Être femme dans le vignoble I Nouvelles vagues

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Née au Québec, sommelière de formation, notamment passée par le Relais et Châteaux La Cheneaudière à Colroy-la-Roche, Jessica Ouellet travaille depuis quelques années maintenant avec son compagnon Pierre Wach au domaine familial à Andlau. Elle livre dans cet article son regard sur le rôle et la place de la femme dans le vignoble.

À l’heure du tous·te·s, le vin brouille les frontières du genre, sous l’oeil d’une génération qui a vu les femmes davantage porter le poids des tâches ménagères que celui d’une pioche. Dans une interview publiée en février dernier sur le site du Figaro Madame, Caroline Guiela Nguyen, la directrice du Théâtre national de Strasbourg, rapportait : « Je suis la seule femme directrice d’un théâtre national, on me le fait beaucoup remarquer. » Le parallèle avec le monde du vin est facile à faire : dans les principaux métiers liés au monde vitivinicole – vigneronne, sommelière, caviste – certaines réflexions étroites d’esprit persistent, et ce malgré le renouveau remarqué depuis le début des années 2000. De sommelière à « conjointe de vigneron », je navigue dans le bien boire depuis une dizaine d’années.
Aléas climatiques, préoccupations environnementales, habitudes de consommation : le vigneron doit s’adapter aux évolutions du monde. C’est néanmoins l’une des rares professions qui entretient avec constance les rôles sociaux tels qu’ils ont été fixés et définis par les générations précédentes. Sur une exploitation, la femme jongle généralement avec l’administration, le commerce et les géraniums pendant que l’homme, lui, valse entre la nature, les vinifications et le tracteur. On emboîte sur des questions de famille, d’argent et d’orgueil entre deux coups de fourchette, dans un quotidien excessivement chargé. De la plantation à la commercialisation, une poignée de casquettes se superposent.

Au début de mon parcours professionnel, j’ai eu l’opportunité de visiter différentes régions viticoles françaises. Au fil des rencontres, j’ai croisé une poignée de femmes qui avaient épousé un homme et de surcroît, une profession. L’amour et une bague au doigt les avaient dirigées vers un métier qu’il fallait apprendre sur le tas. Elles s’étaient installées avec un brin d’invisibilité sous le regard d’une génération pour laquelle les affaires se transmettent de pères en fils, et où l’on cultive autant de non-dits que de raisin. La pièce rapportée attire rarement un lot de bienveillance à son égard. Entre deux coups de fourchette, l’orgueil, je vous disais.

De nombreuses de femmes reprennent aujourd’hui le domaine de leurs ancêtres, et attirent les yeux de leurs voisins au passage. Parce qu’une dame au volant d’un engin agricole, ça intrigue encore. Les sourcillements qui expriment une réflexion s’accrochent souvent aux visages fripés. C’est que la peur du changement existe. Dans l’inconscient collectif flotte toujours l’idée selon laquelle celui qui réalise le vin est un homme. Cette discordance fait encore un petit effet, et ce, bien que la condition féminine en milieu rural ait considérablement évolué. Liza Munsch, enseignante en viticulture- oenologie au lycée de Rouffach, accompagne la relève depuis bientôt dix ans. Elle constate qu’une parité se profile dans les études supérieures liées à la profession (BTS ou licence professionnelle).
Treizième génération de l’incontournable Maison Trimbach, Anne excelle à faire résonner le savoir-faire familial, dont les mythiques cuvées Frédéric Émile et Clos Sainte Hune. Véritable ambassadrice, elle est chargée – entre autres – du marché parisien, américain et scandinave. Consciente qu’elle travaille dans un monde marqué par la gent masculine, elle souligne que « ça a tout de même beaucoup évolué ».

LES CLICHÉS ONT LA VIE DURE

Elle remarque qu’aux quatre coins du monde, des femmes reprennent seules un domaine, ce qui n’était pas le cas à ses débuts, il y a 15 ans. Elle se rappelle qu’adolescente elle souhaitait travailler dans les vignes mais que certaines réflexions freinaient hélas son élan : « Les vignes, ce n’est pas une place pour les femmes », lui disait-on. Parce qu’a priori, être une femme rendrait plus fragile sous les intempéries. S’il existe bel et bien une pénibilité liée aux tâches physiques, telles que la plantation ou l’entretien des sols, ce labeur peut aujourd’hui être largement comblé par la technologie.
La sommelière colmarienne Caroline Furtoss évolue dans le milieu du vin depuis bientôt vingt ans. Collaboratrice de la réputée Revue des Vins de France, elle est aussi – et surtout – cofondatrice de la boutique de vins Sommelier Particulier, qui associe les services d’un caviste, les conseils personnalisés inhérents à la constitution d’une cave et l’animation d’évènements liés au bien boire. Ses expériences professionnelles lui ont permis de développer des amitiés fortes avec d’autres femmes du vin, dont plusieurs vigneronnes. Dégustatrice hors pair, elle est d’avis que la passion se ressent bien au-delà du corps qui a créé le vin. Bien que l’adage tende à changer, elle constate que celles qui découvrent un nouveau rôle de maman adaptent souvent leurs fonctions. Dans une famille qui exploite la vigne, la charge des enfants est le plus couramment portée par la femme. On l’a dit, l’administration, le commerce, les géraniums. Et les enfants, donc.

De gauche à droite Anne Trimbach, ambassadrice de la Maison Trimbach, et Caroline Furtoss, co-fondatrice de la boutique de vin Sommelier Particulier

Entre le Canada, la Nouvelle-Zélande et la France, j’ai eu l’opportunité de vivre différentes expériences professionnelles dans le secteur de la restauration. J’ai pu constater que les salles à manger de l’hexagone accueillaient une pluie de stéréotypes. Parmi eux, l’idée toute faite que les femmes – et leur palais douillet – n’ont d’yeux que pour les blancs sucrés. Le choix du vin est, quant à lui, le plus souvent l’apanage des hommes.

Les clichés ont la vie dure, mais ils sont couramment entretenus par leurs protagonistes qui, en définitive, n’ont pas envie d’apprendre ou craignent de se lancer en terrain inconnu. Des propos tels que « je n’y connais rien » ou « mon mari saura me dire si je vais aimer » résonnent encore et écorchent accessoirement mes oreilles. Du coup, un verre de gewurztraminer vendanges tardives, et hop, ce sera très bien.

ELLES S’UNISSENT…

Dans la même salle à manger, j’ai dû faire preuve de répartie devant d’autres commentaires : « J’aimerais plutôt voir le sommelier » ou « Vous êtes drôlement jeune, et vous êtes une femme… » Le sexisme ordinaire dans le monde du vin existe. Les propos ne sont pas forcément malveillants certes, mais toujours déplacés puisqu’ils nourrissent un complexe d’imposture.

Depuis quelques années, les associations et ouvrages et exclusivement féminins explosent. Des sommelières, cavistes, viticultrices, commerciales ou oenologues se sont regroupées en associations, en Alsace et partout en France. Selon leur leitmotiv, elles s’unissent pour sortir de l’isolement, dénoncer des situations sexistes ou mettre en lumière le profil de femmes qui ont apporté son brin d’élégance à la filière. Mais se revendiquer  femme dans un milieu d’hommes, et ainsi faire de son genre une singularité ne me semble pas être le chemin le plus doux vers la parité.

Vecteur de communication, le monde du vin transmet des valeurs fortes telles que le partage, le savoir-vivre, et le « vivre ensemble ». Les vertus féminines et masculines sont en réalité complémentaires à la filière et, à l’instar d’un couple, la communication est primordiale à la pérennité des métiers liés au jus de raisins fermenté.

En 2015, la poétesse américaine Nayyirah Waheed écrivait dans un post Instagram : All the women in me are tired (Toutes les femmes en moi sont fatiguées). Ces quelques mots parlent à ma pluralité : la sommelière, la femme de vigneron, l’entrepreneuse, la mère. Toutes ces « moi » sont fatiguées par le regard des autres. Ces humains et humaines qui refusent l’apparition de nouvelles vagues, aussi légitimes soient-elles.

©Caroline Paulus

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