Deedar, l’épopée du lion

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Photos : Nicolas Roses – François Dupont-Olivet

C’est ce très beau livre qui nous narre dans le détail l’impossible périple de ce jeune Afghan (âgé alors de quinze ans), parti du Pakistan où il était réfugié pour rejoindre un oncle établi à Saint-Omer, dans le nord de la France. Magnifiquement illustré par Maxime Garcia, ce livre a été rédigé par Claire Audhuy qui dialogue ici avec Deedar, venu à Strasbourg pour raconter son aventure et… recevoir son baptême républicain.

«Je suis arrivé en France le 12 janvier 2021 » raconte d’emblée Deedar, avec un franc sourire. De fait, lui seul peut mesurer cette échelle du temps avec toute la pertinence qui convient. Âgé aujourd’hui de vingt ans, le jeune Afghan n’a rien oublié de ce jour, cinq ans plus tôt, où il a quitté sa famille pour entreprendre l’impossible et périlleuse traversée de deux continents que Ce chemin qui n’a pas de nom (Éd. Rodéo d’âme), sous la plume de Claire Audhuy avec les illustrations talentueuses de Maxime Garcia, raconte si bien.

« CE SONT DE VRAIS AMIS… »

En trois ans, Deedar a appris le français et il se débrouille formidablement dans notre langue : « Je me sens bien en France » poursuit-il, « dès mon arrivée, j’ai été accompagné par France Terre d’asile (une association de solidarité qui soutient les demandeurs d’asile et la défense du droit d’asile en France – ndlr). Quand j’ai atteint l’âge de dix-huit ans, j’ai trouvé un travail, j’ai donc pu avoir mon appartement, je paye mon loyer. Je n’ai pas encore payé d’impôts, mais c’est pour bientôt. Et je me suis fait des amis… » sourit-il.
« Il faut que tu racontes tout ce qui se passe autour du Rialto… » lui suggère Claire Audhuy qui est à ses côtés. « C’est le restaurant où je travaille » embraye Deedar. « Il y a une belle équipe, tout autour de moi, et avec Olivier, le patron, ils sont adorables avec moi. Ce sont plus que des collègues, ce sont de vrais amis. »
Claire confirme : « Olivier a organisé le déménagement de Deedar, il lui a trouvé un nouvel appartement. Ensemble, début février, nous avons organisé la sortie du livre à Saint-Omer, c’était un mercredi, car ce jour est celui de la fermeture hebdomadaire du restaurant. Une surprise avait été organisée par tous ses collègues : après la présentation du livre à la librairie, nous étions censés nous séparer et partir pour Strasbourg le lendemain. Mais une belle fête attendait finalement Deedar au Rialto. Tout ça pour dire que c’est une belle communauté qui veille sur Deedar à Saint-Omer… »
« Je suis pourtant arrivé sans expérience le jour où j’ai rencontré Olivier » reprend Deedar. « Je lui ai juste montré quelques petites vidéos de préparation de cuisine que j’avais réalisées. Donnez-moi une petite chance, je suis prêt à travailler deux ou trois jours gratuitement. Mais lui a refusé : non, je te paie et on va voir… J’ai commencé le soir même et tout s’est bien passé, y compris avec mes collègues de la cuisine. Deux jours plus tard, j’étais embauché et deux mois plus tard, j’avais un contrat en CDI. »
« Olivier est un Juste » intervient Claire. « Plusieurs fois, il a réitéré sa confiance en Deedar et il l’a aidé : il s’est occupé de lui le jour où il est tombé malade. Idem le jour où Deedar a fait une mauvaise chute. Olivier et son épouse sont toujours là, ils veillent sur lui… »

MATURITÉ ET HUMILITÉ

Déjà lors de l’interview la veille à la librairie Kléber, nous avions été surpris par la maturité tranquille que dégage le jeune Afghan. Sans doute son ébouriffant périple y est-il pour beaucoup, mais Deedar affirme sans sourciller que « l’âge n’apporte pas forcément la maturité, ce sont les responsabilités qui te rendent mature. J’ai quitté ma famille parce que je me sentais responsable d’eux, ils comptent sur moi là-bas. Et tout ce que j’ai surmonté, je l’ai surmonté pour eux. En France, je connais des gens qui ont largement plus de vingt ans et qui vivent encore chez leurs parents. Certains ne réalisent pas grand-chose de positif dans leur vie. Quand j’étais au Pakistan, même si j’étais bien jeune, j’ai senti naître ce sentiment de responsabilité, il m’a comme envahi… »
« Il est mature, certes, mais il est humble, aussi… » dit Claire. Et Deedar de se souvenir à voix haute qu’il n’aurait jamais imaginé un tel accueil en marchant sur son si long chemin, et encore moins qu’une auteure écrirait un livre sur son histoire et qu’il le présenterait en librairie, sans parler qu’il lui faudrait alors répondre aux questions des journalistes.
En rentrant en vélo de la librairie Kléber vers Schiltigheim, plusieurs personnes l’ont salué et il s’est marré : « Mais tout Strasbourg me connait… Il y a trois ans, je n’étais rien et là, j’ai tout : un métier, des amis, j’ai retrouvé une famille et j’ai des projets… » dit Deedar.
« La sortie du livre et tout ce qui suit, reprend Claire, c’est comme de la pommade qui l’aide à surmonter tout ce qu’il a dû endurer pour se retrouver là. Les cauchemars, les horreurs, la mort, il les a côtoyés de près et nous n’y pouvons rien. En revanche, c’est maintenant que nous pouvons l’aider. Je me souviens de sa réflexion d’il y a peine quelques jours : nous réfléchissions ensemble sur le fait que nous avancions ensemble sur le même chemin alors qu’on est quand même assez différents. Il est drôle, lui, il m’a dit : c’est la connexion des coeurs ! »
Bien sûr, Deedar opine à cette évocation : « Claire, c’est désormais ma marraine puisque je viens de vivre mon baptême républicain (rires). Claire et sa famille sont pour moi comme un cadeau de Dieu. Moi, je ne suis pas grand-chose sur cette terre, mais Claire m’a tendu la main et ça m’a élevé, j’ai grandi, je n’ai pas encore assez de mots en français pour dire tout ce que j’ai appris et tout ce que je suis devenu grâce à elle. Ma famille, au Pakistan, sait tout ce que je lui dois et est remplie de gratitude pour elle… À un moment, il y a trois ans, elle et son compagnon m’ont même proposé de venir vivre avec eux à Strasbourg pour pouvoir faire mes études. Comme si j’étais leur fils. Que veux-tu que je souhaite de plus ? »

« ICI, PERSONNE NE VA LE TRAQUER… »

Et la conversation s’est poursuivie longtemps dans le cocon du bar du Boma où nous nous étions donnés rendez-vous, Claire racontant avec enthousiasme avoir emmené son filleul… au Musée du Louvre, et Deedar commentant les yeux encore brillants : « Tu te rends compte, c’était le premier musée de ma vie ! On a parcouru les collections grecques, celles des arts coraniques, celles d’Égypte. Je ne savais pas que quelque chose d’aussi beau existait, j’ai fait plein de photos… » Puis plus tard, cette réflexion de Claire, comme pour rappeler le chemin parcouru par son protégé : « À Strasbourg, Deedar aime bien quand on rentre le soir et que la nuit vient de tomber : pour lui, ça reste encore très surprenant de voir que tout le monde se promène alors dans la quiétude. Il demande souvent qu’on fasse une fois de plus le tour du pâté de maisons, juste pour me dire : “Regarde ces enfants, ils n’ont pas peur la nuit, ils jouent…” » Deedar confirme : « Au Pakistan ou en Afghanistan, quand la nuit est tombée, c’est fini, plus personne ne sort. » Et Claire de raconter une dernière anecdote : « Je l’ai emmené en Allemagne. Sur le pont de Kehl, je lui ai dit qu’on était en train de franchir la frontière. Là, ses yeux se sont levés vers le ciel, il était en train de chercher les hélicoptères de la police, il guettait aussi sur la berge d’en face les militaires qui allaient le contrôler. “Ce n’est pas une frontière, il n’y a rien, je connais les frontières” disait-il. J’ai insisté : “Mais si, c’est une frontière en Europe”. D’un seul coup, il venait de découvrir qu’ici, personne n’allait le traquer… Il apprend, il ne cesse d’apprendre, et toujours, il partage avec ses parents, en direct via son smartphone… »

Et cette dernière confidence de Claire : « Lui et moi, on s’est déjà dit qu’il va bien falloir un jour que nous allions ensemble au Pakistan… » En silence, Deedar opine de la tête. Et le Lion laisse échapper un immense sourire…

CE CHEMIN QUI N’A PAS DE NOM

Le livre est d’abord un bel objet, avec sa couverture où l’ocre éclate généreusement. Près de 200 pages pour un itinéraire de 17 000 km et 18 mois. Le Pakistan, l’Afghanistan, l’Iran, la Turquie, la Grèce, la Macédoine, la Serbie… Puis, caché et blotti sous le plancher d’un camion, dans une petite caisse de rangement de palettes de bois au ras du bitume, la Roumanie, la Hongrie, l’Autriche et, enfin, enfin ! l’Allemagne. La fin du voyage se fera dans le confort d’un train entre Francfort et Paris où, encore craintif, le Lion s’emparera d’un magazine gratuit qui traîne sur un siège. Il ne cessera de le lire ostensiblement jusqu’à la gare de l’Est : « Ça pose tout de suite un certain respect, quelqu’un qui lit en allemand ! »

Ce livre, dont le texte est rehaussé par les magnifiques illustrations de Maxime Garcia, il faudrait vraiment que vous le lisiez… Dans les savanes africaines, on dit que le lion échoue huit fois sur dix quand il traque pour se nourrir. Mais on sait aussi qu’il n’abandonne jamais. Jamais… Deedar Sahak, ce « petit frère courageux et si beau dans son amour des autres » comme l’écrit si joliment Claire Audhuy, est ce Lion qui nous raconte son épopée…