Avignon 2022, l’impitoyable bataille
Article publié dans Or Norme N°46, septembre 2022
C’est l’histoire désormais plus que cinquantenaire d’un centre-ville médiéval d’ordinaire quasi économiquement sinistré qui, chaque été, par la grâce de l’envahissement par quelques milliers de saltimbanques, retrouve dynamisme, couleurs et sens de la fête. Mais derrière le vernis, cette ruée vers l’or théâtral ruine bien des aventuriers…
Bien sûr, il y a les chiffres qui ont retrouvé leur amplitude d’antan (entendez, d’avant l’irruption du virus) et qui ont pu faire les gorges chaudes de Harold David et Laurent Domingos, les deux nouveaux présidents de l’association Avignon Festival & Compagnies (AF&C) qui organise le Off. Songez donc : plus de 1 570 spectacles et près de 33 000 levers de rideaux, de quoi justifier l’affiche du Festival auto-proclamant le Off d’Avignon comme « le plus grand festival de théâtre du monde ». Deux ans après le désert virusé de juillet 2020, un an après l’édition 2021 traumatisée par les sévères contraintes sanitaires, le Off 2022 a fait comme si l’insouciance et l’opulence étaient de retour, comme si de rien n’était…
Et pourtant, l’air de rien, la tempête couve et chacun sait qu’elle peut éclater sévèrement d’une édition à l’autre. L’an passé, juste avant de passer la main à la doublette déjà citée, Sébastien Benedetto, (un vrai saltimbanque, fils d’André Benedetto, créateur historique du Off en 1967, et toujours directeur de l’historique Théâtre des Carmes) avait prévenu : « Aujourd’hui, nous sommes tous dépassés par cette inflation de spectacles. Ce n’est pas une surprise : avant de mourir, mon père commençait déjà à s’interroger sur ce foisonnement. Nous sommes sur une ligne de crête. Il ne faut pas se refermer, mais entraîner davantage de lieux dans des pratiques irréprochables »
Force est de constater que la parole portée par cet authentique amoureux d’Avignon et du théâtre est restée lettre morte.
Car, ces plus de 1 570 spectacles et 33 000 levers de rideau sont l’arbre qui cache la forêt. Derrière le chatoiement des affiches multicolores flottant au vent (et qui sont sans cesse renouvelées jusqu’au dernier jour du festival par une armée de petites mains artistiques qui veulent y croire jusqu’au bout), derrière les parades plus ou moins professionnelles dans les rues de la vieille ville, derrière des comédiens à la foi totale qui tentent chaque jour d’attirer dans leur théâtre le moindre spectateur, il y a une terrible réalité et même une tragédie, puisque nous sommes dans le milieu du théâtre.
Pour des centaines de troupes venues de tout le pays, le Off d’Avignon est un pari audacieux et personne n’est là pour les prévenir qu’il peut être quasiment perdu d’avance. Des chiffres circulent (ils n’ont bien sûr rien d’officiel puisqu’aucun organisme, et pas même AF&C, l’organisateur, ne réalise la moindre enquête officielle) et ils ont de quoi effrayer.
Le budget moyen à réunir pour tenter sa chance à cette vaste loterie estivale serait, en moyenne, supérieur à 35 000 €. Car s’agit pendant trois semaines de rejoindre Avignon, de louer un théâtre pour au moins une représentation quotidienne, de loger et nourrir tout le monde pendant la durée du festival et bien sûr d’assurer les salaires des comédiens et des techniciens indispensables pour démonter et remonter sans cesse décors, éclairages et autres éléments techniques puisque, bien sûr, plusieurs spectacles se succèdent sans trêve sur chacune des près des 180 scènes que compte le Off.
Toutes les troupes théâtrales ne bénéficient pas (et de très loin) de l’apport précieux de celles de la Région Grand Est qui, chaque saison, jouent à la Caserne des Pompiers, un des plus reconnus des théâtres d’Avignon, entièrement réquisitionné par la Collectivité régionale pour héberger les seize troupes régionales sélectionnées. Une idée originale, mise en oeuvre pour la septième année consécutive…
Alors, pour tenir, pour espérer pouvoir sortir du lot et se faire remarquer par le public certes, mais surtout par les précieux programmateurs de toutes les salles du pays qui viennent à Avignon « pour faire leurs courses », c’est une véritable foire d’empoigne qui se met en place entre bien trop de candidats, tous brutalement pris par la même incontournable frénésie.
D’autant que les temps sont devenus encore plus durs puisque chacun sait bien que l’argent public irriguant la culture va diminuer (quelquefois drastiquement). Plus que jamais, la plupart des troupes savent ne pouvoir réellement compter que sur elles-mêmes et leurs talents. Mais elles sont plus de 1 570… et les statistiques n’existant donc pas, l’histoire ne dit pas combien ne termineront même pas les trois semaines du Off (salle vide ou presque, programmeurs aux abonnés absents…). L’histoire en dit encore moins sur le nombre d’entre elles, ruinées, qui ne passeront pas l’automne suivant. L’histoire est muette sur ce cimetière annuel des éléphants d’Avignon, sur ces compagnies qui « vont y laisser leur froc », comme le reconnait sans détour Laurent Crovella, un des metteurs en scène que nous avons rencontrés. Il estime à une petite centaine à peine les spectacles qui vont être correctement vendus et qui vont bénéficier ensuite d’une programmation décente…
Malgré tout, ces milliers de comédiens, metteurs en scène, techniciens, administratifs… sont animés de cette merveilleuse foi de la création culturelle et ne trouvent leur bonheur que sur les planches de la scène, fussent-elles si brûlantes et instables. Et tous parviennent souvent à nous émerveiller et à perpétuer la très ancienne vitalité du spectacle vivant dans notre pays. Aujourd’hui, décrocher une trentaine de dates (qui ne seront effectives et rétribuées qu’à partir de dix-huit mois plus tard, pour les plus précoces) est considéré comme une performance exceptionnelle…
C’est tout cela le Off d’Avignon. En juillet dernier, les deux néo co-présidents du Festival ont salué la venue de Rima Abdul- Malak, fraichement nommée ministre de la Culture. « Depuis sa visite, nous avons rencontré les responsables de la direction régionale des affaires culturelles et avons constaté un changement de positionnement, un esprit plus enthousiaste et plus collaboratif », se sont-ils réjouis. Il est question de l’élaboration d’un « label » de bonnes pratiques pour les salles et les compagnies, du développement d’ouvertures de lieux à l’année (à l’instar du formidable projet réalisé par la Strasbourgeoise Mélanie Biessy, lire ci-après) ou de la recherche de nouveaux publics. « Les lignes ont bougé », ont-ils affirmés à la fin de cette édition 2022, « un tour de table devrait être organisé entre collectivités, État et organisations professionnelles dès le début 2023… »