Claudine Monteil : « Ce Manifeste des 343 effaça des siècles d’oppression des femmes… »

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– article publié dans Or Norme N°41 dans le cadre du dossier Les 343 courageuses –

Claudine Monteil, ancienne diplomate, femme de lettres et historienne, a été une militante féministe dès l’année de ses vingt ans, en 1970 où elle eut la chance de devenir très vite une proche de Simone de Beauvoir. Elle est notamment l’auteure du témoignage sur Les Sœurs Beauvoir (Ed. 1/Calmann-Lévy) où de nombreux passages se déroulent en Alsace), d’un essai Simone de Beauvoir et les femmes aujourd’hui (Ed. Odile Jacob) et elle vient de publier une biographie sur « Marie Curie et ses filles, trois femmes d’exception » qui est parue le 5 mai dernier aux Editions Calmann-Lévy.  

Or Norme : Le 5 avril 1971, au moment de la publication du Manifeste des 343, vous aviez déjà pris l’habitude de vous retrouver avec quelques autres chaque dimanche après-midi au domicile de Simone de Beauvoir. Vous étiez et de loin la benjamine de ce groupe…

Claudine Monteil : « Je suis née dans une famille d’universitaires, – un père mathématicien, une mère chimiste – anciens normaliens, très ouverts sur le monde et qui me parlaient de tout. Entre la France, les États-Unis où nous séjournions à Princeton chaque année, et la Russie dont j’ai appris la langue très jeune, il y avait une constante : l’oppression des femmes. Militante dès 1968 dans les groupes d’étudiants avec Daniel Cohn-Bendit, je me suis retrouvée entourée de machos. Nous les jeunes femmes, n’avions alors qu’un seul droit, celui de nous taire. C’est ainsi que je rejoignis le MLF dès ses débuts, en octobre 1970. Simone de Beauvoir, qui avait entendu parler de mon action auprès des ouvrières par Jean-Paul Sartre, m’invita. Une amitié débuta ce jour-là, et perdura pendant les seize années qui suivirent, jusqu’à sa disparition en 1986. Sa sœur Hélène habitait chez moi quand elle venait à Paris depuis Goxwiller, en Alsace. (lire le témoignage de Claudine Monteil sur Hélène de Beauvoir dans Or Norme n° 27)

En 1971, je suis alors âgée de vingt ans, et je suis aussi la benjamine du groupe, chez Simone de Beauvoir où, avec moins d’une dizaine de femmes, nous allions, pendant plusieurs années, nous réunir le dimanche de 17h à 19h. Ces dimanches après-midi sont restés historiques, le cœur même du mouvement féministe. Face au cimetière Montparnasse, dans son atelier de peintre aux baies immenses, Simone de Beauvoir s’adressait à nous avec vivacité, sans se soucier de sa notoriété. J’étais assise à côté de Gisèle Halimi, face à l’actrice Delphine Seyrig et aux femmes de lettres Christiane Rochefort et Monique Wittig et à quelques femmes du MLF, dont Anne Zelensky, Liliane Kandel, Cathy Bernheim, Maryse Lapergue et Christine Delphy notamment. Ensemble, nous allions, pendant plusieurs mois, préparer la publication du Manifeste. Simone Iff, alors présidente du Planning Familial, se joignait régulièrement à nous. C’est Nicole Muchnik (alors journaliste au Nouvel Observateur – ndlr), qui a eu l’idée du Manifeste. Nous avions une volonté, changer le monde tout de suite, slogan de mail 1968 qui signifiait pour nous changer le monde des femmes immédiatement, sans rêver d’une hypothétique révolution qui ne changerait rien. 

Simone de Beauvoir était très attentive et écoutait beaucoup, confesse aujourd’hui Nicole Muchnik. Comment ont réagi les autres membres de ce groupe du dimanche après-midi, Gisèle Halimi ou Delphine Seyrig par exemple ?

Une évidence s’imposait, briser le silence sur l’avortement. Ce mot était alors le mot le plus tabou de la langue française. Or nous voulions obliger la société française, chaque famille, à en parler, à regarder le drame en face, avec à l’époque entre 500 000 et 800 000 avortements en France, et 5 000 femmes qui mouraient d’avortement clandestin dans des douleurs affreuses. C’était un vrai cas de santé publique, de dignité humaine et du droit des femmes de disposer de leurs corps. Pour ma part, alors que la pilule était en vente depuis 1967, mais, pour les moins de 21 ans, avec l’autorisation impérative du chef de famille, c’est-à-dire le père, nous voulions aimer et êtres aimées sans avoir la peur au ventre…

Claudine Monteil (à gauche) aux côtés de Simone de Beauvoir au début des années 70

A-t-il été difficile de trouver des « célébrités » prêtes à se mettre ainsi hors-la-loi ?

Trouver des personnalités fut moins difficile que prévu. Une vraie solidarité entre femmes s’est établie, comme naturelle.  Agnès Varda, Nadine Trintignant, Delphine Seyrig, Françoise Fabian ont ouvert leurs carnets d’adresses. Cela est en soi extraordinaire, car non seulement les actrices risquaient la prison, mais surtout de ne plus avoir de rôles au cinéma. Nous, de notre côté, nous avons réuni des signatures de femmes inconnues, en les faisant signer sur des feuilles de papier quadrillé bien anodines. Nous n’avions pas peur, car nous savions que Gisèle Halimi et Simone de Beauvoir, les deux piliers du MLF, nos piliers, nous soutiendraient en cas d’arrestation. Nous avons signé dans un grand élan, comme allant de soi. Pourtant, les réactions furent très violentes, plusieurs de mes amies perdirent leur emploi, des familles furent brisées, ce fut un tsunami presque aussi violent au sein des familles, comme jadis l’affaire Dreyfus. En même temps, des grands-mères avouèrent en cachette à leurs petites-filles qu’elles aussi, jadis, avaient eu un, deux, trois avortements clandestins. Ce Manifeste effaça des siècles, pour ne pas dire des millénaires, d’oppression des femmes.

À partir de quand avec-vous toutes réalisé que le but allait être atteint, qu’une brèche venait de se matérialiser et qui allait conduire trois ans plus tard à la légalisation de l’avortement ?

Après notre participation au procès de Marie-Claire, dit procès de Bobigny, les personnes de nos entourages ont commencé, discrètement, en chuchotant, à nous féliciter pour nos actions. En effet, nous défendions des femmes de milieux défavorisés, et peu à peu les hommes et les femmes déclaraient qu’eux, elles aussi, avaient connu des cas semblables d’injustice. C’est donc lors de la campagne présidentielle de 1974, où Valéry Giscard d’Estaing fut élu président, que nous avons senti qu’enfin nous pouvions espérer un changement de loi.

Cinquante ans plus tard, de nombreux freins restreignent encore l’application pleine et entière de ce droit à l’avortement….

Oui, et de nombreux pays sont de plus en plus restrictifs sur l’avortement, que ce soit au sein même de l’Union Européenne, avec la Pologne, ou avec d’autres pays qui étaient progressistes pour les droits des femmes, et qui s’allient brusquement avec les plus conservateurs, comme la Russie aux Nations Unies récemment. C’est très inquiétant, et cela montre combien les droits ne sont jamais acquis. Par ailleurs, les lobbys religieux qui s’opposent aux droits des femmes disposent de facilités financières considérables. On est donc en droit de s’inquiéter car les plus conservateurs rognent lentement nos droits, jusqu’au jour où l’on découvrira que les droits des femmes ont disparu. Ma génération n’oublie pas que nous avons connu des jeunes femmes en jupe en Afghanistan, et en Iran avant Khomeini et la révolution conservatrice. Les jeunes Iraniennes étaient pleines de vie, d’espoir pour accomplir leurs rêves. Les rêves de ces femmes sont brisés, les conditions de vie sont épouvantables pour les Afghanes, et ce n’est pas près d’arrêter, puisque les Talibans regagnent chaque jour du terrain. Des petites filles y sont tuées en allant à l’école…

Plus généralement, vous, l’inlassable militante des droits de la femme, comment considérez-vous ce qui se passe depuis quelques années et plus particulièrement cette nouvelle expression très radicale de la lutte pour la libération féminine incarnée par des femmes comme Alice Coffin ou Pauline Harmange, par exemple

Le scandale de #Metoo représente la même déflagration que celle de la publication du Manifeste des 343, mais cette fois internationale. Je ne pensais pas vivre un tel moment, et je salue le courage de ces femmes qui ont dénoncé les agressions subies, tant elles risquaient et risquent des violences, insultes ou exclusions. Pour autant, la nouvelle expression très radicale de la libération des femmes, anti-hommes, me dépasse. Pour libérer le monde, et donc les femmes, il faut aussi s’appuyer sur les hommes, pères, conjoints, partenaires, frères, oncles, etc… Pour ma part, mon compagnon est le plus ardent promoteur des droits des femmes tout comme les hommes jeunes de mon entourage. Ne caricaturons pas tout. Je vois des hommes jeunes être de plus en plus solidaires des femmes. Associons les hommes à cette démarche tout en gardant l’initiative. Et poussons les parents, père et mère, à éduquer les hommes à ne pas devenir des violents et des violeurs.

Simone de Beauvoir avait prévenu : « N’oubliez jamais qu’il suffira d’une crise politique, économique ou religieuse pour que les droits des femmes soient remis en question. Ces droits ne sont jamais acquis. Vous devrez rester vigilantes votre vie durant… ». Le combat ne cessera donc jamais ? 

En 1974, lorsque Valéry Giscard d’Estaing, tout juste élu président de la République, promet de libéraliser la loi sur l’avortement, je m’exclame alors, seule, chez Simone de Beauvoir : « Simone, nous avons gagné ! » Elle se raidit, fait la moue et déclare : « Oui, Claudine, nous avons gagné, mais temporairement. Il suffira d’une crise économique, politique ou religieuse, pour que les droits des femmes, nos droits sont remis en question. Claudine, votre vie durant, vous devrez demeurer vigilante. » Je suis heureuse que ce propos tenu à mon attention par Simone de Beauvoir chez elle, et que je raconte dans deux de mes ouvrages, Simone de Beauvoir, Le Mouvement des Femmes, Mémoires d’une Jeune Fille Rebelle et Les Sœurs Beauvoir soit devenu historique. Il est malheureusement d’une criante actualité… »

Claudine Monteil