Dire le « non su » : Françoise Schöller filme Karim, à notre insu

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 Article paru dans ORNORME n°43, SPLENDEURS –

« Aujourd’hui, j’ai moins peur », confie Rita Tataï dans le beau désordre de son Atelier de la Colombe rue du Faubourg- de-Pierre. « Comme tout parent d’enfant en situation de handicap, j’étais hantée par la question de savoir ce que deviendrait Karim quand je ne serais plus là. Désormais, je sais qu’il peut vivre loin de moi… »

Ce miracle, elle le doit à Karim, à notre insu, film documentaire signé par Françoise Schöller, une autre Strasbourgeoise.
Longtemps journaliste « Europe » à France Télévision, un temps présidente du Club de la Presse, Françoise a cofondé la Société 2 Caps Production fin 2014 pour devenir auteure-réalisatrice freelance au printemps 2020. Elle voulait « ne plus seulement raconter une histoire », mais « faire des choses qui aient du sens », « être dans le journalisme d’action ».

Elle a rencontré Rita et son fils après avoir lu Moi Karim, je suis photographe, un ouvrage paru aux éditions strasbourgeoises Un bout de chemin, dirigées par Angelita Martins.Un texte de Rita y accompagne un choix de photos prises par Karim au gré de ses promenades dans la ville. S’y raconte leur vie menée ensemble, le verdict « handicapé mental » très tôt tombé, le diagnostic d’autisme posé à l’âge de 23 ans et la décision de sortir Karim des systèmes institutionnels tout simplement parce qu’il n’en pouvait plus.

« Je me suis demandé ce que je pouvais faire pour eux, raconte Françoise et, en discutant avec Rita, j’ai compris que Karim avait besoin de rencontrer des jeunes de son âge ». Elle en parle à ses fils et à certains de leurs amis tout en mûrissant le projet de faire un film non pas sur Karim et l’autisme, mais avec Karim et l’autisme.

« Accueillir l’insu »

Et tout à coup, les planètes s’alignent. L’un des jeunes, Arnaud, rencontre Rita et Karim, se lie avec celui-ci, l’emmène dans son atelier de réparation de vélos ou en balades… autant de moments

simples qui bâtissent une belle amitié. En juillet 2020, juste avant de partir pour la Normandie où il devait participer avec une bande de potes à la réalisation d’un long métrage de fiction, Arnaud n’a pu se résoudre « à abandonner Karim pendant six semaines alors qu’il commençait à sortir de sa forteresse ». Il l’a donc emmené et Françoise a suivi sans budget ni production, forte d’une seule certitude : « il fallait y aller », capter ce qui se pas- serait avec Karim embarqué loin de sa mère dans une communauté de jeunes garçons et filles de son âge, ne rien imposer, accepter de lâcher prise et filmer avec délicatesse les interactions qui naîtraient. « Ce qui devra nous guider, a-t-elle écrit dans son dossier d’intentions, c’est cette définition que donne Fernand Deligny de ceux qu’on nomme éducateurs avec les enfants ou les adultes autistes : “être des créateurs de circonstances, prêts à accueillir l’insu d’où naissent de nouvelles configurations” ».

Accueilli à part entière et sans a priori par la bande d’artistes et acteurs indépendants de La Garande entre Saint-Lô et Coutances, Karim trouve sa place non seulement dans la maison commune, mais aussi dans le film politico-poético-humoristique réalisé par Paul Gaillard, comédien diplômé du TNS, comme plusieurs autres membres de l’équipe.

Karim y joue le rôle de l’« inspecteur Gilbert » et il a été traité exactement comme tous les autres acteurs.
« C’était hors de question que je m’adapte à lui, raconte Paul, j’avais trop de trucs à faire, je me suis pris la tête avec lui comme je le fais avec d’autres personnes. »

Karim (à gauche) et Arnaud, photo tirée du film / © Alban Hefti – Keren Productions

« Elle en parle à ses fils et à certains de leurs amis tout en mûrissant le projet de faire un film non pas sur Karim et l’autisme, mais avec Karim et l’autisme. »

La puissance de la non-discrimination

Soutenu par les Régions Grand Est et Normandie ainsi que par l’Eurométro- pole de Strasbourg, le documentaire de Françoise est très justement titré Karim, à notre insu.

Il dit le « non su » et révèle un être humain au contact d’autres êtres humains, stimulé par une intégration sans réserve et un projet partagé.

Chaque membre de la bande a sa façon à lui d’être au monde, chacun doit s’adapter aux autres et a besoin qu’autrui s’adapte à lui, Karim compris. Point barre.

C’est tout cela qui a convaincu le producteur Samuel Moutel (Keren Production) de rejoindre ce qu’il qualifie d’« aventure humaine au parcours étonnant ».

Et puis, ajoute-t-il, « le juste milieu trouvé par Françoise m’a convaincu d’y aller. Pour filmer quelqu’un comme Karim, il fallait gagner sa confiance et celle de sa famille, sans oublier qu’il s’agissait de faire un film. Françoise a trouvé la bonne distance et cela n’allait pas de soi, Karim a une telle puissance, un tel potentiel d’émotions. »

Dans le film comme dans la vie quotidienne à La Garande, Karim a trouvé sa place d’égal à égal avec ses nouveaux compagnons. Toutes et tous s’expriment dans le film, face caméra. Avec leurs mots, ils disent la vie sans mode d’emploi. Ils ne veulent rien démontrer, mais ils nous prouvent une chose essentielle : la puissance de la non-discrimination.

© Alban Hefti – Keren Productions
Françoise Scholler et Rita Tatai

Un film qui change la donne …

La sortie de Karim, à notre insu est prévue au printemps prochain sur France 3 Grand Est avec plusieurs avant-premières en Normandie et à Strasbourg. Il faudra en être, car ce film lumineux fait un bien fou. Karim, lui, retourne régulièrement chez Paul et Hélène à La Garande en Normandie. Avec Thomas, le fils de Françoise, avec Arnaud ou avec un autre de ses nouveaux amis. Il progresse, se réjouit Rita, il intègre progressivement les jours de la semaine, acquiert un vocabulaire plus précis qui lui permet de mieux canaliser ses émotions, tient des conversations téléphoniques de plus en plus structurées, s’intéresse aux autres et pas qu’à lui-même, raconte ce qu’il a fait et surtout ce qu’il va faire, ce qui est essentiel pour quelqu’un qui ne parvenait pas à se projeter dans l’avenir.

Signe qui ne trompe pas, avec Thomas, Karim a été témoin au mariage d’Arnaud et Hasna en août dernier, juste après la première projection du film de fiction. « Je rêvais qu’il ait deux ou trois copains, dit sa mère, et voilà qu’il en a une flopée ! » Ses espoirs ont été comblés et Françoise a gagné son pari : réaliser un film juste et qui change la donne…

 

Le film sera présenté en avant-première au Cinéma Odyssé le 31 janvier à 18H30, et diffusé sur France 3 Grand Est, le 17 février prochain.