Caroline Guiela Nguyen « Il faut faire bouger beaucoup plus les frontières traditionnelles qui existent dans le théâtre public… »

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 Article publié dans « Escales », numéro 49 d’Or Norme paru à la mi-juin 2023. Lire le magazine en ligne 

Rencontre dans le cocon de son appartement douillet de Romainville, dans la proche banlieue parisienne, avec celle qui présidera aux destinées du Théâtre National de Strasbourg à compter de septembre prochain. Caroline Guiela Nguyen dévoile les contours de son projet, tout entier tourné vers l’ouverture la plus large possible à des publics qui n’ont pas encore poussé les portes du théâtre de la Place de la République…

Ce n’est pas un secret puisque vous l’avez déclaré clairement. A priori, la perspective de diriger un grand théâtre national vous laissait quelque peu réticente…

C’est exact. Diriger un grand théâtre, et même un théâtre tout court n’a jamais fait partie des choses que j’ai envisagées. Pour une raison assez simple : il me fallait du temps pour faire ce chemin-là. J’étais plongée dans le travail de compagnie et durant des années, je n’ai jamais pensé à diriger un lieu. Depuis ma sortie de l’école du Théâtre National de Strasbourg, j’avais plutôt besoin de me réaliser en tant qu’artiste, de trouver mon geste en quelque sorte. Pour moi, il m’a fallu tout ce temps pour découvrir ce qui allait m’intéresser : écrire mes propres histoires, déjà, avec des personnes qu’on voit peu, travailler en même temps sur le réel et avec un amour infini de la fiction. Après tout ce chemin, l’artiste que je suis s’est demandée ce qu’elle pouvait ambitionner pour un théâtre, en termes de projet… Dès que l’idée de diriger un théâtre s’est faite jour, vous n’avez jamais rien imaginé d’autre que de présider aux destinées du TNS… Carrément, oui. Je n’ai jamais candidaté à aucune autre structure…

Le fait d’être devenue la seule femme qui dirige un théâtre national a été très commenté. Comment vivez-vous cet état de fait ?

En souhaitant que ce mouvement se poursuive. Je ne dois à coup sûr pas rester éternellement la seule femme directrice d’un théâtre national : je déteste avoir une charge d’exemplarité d’une part, et puis je connais tellement d’autres femmes qui pourraient exercer ces fonctions. Dans les centres dramatiques nationaux, les choses bougent, mais ce n’est pas encore gagné. Reste qu’il faut que la parité s’impose partout…

Revenons à l’école du TNS dont vous êtes sortie en 2008. À ce moment, vous avez monté votre propre compagnie et pour cela, vous vous êtes beaucoup appuyée sur vos camarades que vous aviez fréquentés à Strasbourg. Comment avez-vous vécu cette période, sur les bancs de l’école et cet envol qui a suivi…

À mon arrivée à l’école du TNS, j’avais vingt-deux ans et je ne connaissais pas du tout la structure. J’avais grandi dans le sud de la France, j’avais fait des études de droit et de sociologie puis je suis entrée à l’École des Arts du Spectacle à Nice et je suis devenue comédienne au Conservatoire d’Avignon. C’est son directeur qui, mesurant ma volonté de devenir metteure en scène, m’a orienté vers l’école du TNS. En fait, je n’ai commencé à m’intéresser à ce théâtre que lorsque j’ai passé le concours. Concernant l’école, j’y ai vécu des moments puissants, beaux et quelquefois très violents. Puissants et beaux, parce que, effectivement j’y ai rencontré les personnes avec qui, après notre sortie, j’ai monté ma compagnie, Les Hommes Approximatifs. La force de l’école du TNS, c’est de faire travailler ensemble tous ses élèves, que ce soit en termes de scénographie et de mise en scène, de dramaturgie, de jeu, de régie…, et de permettre à ces élèves-là de faire groupe, de les faire penser, réfléchir et rêver à des projets de théâtre. Et c’est ce qui s’est passé pour notre compagnie : avec Alice, ma scénographe, Benjamin, mon costumier, Jérémie, mon créateur lumières et tous les comédiens avec lesquels j’ai travaillé, on a ensemble imaginé quel serait notre théâtre. Nous sommes devenus des partenaires très forts les uns pour les autres. Nous le devons à cette école incroyable du TNS : il y a un théâtre dans l’école en plus d’une école dans un théâtre. Du coup, j’ai pu naviguer et découvrir absolument tout ce qui pouvait se faire théâtralement, à l’époque. À mon arrivée ici, j’étais au fond assez naïve vis-à-vis de tout ce que représentait le théâtre public, je connaissais Ariane Mnouchkine et c’était à peu près tout. Je ne connaissais pas les auteurs contemporains, et très mal les auteurs classiques. L’école du TNS s’est donc révélée être un outil très riche et très puissant pour découvrir Tchekhov, Racine… mais aussi Jon Fosse que les gens adoraient à l’époque (cet auteur norvégien est considéré aujourd’hui comme un des plus grands auteurs contemporains – ndlr).

©Zoé Forget

Mais vous avez parlé aussi de moments violents…

Oui, car en même temps que je faisais mes premiers pas à Strasbourg, je me suis beaucoup perdue vis-à-vis de pas mal de choses qui constituaient la réalité profonde de ma vie : celle d’une fille d’immigrés, de la classe populaire, dont les parents étaient issus des colonies françaises, avec des accents à couper au couteau. Tout cela n’existait pas du tout sur les plateaux de théâtre, je me retrouvais dans une école où il n’y avait aucun enfant d’immigrés, où nous étions très peu issus de la classe populaire, et sur les plateaux, il n’y avait aucune histoire qui racontait l’histoire de nos familles. Je plongeais dans un monde qui m’attirait et me fascinait beaucoup et qui, en même temps, créait beaucoup de rejet… De quelles origines étaient vos parents ? Ma mère est vietnamienne, sa mère était indienne, née à Pondichéry en Inde. Elles sont arrivées en France en 1956, après la défaite de Diên Biên Phu, comme de nombreux Vietnamiens restés du côté de la France. Et, plus tard, elle a rencontré mon père, qui était pied-noir, et juif séfarade et qui avait quitté l’Algérie pour se battre au sein de l’armée du général Leclerc. Pour l’anecdote, il fut un des libérateurs de Colmar et il racontait toujours cette histoire quand il venait me rendre visite à Strasbourg quand j’étais à l’école du TNS. J’ai donc été une enfant qui est née dans le contexte profond de la colonisation française et c’est évidemment un sujet qui est très important pour moi…

D’où Saïgon, la pièce que vous avez écrite et montée et que nous avons vue sur le plateau du TNS, un vrai succès à Strasbourg, mais aussi un peu partout en France…

Oui et je me suis alors rendu compte qu’il m’avait fallu cette étape pour que je me rende compte que j’avais enfin trouvé comment faire du théâtre. Bien sûr, j’avais déjà monté tous les tubes : Andromaque, Macbeth, Oncle Vania… J’ai adoré ces auteurs, à l’évidence, mais je n’y étais pas, je veux dire que je ne m’étais pas encore rencontrée dans mon geste artistique. J’ai donc été à la tête d’une des compagnies qui tourne le plus dans le monde et qui bénéficie d’un important rayonnement. Ce succès a compté pour une grande part dans ma nomination à la direction du TNS, ce n’est pas seulement parce que je suis une femme que j’ai été choisie…

À bien y regarder, on peut dire qu’il n’y a pas beaucoup d’auteurs ou metteurs en scène qui, comme vous, ont pu obtenir une telle notoriété une quinzaine d’années après leur sortie de l’école du TNS. Est-ce une source de fierté pour vous ?

Une source de bonne fierté, oui, celle qu’on éprouve en mesurant le chemin accompli et pour une raison très concrète, surtout. Vous avez vu Saïgon : ce n’était certes pas la première fois que nous avons rencontré un beau succès, mais sur le plateau, si nous étions tous fiers de faire connaître ainsi le travail de la compagnie à un niveau européen et international, nous l’avons encore plus été d’obtenir le succès avec ces gens-là, qu’on ne voyait pas habituellement sur les plateaux de théâtre, ces personnes dont on n’avait jamais raconté l’histoire et qui mesuraient bien à quel point ce récit avait pu leur manquer. Pour eux, Saïgon est venu combler un manque béant…

Parlons de votre projet pour le TNS. On sait déjà que les pratiques du théâtre, du cinéma et de l’audiovisuel en général vont se retrouver mixées en quelque sorte…

La formulation exacte que j’ai trouvée et qui me paraît la plus juste, c’est comment penser les questions du théâtre dans un même mouvement que celles du cinéma et de l’audiovisuel. Si ces pratiques vont intégrer au fur et à mesure l’école, il ne s’agira pas pour autant de former les élèves pour faire du cinéma. Non, le but sera de les former pour que leurs pratiques du théâtre puissent être augmentées d’une connaissance spécifique du cinéma et de l’audiovisuel. Il y a une bonne raison à cela : actuellement, il y a beaucoup de formes théâtrales qui s’inspirent des techniques et des dramaturgies du cinéma. Ça va bien au-delà des spectacles où il y a des écrans vidéo, ça concerne la narration, par exemple. Les techniques de montage pourraient intéresser pas mal de créateurs et d’auteurs. Pour le travail sur les musiques, on pourrait imaginer de belles collaborations avec les musiciens qui créent les bandes originales des films, idem pour le travail sur les lumières, sur le mixage… Je pense qu’on aurait tout à gagner de réunir tout cela. Mais plus généralement encore, quand j’observe les élèves que nous sommes en train de recruter, je vois apparaître dans les propositions de mises en scène une autre grammaire qui est en train d’arriver, tout ce qui est lié à la performance, à la question de l’autofiction… Je me dis que c’est ça le théâtre : il s’agit en même temps de faire état de ce qui est là, mais aussi d’accompagner ce qui arrive. Je trouve ça génial, c’est largement ce qui me plaît le plus dans mon métier… Et puis, il ne faut jamais oublier une chose très importante : grâce à son école, le TNS est le seul théâtre national où, , chaque jour, il y a cinquante-deux personnes de moins de vingt-cinq ans dans ses murs. En permanence… Ça, ça crée quelque chose. En tout cas, pour ce qui me concerne, ça me pousse à imaginer différemment la programmation, à réfléchir sur ce lieu de vie et à imaginer son avenir…

©Zoé Forget

On ne peut pas encore deviner à quoi va ressembler une saison programmée par la nouvelle directrice que vous serez à compter de septembre prochain, pour cela il faudra attendre janvier 2024, date à laquelle la programmation portera entièrement votre griffe…

J’ai pu constater à la lecture des articles qui ont déjà été consacrés à ma nomination que la question de la programmation de ce que l’on appelle le théâtre classique obsède pas mal de gens. Systématiquement, cette question m’a été posée, ainsi que celle de l’enseignement des élèves au niveau de l’alexandrin. J’avoue que ça m’étonne parce que je ne sais pas ce que cela révèle, peut-être une peur que quelque chose vienne à disparaître. Ce qui est certain, c’est que je ne suis pas spécialement là pour préserver le patrimoine : ce n’est pas ce que je pressens qu’on me demande et d’ailleurs, je n’aurais sûrement pas été la meilleure personne pour cette mission-là, si tel avait été le cas.
En revanche, je suis là pour créer une sorte de fête et de joie pour donner à voir ce qui est vivant, aujourd’hui. Et ce qui est vivant aujourd’hui, ça peut autant être quelqu’un qui va réussir à parler à travers les écrits d’un homme qui est mort depuis quatre siècles ou plus, comme Racine par exemple, qu’un auteur résolument serti dans l’époque que nous vivons de nos jours. C’est cela qui va être très important pour moi : je ne vais pas programmer des classiques parce que je vais devoir absolument préserver le patrimoine, je ne sens absolument pas en moi cette mission-là. Par contre, préserver et travailler ce qui est vivant et qui me paraît être essentiel pour ceux qui vivent aujourd’hui, oui, ça je vais le faire et je passerai par toutes les facettes de ce vivant-là.

Alors, en réponse à votre question de savoir à quoi ressemblerait une saison que j’aurais programmée, j’ai envie de répondre que je vais essayer de faire en sorte de faire découvrir aux gens qu’ils aiment beaucoup plus de choses que ce qu’ils aiment déjà. Il faut pouvoir faire bouger beaucoup plus les frontières traditionnelles qui existent dans le théâtre public. Je serai attentive à ce que le TNS soit un vrai lieu de vie et qu’on n’y vienne pas seulement pour voir des pièces de théâtre, mais aussi pour y partager quelque chose, un moment de réflexion, un moment d’écoute. Je ne peux pas vous en dire beaucoup plus, car je ne suis pas encore nommée et je tiens absolument à réserver la primeur de ma réflexion et de mes projets aux équipes du TNS, mais, dans les grandes lignes, pour moi, une saison doit être résolument hospitalière. Alors, les portes seront grandes ouvertes pour un public le plus large possible, des grands amateurs des programmations qui furent celles de Jean-Pierre Vincent par exemple jusqu’à celles et ceux qui ne sont jamais à ce jour entrés au TNS. C’est mon pari, ce serait tellement beau que dans la même salle il puisse y avoir ces deux publics-là…

Pardon de vous couper, mais on sait à quel point, dans les faits, ce pari-là est compliqué à mettre en oeuvre…

C’est compliqué, c’est vrai. Mais ce n’est pas une raison pour lâcher quoique ce soit sur cette ambition, car sinon, je ne dirigerais pas ce lieu. Saïgon l’a prouvé : il y a tout à penser en collaboration avec les artistes. Que ce soit dans les salles où on l’a joué ou au festival d’Avignon, des gens qui n’étaient jamais allés au théâtre y sont enfin entrés. À compter du moment où on a le sentiment qu’on parle avec eux, pour eux, il faut se donner cette chance-là. Car sinon quoi : on va rester entre grands amateurs de théâtre ? C’est magnifique de se retrouver ainsi, je suis la première à valoriser ce public-là, mais j’ai encore plus envie qu’il y ait encore plus de personnes autour de la table. Je ne lâcherai jamais cet objectif. Ça n’a rien à voir avec une autodéclaration gratuite qui n’aurait jamais été en lien avec les réalités de mon métier. Cet objectif-là, je l’intègre au coeur même de mes créations. Par exemple, en prévision de mon spectacle Lacrima, qui sera ma première mise en scène que je présenterai en mai 2024 au TNS, je suis en train de caster une dizaine de femmes couturières qui ne sont jamais venues au théâtre de leur vie. Elles seront sur le plateau. Et bien, je suis à peu près certaine que leurs enfants, leurs familles et leurs amis viendront aux représentations. Vous avez raison de le faire remarquer, l’enjeu est de taille et ça fait des années et des années que beaucoup tentent d’y parvenir. Je ne prétends pas du tout avoir la recette magique, je dis juste que c’est le pouls même de ma création et c’est la raison pour laquelle j’exerce ce métier. Sans ça, sans cette conviction profonde qu’il faut encore plus de personnes autour de la table, je ne pourrais pas diriger de lieu. Je veux que ma mère puisse rentrer dans un théâtre, c’est très important pour moi…

Votre regard se dirige aussi vers le théâtre amateur. Il a sa place dans votre volonté d’ouvrir grand les portes du TNS ?

Oui, bien sûr, cette idée-là me parle. Je me souviens d’une fête de fin d’année à Reims où il y avait tous les centres socioculturels et tous les collèges de la ville qui présentaient tout ce qu’ils avaient réalisé les mois précédents. Tout le monde était là et pendant des heures, les gens ont regardé ce qui était présenté sur scène, bien sûr la production de leurs propres enfants, mais aussi tout le reste. Ça raconte quelque chose, ce moment-là. En voyant ça, je me suis dit que cet amour du théâtre n’est sans doute pas si difficile que ça à conquérir et à amplifier… Peut-être nous faut-il essayer de trouver une forme de lieu où on puisse permettre à des gens de vivre leur envie de découvrir et pratiquer le théâtre. Je sais que je dois continuer à travailler sur cette question-là : il y a une piste à laquelle je crois beaucoup, c’est le festival scolaire. En ce qui me concerne, je me souviens que c’est à l’école primaire que, pour la toute première fois, j’ai entendu parler du théâtre. L’idée serait donc de s’associer avec des profs qui ont la conviction que le théâtre est quelque chose d’important. À coup sûr, on pourra être rejoint par des artistes qui jugeront qu’il serait important pour eux de se retrouver dans ces lieux-là et du coup, on pourrait très bien ainsi mettre en route un important projet qui, sur un an, grâce au travail, à l’ambition, à l’exigence et à l’ambiance de fête permettrait de créer un moment où le TNS ouvrirait ses portes à ces pratiques-là. Il y a déjà des gens de nos équipes qui sont en train de répertorier les pratiques amateurs à Strasbourg : apparemment, elles sont nombreuses. Le terrain me paraît donc assez fertile…

Un mot pour terminer sur les moyens financiers dont vous allez disposer. Le contexte est de plus en plus tendu dans ce domaine…

La subvention de fonctionnement au titre de l’exercice 2022 s’élevait 9,75 M€. Au titre de l’exercice 2023, elle sera de 10,1 M€. Il y a cette question de l’augmentation du coût de la vie qui est très forte aujourd’hui. Tout cela est pris sur la marge artistique qui s’en trouve de plus en plus diminuée. Il y a là de vrais enjeux. En tout cas, je vais devoir trouver un juste équilibre entre la mission qu’on me confie qui est de produire et de créer tout en assurant le maintien d’une équité salariale et d’une forte justice sociale au sein du théâtre. Il va falloir beaucoup travailler, c’est certain…

©Zoé Forget

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