« D’un coup, nous vivions dans deux mondes différents…» I Dossier Complotisme

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Nous avions rendez-vous avec Stéphane* dans un restaurant de Kehl, juste avant la fermeture administrative décidée par le Land du Bade-Wurtemberg le 11 janvier dernier. Ce jeune cinquantenaire est cadre commercial pour le compte d’une société qui l’emploie des deux côtés du Rhin. Il nous raconte ici la lente dérive de sa compagne vers les territoires sombres du complotisme et le combat qu’il a alors mené « avec les moyens du bord » pour sauver son couple, sans être aujourd’hui très sûr d’y être totalement parvenu. Un témoignage glaçant, le récit de faits qui peuvent tous nous concerner brutalement et à n’importe quel moment…

On ne peut pas mesurer, à l’évidence, le courage qu’il faut pour prendre la décision d’affronter les questions (forcément trop intrusives) d’un journaliste sur des événements qui mettent en jeu l’intimité d’une vie de couple au plus profond. Alors, même rassuré par de nombreuses conversations téléphoniques durant lesquelles nous n’avons pas cessé de lui garantir l’anonymat qu’il exigeait, Stéphane a eu besoin de très longues minutes pour parvenir à raconter l’engrenage dans lequel son couple a bien failli imploser en vol durant les derniers mois de 2020. Mais peu à peu, les mots sont devenus plus assurés, les circonstances se sont précisées et il a fini par se raconter avec, en toile de fond, l’espérance que son « témoignage puisse servir à quelques personnes qui le liront » et qui seraient elles aussi engagées dans ce combat qui ne laisse aucun répit. Entretien.

Le complotisme a fait une entrée fracassante dans votre vie personnelle et de façon finalement assez récente. Quel a été le processus ?

« Oui, cela s’est passé dans la sphère privée, dans mon couple. Je partageais une vie commune avec ma compagne depuis une vingtaine d’années. Nous sommes dans la même fourchette d’âge, elle a longtemps été enseignante et n’exerce plus depuis quelques années. 

Cela s’est manifesté au début de l’automne dernier l’an passé. Et cela s’est concentré essentiellement au départ à l’approche des élections américaines Trump/Biden. Depuis longtemps, elle avait une sympathie avouée pour Trump mais c’était resté comme une plaisanterie entre nous deux : j’étais bien sûr très éloigné de son opinion et je lui disais souvent que pour moi, Trump c’était Depardieu à l’Élysée : la grande gueule, le mec qui s’impose par son physique… Mais elle avait un réel penchant pour ses égarements et ses débordements. Son analyse n’était absolument pas politique, c’était le personnage qu’elle appréciait. Ça restait bon enfant. Et puis là-dessus se sont profilées les élections, on devait être courant septembre ou tout début octobre… Je me dois de préciser qu’auparavant, je n’ai jamais décelé le moindre signe avant-coureur. Au printemps, au début de la pandémie, elle a été une des premières à se procurer les masques, par exemple. Parallèlement, à la même époque, elle a commencé à rechercher plein d’informations sur internet à propos de la Chine et de ce qui s’y passait à propos du virus. Elle ne cherchait pas ses informations sur les principaux médias mainstream, c’était tous azimuts. Très vite, elle a commencé à évoquer le fait que les chiffres diffusés par la presse étaient falsifiés et que c’était le fait du gouvernement chinois…

Elle n’avait pas forcément tort, sur ce sujet…

Tout à fait. Mais elle avait aussi déniché des images en dehors des sites traditionnels, des images qui montraient des charniers à ciel ouvert et qui révélaient l’ampleur de la pandémie. En ce qui me concerne, je savais que ces images n’étaient pas sourcées et qu’elles étaient pour le moins sujettes à caution. Je ne m’en suis pas vraiment ouvert à elle à ce moment-là. Là-dessus survient le premier confinement, le 12 mars 2020. Et elle s’est alors mise à consacrer énormément de temps à ses recherches sur internet. C’est un trait fondamental de son caractère, elle se passionne à fond pour ce qu’elle entreprend, et elle va toujours au fond des choses. Peu à peu, je l’ai entendue affirmer que les médias principaux menaient une politique de désinformation, que le professeur Raoult avait raison et que l’hydroxychloroquine pouvait guérir de la Covid. Aujourd’hui, je pense qu’elle était déjà allée très loin vers ce genre de théories et qu’elle ne me distillait le fruit de ses recherches qu’à petit feu. Plus tard, vers la fin de l’été, je pense que c’est là qu’elle a commencé à s’imprégner profondément de ce qu’elle lisait sur des sites d’information très douteux, d’autant que ça a correspondu aux premiers frémissements de la dernière ligne droite de campagne américaine…

Durant tous ces mois, est-ce que vous aviez des discussions tous les deux ? Comment se passaient-elles ?

Personnellement, j’étais constamment dans le réel puisque j’étais tous les jours sur le terrain pour mon boulot et je rencontrais des gens touchés par la maladie, directement ou indirectement. Je lui parlais de ces rencontres et de tous ces gens. Et elle, de son côté, elle commençait déjà à minimiser le nombre de cas réel. Il n’y avait cependant pas de réels conflits là-dessus mais sincèrement, nous n’étions déjà plus sur la même longueur d’onde, en quelque sorte, on divergeait doucement… J’ai remarqué qu’elle doutait encore plus des médias traditionnels, s’orientant résolument vers des sources d’informations venues du net. Mais c’est à quelques semaines des élections américaines que tout s’est cristallisé. La sympathie qu’elle éprouvait pour Trump s’est assez brutalement transformée en une véritable fascination et là, j’ai commencé à réaliser qu’il se passait quelque chose de vraiment anormal. Et très soudainement, lors d’un énième échange entre nous qui ressemblait déjà à tant d’autres auparavant, elle a brutalement déversé les thèses QAnon. J’en ai été extrêmement surpris. C’est comme si elle se retenait depuis très longtemps et que, d’un coup, la digue cédait. Pour être très sincère, je ne savais même pas à cet instant que QAnon existait. J’ai compris ce qui se passait après avoir fait moi-même quelques recherches. Elle était persuadée que Biden était ce pédophile sataniste abondamment décrit dans les publications de QAnon. On était soudain très loin des analyses politiques sur le cas de Trump, un sujet que nous avions souvent abordé ensemble auparavant et sur lequel j’attirais volontiers son attention sur ses propres contradictions : sincèrement, quand on voyait et entendait ses partisans, on ne pouvait que les comparer au pire des Gilets jaunes chez nous. Et elle, en bonne bourgeoise qu’elle est psychologiquement et financièrement, elle les détestait ces Gilets jaunes… Mais soudain tout cela a été balayé. À ce moment-là, il n’y avait plus de place pour les arguments rationnels, elle s’est mise à m’opposer violemment toute la rhétorique et l’agrégat QAnon : l’entourage pédo-satanique de Biden, les relations profondes entre Clinton, Obama et Jeffrey Epstein (ce milliardaire américain sex-addict qui s’est suicidé en prison en 2019 à la veille de comparaitre dans son procès pour trafic de mineurs -ndlr), Epstein qui selon elle ne se serait nullement suicidé dans sa cellule mais aurait été « éliminé » pour ne pas qu’il parle. Bref, si sur le sujet de Trump on en était resté jusqu’alors sur le ton de la plaisanterie ou de la taquinerie, là, à cran, elle ne plaisantait plus du tout et se révélait d’un coup très véhémente. Soudain, j’entendais des choses comme : « Oui, mais toi tu es trop péremptoire, tu ne jures que par ce que te racontent les médias officiels. Si tu te renseignais mieux sur le sujet… » Sous-entendu, moi j’ai exploré tout ça et je sais mieux que toi. D’un coup, nous vivions dans deux mondes différents…

On touche là au cœur du comportement des complotistes. Ils se vivent comme appartenant à une frange supérieure de la société, celle de ceux qui savent…

C’est exactement ça. On peut dire qu’elle avait beaucoup bossé : si elle avait déployé le même sérieux et la même énergie sur des supports crédibles, elle serait devenue une experte sur ces sujets. Mais non, elle est partie sur cette voie-là. Et elle a été happée… Quoiqu’on en dise, le système complotiste est très bien foutu mais pour moi, c’est purement et simplement une mécanique sectaire qui est très bien huilée pour amener la personne sous influence vers un objectif bien précis. Et ce système est très bien verrouillé. Elle s’est investie à fond là-dedans, en recueillant toutes sortes d’informations et en les relayant sans discernement. Dans la journée, elle pouvait mettre en ligne une trentaine de publications, toutes plus délirantes les unes que les autres, elle en était à ce point… Quelquefois, je contestais sur internet l’un ou l’autre de ses posts et immédiatement je me prenais une volée de bois vert par toutes sortes de gens qui, comme elle, étaient favorables à ces thèses, parmi lesquels il y avait nombre d’antisémites et de négationnistes. Combien de fois j’ai lu : oui, mais toi, tu es un mouton comme tous les autres, tu ne te donnes pas les moyens de t’informer ailleurs, vous êtes tous manipulés, quand on se renseigne un peu on se rend compte qu’on ne vit pas dans le monde où on pense vivre et j’en passe… Au final, quand tu lis sous la plume de ces gens que les attentats du 11 septembre 2001 à New-York était en fait une gigantesque manipulation de la CIA, alors là, tu cesses toute conversation et tu coupes tout…

Donc, tout ça est allé crescendo jusqu’à l’élection. Comment votre compagne a-t-elle réagi à la défaite de Trump ?

Comme tous les complotistes. Les dés étaient pipés dès le début, c’était couru d’avance, l’élection a été truquée. Et quand je lui disais que les propres juges que Trump avait lui-même nommés n’ont accordé aucun crédit à ce qu’il alléguait, elle repoussait l’argument d’un revers de main. Rien n’y a fait…

Dans quel état s’est retrouvé alors votre couple ?

Pour moi un couple c’est une entente aussi bien physique qu’intellectuelle. Alors, dans ces conditions, les relations ont fini par se distendre considérablement. Je ne pouvais plus partager quoi que ce soit avec une personne qui était si loin de la réalité des choses. De mon côté je me suis toujours efforcé de rester dans l’ironie distante vis-à-vis de tout ça et peut-être a-t-elle été excédée par le petit côté sarcastique qui a été le mien. Mais, vers la fin de l’année, elle n’a cessé d’exprimer de la colère et du mépris envers moi. Souvent, ses mots relevaient de l’insulte pure et simple. Tout ça devenait plus qu’obsédant, on en revenait sans cesse et sans cesse à ce sujet-là, à ce qui nous opposait si fondamentalement. Dans cette sphère du complotisme, on finit par tout amalgamer et on en arrive à parler du Deep State, l’État profond, tu nages dans l’uchronie la plus totale, on te raconte que les descendants des dynasties Rockfeller ou Rotschild continuent en secret à gouverner le monde, puis tu vois arriver Bill Gates avec son projet de dépopulation, les Gaffa, les chemtrails, les Big Pharma avec leur volonté d’une vaccination mondiale avec les puces de traçage 5G incorporées dans les vaccins. Sur ce dernier point, je n’ai pu m’empêcher de vraiment me moquer d’elle tant c’était énorme. Il y avait alors chez elle comme une espèce de fascination, un peu comme un ado qui regarde Matrix, ce film extrêmement bien foutu en termes de scénario sauf que c’est de la science-fiction, c’est tout sauf la réalité. C’est exactement la même chose pour les scénarios complotistes, tout part d’un fait réel puis on bascule dans la fiction la plus totale et c’est également très bien foutu aussi. J’ai fini par comparer ça à du tuning d’informations. Comme ceux qui métamorphosent leur bagnole, les complotistes partent d’un fait réel, ils l’hypertrophient à outrance et ça devient une vérité pour leurs adeptes et c’est très difficile à déconstruire. Bon, c’en était trop. Vers la fin novembre dernier, on a fini par se séparer…

Avec le temps qui passe, quelle est votre analyse sur ce qui s’est passé, sur la violence de ce phénomène qui vous a séparé et sur les raisons qui lui ont fait prendre tant d’importance ? 

Il y d’abord entre nous une grande différence de tempérament : elle est quelqu’un de plutôt angoissée alors que moi, je prends les choses comme elles viennent, je ne me fais pas de films. Une autre différence très importante, moi, je travaille et elle non. Donc, au cœur de son oisiveté, elle était H24 préoccupée par ce phénomène de complotisme, elle rebondissait sans cesse d’info en info. Ce trop-plein de recherches était sans doute provoqué par son tempérament angoissé. Les gens comme elles ont besoin d’être rassurés, ils ont besoin de trouver un cadre, des explications… Et les complotistes savent très bien jouer là-dessus, ils prétendent apporter des réponses. Chez eux, tout est borné, planifié, on sait d’où tout provient et on sait où on nous emmène. C’est cadré… Dans ces conditions, les raisonnements logiques qu’on peut opposer à ceux qui sont sous cette domination ne pèsent pas bien lourd. En me documentant, j’ai fini par comprendre qu’en fait, il ne faut absolument pas aborder frontalement les complotistes mais au contraire, adopter leur point de vue pour leur montrer qu’on s’intéresse à eux et puis, peu à peu, les amener au pied du mur et les pousser un peu dans leurs retranchements pour les amener d’eux-mêmes à se questionner sur l’irrationalité de ce qu’ils croient… Mais j’ai conscience que c’est un processus très long, qui peut prendre des années, comme je l’ai lu dans certains témoignages de gens qui ont réussi à se sortir de cette spirale infernale… »

Ainsi se terminait le témoignage de Stéphane au moment où nous l’avons recueilli vers la mi-janvier dernier. Depuis, le couple s’est reformé et a rentamé une fragile vie commune. Stéphane essaie tant bien que mal de continuer à appliquer ce qu’il explique ci-dessus. Il est optimiste : « J’ai remarqué qu’avec les belles journées de printemps que nous avons vu les semaines dernières, elle a repris contact avec des amies à elle, elle remet le nez dehors, elle se bouge… Ce retour à la vie réelle l’éloigne d’internet où elle continue malgré tout à publier. Je tente de renouer avec elle car j’ai considéré que c’étaient des étrangers qui nous avaient séparés et qu’il n’y avait aucune raison que je laisse ces gens virtuels détruire notre histoire. Cependant, même si on ne discute plus de tout ça, ou alors très peu, je n’ai pas lâché l’affaire pour autant… Je continue à m’y prendre de la manière que j’expliquais auparavant. Et j’espère que tout ça s’atténuera et s’éteindra avec le temps. » 

* Le prénom a été changé, notre interlocuteur ayant exigé l’anonymat.

 

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