute cette exaspération qui monte et ces critiques qui se coagulent… Alors oui, peut-être qu’une autre histoire plus positive pourrait s’écrire qui s’inscrirait dans un contexte socio-économique et politique mondial un peu différent et qui apporterait des perspectives infiniment plus intéressantes que la situation actuelle qui, en fait, ne se comprend qu’en ayant conscience que tout cela s’inscrit dans cette super-rationalisation du travail des parlementaires européens que les observateurs les plus attentifs ont vu s’installer il y a une quinzaine d’années. En fait, les sessions pleinières sont complètement désubstantialisées, il ne s’y passe quasiment plus rien. Le temps fort de la négociation des amendements s’est déplacé très en amont de la Commission pleinière, juste avant le vote en commission parlementaire. Ça n’a rien à voir avec Strasbourg, c’est juste une mode qui se calque sur le fonctionnement du Congrès américain, Klaus Welle (le secrétaire général allemand du Parlement -ndlr) a toujours eu l’obsession d’y parvenir… Je me souviens avoir écrit une note à ce sujet à l’époque, je l’ai d’ailleurs conservée : j’y disais : attention, on met le doigt dans un engrenage qui va vider la pleinière de sa substance et Strasbourg deviendra une coquille vide. C’est exactement ce qui s’est passé. Ça aussi, c’est un vrai sujet : il y a moins de délégations nationales d’Etats membres qui viennent à Strasbourg les jours de session pleinière et les Commissaires n’y sont que le mardi et pas beaucoup plus… Et ça n’a rien à voir avec toute l’histoire dont je viens de vous parler… ».

 © Nicolas Roses