Comme un livre ouvert

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Emprunter l’histoire d’une personne le temps de s’en imprégner, puis la reposer à sa place. C’est en résumé ce que propose la Bibliothèque vivante animée par Stamtisch, où les livres sont des personnes. Étonnant, enrichissant… comme un roman !

Charlène s’est inscrite sur le registre, elle a signé la charte des lecteurs qui l’engage à ne pas abîmer les ouvrages et consulte désormais le catalogue qui détaille titres et quatrièmes de couverture. « J’ai choisi Une Laotienne qui ne parle qu’alsacien, parce que le trait d’humour m’a interpellée », glisse-t-elle. Jusque là, rien de nouveau sous le soleil (qui attaque, en plein mois de juin), pourrait-on objecter…

Oui, mais ! Les livres de cette bibliothèque ne sont faits ni de papier, ni d’encre, mais de chair, d’os, et de sourires, de souvenirs, de mots et de remèdes. À l’occasion du lancement de l’édition 2022 du Refugee Food Festival, aux Petites Cantines de Strasbourg, l’association Stamtisch a eu envie de proposer une « bibliothèque vivante ». « Nous nous sommes inspirés d’une initiative portée il y a quelques années par le Conseil de l’Europe », retrace Sophie Renard, responsable de l’insertion professionnelle. « Les livres sont des personnes, qui racontent leur histoire dans le cadre bienveillant d’une rencontre d’une vingtaine de minutes. »

Les bibliothécaires veillent au grain

En amont de l’événement, chaque livre se choisit un titre et quelques préjugés associés à son parcours ou à sa personnalité. Pour cette édition liée au Refugee Food Festival et à la Semaine des réfugiés, ces choix ont tous été faits en résonance avec le thème des migrations. Quatre personnes ont accepté de se livrer à des « lecteurs » inconnus, suite à un appel sur les réseaux sociaux et parmi les partenaires habituels de Stamtisch. Deux bénévoles endossent le rôle de bibliothécaires, qui guident les lecteurs dans leur choix, gardent un oeil sur le timing pour éviter les retours tardifs et assurent une présence discrète pour parer à tout incident. « Il y a un code visuel entre les livres et nous, pour que nous puissions être averties si jamais ce moment d’échange devait devenir pénible, détaillent Chantal et Laura, les deux bibliothécaires du jour. Cela pourrait être une question qui fait remonter à la mémoire un épisode négatif, par exemple. Nous pourrions alors intervenir avec douceur. »

Toutes les deux novices de l’exercice, elles ont été séduites par l’idée de jouer les facilitatrices de dialogue. « Je trouve cela très riche de donner la parole à quelqu’un en lui disant qu’il est aussi intéressant qu’un livre, remarque Laura. Cela repose sur une considération pour son histoire et son parcours que je trouve magnifique. » Devenir un livre vivant n’implique donc pas d’être réduit à un statut d’objet, bien au contraire. « La notion de livre introduit une dimension quasi sacrée, estime Chantal. Mais pousser la porte d’une bibliothèque, chercher un ouvrage, le parcourir : ce n’est pas possible pour tout le monde. Ici, on a accès à une histoire grâce à un dispositif qui est davantage ouvert que la lecture. »

Entrer dans l’intimité du récit

Pour les livres, le cadre de la bibliothèque garantit aussi une sorte de filet de sécurité. « Les personnes qui ont envie d’échanger avec nous viennent avec des intentions bienveillantes, mais même si quelqu’un arrivait avec l’idée d’en découdre, la présence des bibliothécaires et l’organisation assurent que je ne me sentirai pas en danger » apprécie Sohmak.

La Laotienne du titre sélectionné par Charlène, c’est elle. « Je suis arrivée avec mes parents à l’âge de trois mois, dans un village alsacien. À la maison, on ne parlait que le laotien, alors quand je suis entrée en maternelle avec des enfants qui eux, ne parlaient qu’alsacien, ça a fait un mélange intéressant », se remémoret- elle. Aujourd’hui enseignante-chercheuse associée en droit prospectif, elle est également une fervente partisane de la défense de la langue alsacienne. « Grâce à ce bain linguistique dans ma petite enfance, je parle allemand couramment.

Grandir dans une triple culture : laotienne, française et alsacienne a été fondateur, car il n’y a jamais eu de conflit de loyauté. Il y a toujours deux autres regards qui mettent en perspective quelque chose qui peut bloquer dans une des appartenances », poursuit-elle, avant de filer s’installer dans « son » coin des Petites Cantines. Charlène s’installe face à elle, on les laisse converser. À l’accueil, Chantal et Laura remplissent le planning : l’heure tourne. Après quelques minutes de « rab », Laura va gentiment leur signaler que la lecture doit prendre fin. « Je me suis laissée surprendre par son récit, c’était très enrichissant, souffle Charlène en ressortant. Il y a une forme d’intimité qui s’est installée avec une parfaite inconnue, qui me permet d’ouvrir d’autres perspectives dans ma compréhension du monde. »

Après ce baptême du feu réussi, l’association Stamtisch souhaite organiser d’autres bibliothèques vivantes, ouvertes au grand public ou dans un cadre scolaire. Vivement les prochains tomes !